Par Jean-Michel Demetz
L'Express (France) - En visite à Paris, Jean Charest évoque ses relations avec le chef du gouvernement canadien, sa vision d'un fédéralisme rénové, la place de la Belle Province sur la scène internationale, l'avenir de la francophonie... Et défend son bilan
Jean Charest a de la chance. La victoire, en février, aux élections générales canadiennes des conservateurs, conduits par un Stephen Harper désireux de rénover l'édifice de la fédération, a fait l'effet d'un ballon d'oxygène au Premier ministre québécois. Même s'il reste impopulaire (trop réformiste pour les uns, pas assez pour les autres...), Jean Charest voit sa formation, le Parti libéral québécois, reprendre l'avantage dans les sondages sur les intentions de vote au sein de la Belle Province. Merci Stephen! Car, d'une même génération, les deux Premiers ministres, le fédéral et le provincial, ont multiplié les signes qui laissent entendre qu'ils sont résolus à avancer de concert et à pas mesurés, afin de satisfaire les revendications identitaires, quoique souvent confusément exprimées, d'une majorité de Québécois. La négociation et le compromis, plutôt que l'affrontement. C'est la voie que veulent emprunter Stephen Harper et Jean Charest pour ancrer davantage le Québec dans la fédération canadienne. Et évacuer le spectre de la sécession d'un Québec tenté par l'indépendance. Quitte, pour ce faire, comme le confirme Jean Charest dans cet entretien accordé à L'Express lors de sa visite à Paris, à ce que ce fédéraliste - fidèle, il est vrai, en cela, à une tradition d'un pan du libéralisme québécois, naguère incarné par Robert Bourassa - pille sans vergogne le vocabulaire (nation, souveraineté, etc.) et la thématique (plus de responsabilités pour résister au tsunami de la mondialisation, etc.) du souverainisme québécois.
Pourquoi un conservateur comme le nouveau Premier ministre canadien, Stephen Harper, apparaît-il plus flexible que ses prédécesseurs libéraux quand il s'agit d'envisager l'aménagement de la fédération canadienne?
Les conservateurs canadiens ont une vision du fédéralisme plus enracinée dans le respect du partage des compétences et de l'autonomie des gouvernements provinciaux. C'est un de leurs traits de caractère. Les libéraux fédéraux sont, eux, plus portés au centralisme.
Pourquoi alors ne rejoignez-vous pas les conservateurs?
Parce que la politique québécoise s'est polarisée autour de deux formations, le Parti libéral québécois, lequel regroupe des fédéralistes de droite et de gauche, qui ne sont, par ailleurs, pas toujours d'accord avec les libéraux d'Ottawa, et le Parti québécois, souverainiste. C'est ainsi qu'un chef progressiste conservateur fédéral peut devenir chef du Parti libéral québécois.
Comment vous entendez-vous avec Stephen Harper?
Nous nous sommes rencontrés cinq fois depuis son élection, trois fois au Québec, une fois dans le Manitoba, une autre au 24 Sussex Drive [NDLR: résidence officielle du Premier ministre canadien, à Ottawa]. On ne se connaissait pas personnellement. Au fil des ans, nous nous étions seulement croisés. Mais, aujourd'hui, il y a une bonne chimie entre nous deux. La relation est bonne.
Qu'attendez-vous de lui?
Stephen Harper a défini sa vision du fédéralisme lors d'un discours tenu pendant la campagne électorale à Québec, le 19 décembre 2005. Il s'est fixé deux objectifs. D'abord, remédier au déséquilibre fiscal apparu progressivement ces dix dernières années. Il s'agit de parvenir à un nouveau partage des recettes fiscales, afin de permettre aux provinces de mieux assurer les services dont nous sommes responsables. L'autre enjeu était notre représentation permanente à l'Unesco. Sur ce point, Harper a bougé. Les négociations ont été intensives et nous avons abouti à une entente historique. Pour la première fois, le gouvernement fédéral reconnaît explicitement, dans une entente, la personnalité internationale du Québec, sa spécificité et son rôle particulier sur la scène mondiale. La même entente reprend le concept de fédéralisme asymétrique. C'est-à-dire un fédéralisme qui reconnaît les besoins spécifiques du Québec et permet au système fédéral d'être impliqué autrement dans sa relation avec lui. C'est accepter notre différence, la personnalité politique singulière du Québec, et confirmer que notre statut politique n'est pas le même que celui des autres provinces. C'est nouveau. L'entente de septembre 2004 sur la santé, conclue entre le gouvernement fédéral et les provinces, avait déjà été différente pour le Québec, de même que celle qui a été réalisée sur les services de garde d'enfants. Cette pratique fédérale est désormais consacrée par trois ententes et deux gouvernements, l'un libéral et l'autre conservateur. A nos yeux, le concept de fédéralisme asymétrique s'en trouve consolidé.
Vues de l'extérieur, vos différences avec les souverainistes paraissent se réduire, alors que la scène intérieure québécoise se complaît toujours dans une dramatisation du débat politique...
Il y a des consensus. Mais les souverainistes n'abandonnent pas leur idée d'un pays indépendant séparé du reste du Canada. Nous, les fédéralistes, sommes attachés au respect des compétences de chaque niveau. Dans une fédération, un niveau de gouvernement n'est pas subordonné à un autre niveau. Nous sommes chacun souverains dans notre domaine de compétence: c'est le vrai sens du fédéralisme. Et, sur la défense de notre identité, nous, fédéralistes, sommes aussi agressifs que les souverainistes peuvent l'être. Sur la scène internationale, nous vivons aujourd'hui une période d'affirmation très forte du Québec. Nous l'avons prouvé dans les relations intergouvernementales en affirmant le fédéralisme asymétrique, en obtenant d'être représentés à l'Unesco, en créant un Conseil de la fédération...
Le Conseil était votre idée, mais on ne sait pas très bien à quoi il sert...
Essentiellement, il permet une plus grande concertation entre provinces et territoires sur des intérêts communs. C'est nouveau, mais, dans l'entente sur la santé, en 2004, même des dirigeants souverainistes comme Jacques Parizeau et Gilles Duceppe ont reconnu les gains que nous avions réalisés grâce au Conseil.
A quoi cela sert-il d'avoir une diplomatie québécoise alors que les grandes lignes de cette politique internationale ne diffèrent pas de celles du Canada, qui, lui aussi, défend la francophonie?
C'est vrai. Sauf que nous devons parler pour le Québec: le gouvernement québécois participe aux institutions de la francophonie. Le gouvernement canadien ne peut pas parler pour le Québec dans les domaines de compétence de celui-ci, qu'il s'agisse de la santé, de l'éducation, de la culture, de la langue. Nous nous complétons l'un l'autre. C'est intéressant que vous releviez que notre politique pourrait être celle du gouvernement fédéral, car nous l'avons précédé et nous lui avons donné matière à inspiration. C'est bien la preuve du haut degré de maturité de l'Etat québécois: sur le plan international, nous ne sommes pas subalternes à l'Etat fédéral. Nous menons nos affaires sans inhibition et nous ne voyons pas beaucoup de limites à nos actions.
Qu'allez-vous demander à Stephen Harper?
La question du déséquilibre fiscal va être l'objet de négociations serrées dans la prochaine année. Le Premier ministre fédéral s'est engagé à régler la question pour le budget 2007. Il est vrai que, sur ce point, les provinces ont des intérêts divergents, contrairement aux discussions sur le dossier de la santé, mais c'est le pouvoir fédéral qui arbitrera finalement. Ce sera un test très important. Stephen Harper a aussi évoqué la limitation du pouvoir fédéral en matière de dépenses publiques dans les domaines relevant de notre compétence. Nous souhaitons une meilleure réglementation de ce pouvoir.
Pourquoi?
Parce que, aujourd'hui, cette non-limitation a pour résultat de fausser les politiques qui relèvent de notre compétence. Par exemple, la Constitution stipule que les municipalités relèvent de notre pouvoir. Or le gouvernement fédéral précédent avait décidé de prélever une partie de la taxe d'accise sur l'essence pour la remettre directement aux communes. Il y a donc eu une longue discussion pour que cet argent-là transite par le gouvernement du Québec et que nous ayons notre mot à dire sur sa destination. Ces fonds concernent des dépenses d'infrastructures qui touchent le quotidien des Québécois. Si le gouvernement fédéral intervient sans tenir compte des politiques que nous mettons déjà en oeuvre, il y a risque de cacophonie. L'enjeu est bien concret et réel.
Pourquoi Stephen Harper ne peut-il aller jusqu'à reconnaître au Québec son caractère de «société distincte» et refuse-t-il même d'accepter l'existence du Québec comme nation?
Bien sûr que le Québec est une nation! D'ailleurs, le premier des Premiers ministres du Canada, John A. MacDonald, affirmait que le Canada n'aurait jamais été créé comme pays n'eût été la reconnaissance du Québec comme nation dans l'Acte constitutionnel de 1867. Pour lui, il fallait traiter le Québec comme une nation! Il n'y a aucun doute que nous formons un peuple et une nation. Et je n'y vois aucune contradiction avec le fait que nous, Québécois, soyons aussi canadiens, comme les Français sont français, mais aussi européens.
Avez-vous dit à Harper que vous ne compreniez pas son blocage sur ce point?
Nous avons effleuré la question, lors de notre rencontre, le 23 juin. M. Harper veut éviter le piège des mots, parce qu'il se méfie de ceux qui voudraient lui faire dire une chose qui porterait à conséquence.
Vous voulez dire dans le Canada anglais?
Je lui laisse le soin de s'expliquer.
Mais, vous, ça ne vous choque pas?
Le Premier ministre et le Parlement fédéral ont déjà reconnu le Québec comme une société distincte. La Cour suprême du Canada, dans ses jugements sur les questions linguistiques, reconnaît le caractère unique du Québec et sa spécificité. Alors, peu importe le vocable utilisé. On arrive, d'une façon ou d'une autre, à une même conclusion, celle que nous sommes une nation. Maintenant, si M. Harper veut l'exprimer d'une autre manière, libre à lui de le faire! Il a quand même pris la peine de dire que l'Assemblée nationale le reconnaissait et que cela ne lui posait aucun problème.
Est-ce que le prochain chef du Parti libéral du Canada doit nécessairement être francophone?
Ils ont une règle non écrite d'alternance entre des chefs issus du Québec et du reste du Canada. Mais celui qui sera choisi devra pouvoir communiquer dans les deux langues. C'est une règle qui me paraît irréversible.
Etes-vous inquiet de l'avenir de la francophonie au Canada, à l'extérieur du Québec?
Tous les Premiers ministres du Québec seront toujours préoccupés par l'avenir de la francophonie. Mon gouvernement a voulu y porter une attention singulière, parce que nous croyons que le Québec a une responsabilité particulière à l'égard de la francophonie canadienne. Parmi les projets que nous caressons se trouve, par exemple, celui de créer un centre de la francophonie des Amériques qui pourrait servir de lieu de rassemblement pour la promotion de la langue et de la culture françaises, non seulement au Canada, mais ailleurs en Amérique du Nord. Comme Premier ministre du Québec, je me dois de seconder et d'appuyer les communautés francophones hors Québec. A l'occasion d'une conférence sur l'Alena [Accord de libre-échange nord-américain], dans le Manitoba, j'ai ainsi rencontré des francophones de Saint-Boniface. Nous entretenons aussi des liens avec les Acadiens du Nouveau-Brunswick.
Est-ce une rupture avec la politique des gouvernements péquistes qui vous ont précédés?
Ils étaient indifférents à l'avenir des communautés francophones hors Québec, parce que dans la rhétorique du Parti québécois elles sont appelées à disparaître, vouées à l'assimilation. C'est, à leur yeux, un argument supplémentaire pour faire la souveraineté. Pour nous, c'est exactement le contraire: nous considérons que c'est une obligation morale de les appuyer.
Vous vous rendez en Autriche pour assister à une réunion des régions européennes. Dans les modèles d'autonomie sur le Vieux Continent, y a-t-il des expériences qui vous inspirent ou vous font envie?
On assiste à un phénomène intéressant actuellement sur la planète: la constitution de régions supranationales qui décident d'agir ensemble sur des sujets d'intérêt commun. C'est vrai des quatre provinces de l'est du Canada et des six Etats de Nouvelle-Angleterre, qui se sont conjointement engagés sur les questions d'environnement et d'énergie, par exemple sur le protocole de Kyoto, en contradiction avec les positions de nos gouvernements fédéraux respectifs. On s'inspire, oui, de ce que font les autres. Par exemple, il y a chez nous, en ce moment, une réflexion sur l'avenir du Sénat canadien, et je trouve très intéressant à cet égard le système allemand, le rôle du ministre-président et celui du Bundesrat. Un autre exemple nous intéresse, la Belgique: sans doute, sur le plan international, la fédération la plus avancée dans la reconnaissance de l'autonomie de ses Etats fédérés. Nous n'allons pas jusqu'à réclamer un modèle confédéral, mais je pense que le Canada devrait mieux formaliser le rôle des provinces dans les négociations internationales, afin de rendre plus efficace la mise en oeuvre des traités. On l'a obtenu avec l'Unesco, mais, à l'avenir, dans d'autres forums, comme l'OMC ou des sommets sur l'environnement, nous devrions formaliser avec Ottawa notre participation pour être sûrs de figurer au sein des délégations, de nous voir garantir l'accès aux documents et aux équipes de négociations, d'être certains que le Canada nous consulte obligatoirement avant d'avancer une position sur un sujet qui relève de notre compétence. Maintenant, une fois qu'on a fait le tour du monde des autonomies, ce que je constate, c'est que le Canada est probablement la fédération la plus décentralisée au monde. Nous sommes beaucoup plus décentralisés que l'Australie et l'Espagne. Nos pouvoirs au Québec sont, sans aucune mesure, plus étendus et plus directs que ceux de la Catalogne. Mais, en même temps, il faut éviter le piège de la comparaison. Car j'entends déjà nos interlocuteurs: «Mais quoi? Vous jouissez de la plus large décentralisation au monde et vous vous plaignez encore de ceci de cela...» La vraie question, ce n'est pas qu'on soit plus ou moins décentralisé que le voisin, mais de savoir si nous avons chez nous la bonne solution pour répondre à nos besoins. Or, pour le Québec, le besoin d'autonomie est extrêmement important pour l'avenir de notre peuple. Car, plus la mondialisation intègre nos économies et nos sociétés, plus les domaines de compétence des Etats fédérés sont interpellés. La plus grande victoire de la diplomatie québécoise reste, à cet égard, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
Voilà trois ans que vous êtes aux affaires. Nombreux sont les observateurs à être déçus par vos promesses de campagne de modernisation de l'Etat québécois...
Le bilan est très bon, pourtant. Le 31 mars 2007, on aura réduit le nombre de fonctionnaires de 3 500 sur un total de 75 000, en ne remplaçant que 1 personne sur 2 partant à la retraite. 44% de la fonction publique doit prendre sa retraite dans les dix prochaines années. On a profité de ces départs pour faire émerger les nouvelles technologies et favoriser le gouvernement en ligne. Nous avons revu les mandats de toutes les sociétés d'Etat, auxquelles la parité hommes-femmes a été imposée au niveau des conseils d'administration. On a réduit la taille de l'Etat à 17,6% du PIB: c'est le plus bas niveau depuis trente-cinq ans. Dans le secteur de la santé, nous avons baissé le nombre de structures locales de 44% en mettant les établissements en réseau et diminué les unités d'accréditation [NDLR: les représentations syndicales par métier et par établissement] de 3 900 à 900. Nous avons livré une bataille très dure contre les intérêts syndicaux. Les agences de cotation ont reconnu cet effort en relevant la note de crédit du Québec. Nous sommes très fiers de ces réalisations.
«Le Québec est une nation»
Un entretien avec Jean Charest, Premier ministre québécois
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