Le niqab et l’argument du nombre peu élevé

Matière à inquiétude

Dans la lignée du débat autour du niqab, ce voile cachant la presque totalité du visage, l’argument du nombre peu élevé de femmes le portant est venu se pointer le nez. Donc, cette question, qui concerne particulièrement en ce moment les cérémonies de citoyenneté, ne devrait pas être légitime puisqu’il y en aurait seulement une poignée. Le chiffre de 60 femmes portant le niqab au Québec a été avancé – il me semble vraisemblable – et il devrait à lui seul calmer tout le monde.
À partir de combien de femmes portant le niqab est-il possible de s’indigner? Quel est le chiffre magique qui permettra à quiconque de dénoncer, sans se voir ridiculisé, cette grave entorse à la dignité humaine, d’autant plus quand elle se met en scène durant un événement civique aussi important? En quoi ce nombre peu élevé invaliderait-il, par sa seule réalité, la position qui prend la part de la dénonciation?
Si on regarde plus largement l’argument et qu’on l’applique un peu partout, l’indignation à la vie dure. Mis à part les grandes questions de gouvernance et de politique, la plupart des situations sujettes à indignation sont des cas isolés ou très minoritaires. Pour prendre des exemples plus extrêmes, est-ce que la femme aux canards, qui est pas mal seule dans sa catégorie, ne méritait pas un peu d’indignation pour son geste imprudent (nonobstant les morts qu’il a causé)? Est-ce qu’on l’aurait défendu en pointant le fait qu’il y a un nombre peu élevé de personnes ainsi capable de faire abstraction de la sécurité des humains pour sauver des animaux?
Est-ce qu’on se pose la question à savoir s’il y a un nombre assez grand de femmes et d’enfants maltraités pour mériter notre indignation? Est-ce qu’on se demande, avant d’être outré, s’il y a assez de victimes et de bourreaux? Est-ce qu’on devrait calculer le nombre des injustices pour savoir si on a le droit de les qualifier ainsi? (Oui, n’en déplaise à certains, une femme portant le niqab est une injustice sur patte pour d’autres.)
Et si on fait un parallèle avec le défunt et pas si mort débat sur la charte du PQ, question d’avoir une comparaison plus au même niveau, est-ce que la position qui défend le port du voile pour les employées de l’État était amoindrie, voire injustifiée, par le seul fait du nombre peu élevé de musulmanes le portant? La réponse est évidemment non, même si je ne suis pas d’accord avec cette position. Parce que cet argument détourne l’objet du débat vers un rapport négatif entre la quantité et le mérite. Une seule personne ou problématique mettant en scène une seule personne mériterait moins d’indignation que deux, et ainsi de suite.
Qu’il s’agisse de victimes ou de situations qui provoquent l’indignation, quand bien même ce qui indigne l’un n’indigne pas nécessairement l’autre, le nombre peu élevé ne devrait jamais jouer en la défaveur de quiconque. À moins que l’on considère que la fin justifie les moyens, donc que cet argument fonctionne seulement quand il sert notre cause. D’ailleurs, il semble en être ainsi avec la problématique du niqab : ce qui est un problème pour les uns malgré le fait qu’il y en ait un nombre peu élevé n’en est pas un pour les autres et ce nombre peu élevé en est une preuve, pour servir la cause, ici la tolérance, enfin une vision de la tolérance.
Mais ce que cet argument fait poindre de plus incroyable, quand on le regarde avec logique, c’est qu’on avoue quand même que le niqab « pourrait » être un problème si le nombre de femmes le portant était plus élevé, même si on ne sait pas quel est le seuil critique pour que ça devienne un problème. Par contre, si on regarde par exemple ce qui se passe en Angleterre, où ce nombre est déjà beaucoup plus élevé, on peut se permettre de douter, puisque la tolérance envers ces prisons portables mues par la sacrée liberté individuelle ne semble pas avoir de limite. On s’empresse tout autant qu’ici de les défendre…
Ce qu’il faut comprendre, c’est que quand nos politiciens disent trouver acceptable un niqab dans une cérémonie de citoyenneté, ou une employée de l’État le portant, ils font totalement abstraction du nombre. Dans leur calcul électoraliste, cette minorité de femmes, quel que soit son nombre, représente simplement un sujet porteur, une vision du monde qui a un énorme potentiel politique. Il n’en fallait qu’une pour qu’elle puisse servir à cristalliser dans l’opinion publique la grandeur de leur ouverture d’esprit (ou de leur inconscience, tout dépendant du point de vue). Ce petit nombre est déjà pour eux un grand nombre.
Donc, la question n’est pas de savoir s’il y en a trop peu pour s’inquiéter ou déjà trop et qu’il est trop tard. En dehors du laxisme des uns et de l’exagération des autres, je préférerais que l’on se pose plus la question à savoir si ce phénomène est socialement acceptable que s’il est en phase avec la liberté individuelle. Et toutes ces questions, et toutes les réponses et opinions qu’elles suscitent ne devraient se voir amoindries, voire tues sous le poids de la honte, par ce nombre peu élevé.
À moins que le bâillon que ces femmes acceptent pour elles-mêmes doive être imposé de force à toute la société. À moins que la liberté individuelle, équipée de la liberté de religion comme armure, ait préséance sur la liberté d’expression. Il y a déjà vraiment de quoi s’en inquiéter.


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