Le nécessaire « renippage » du bilinguisme canadien

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Le bilan du bilinguisme canadien est catastrophique : après 50 ans, c'est l'assimilation graduelle de tous les francophones hors Québec


On célébrera le 7 septembre prochain les 50 ans de la Loi sur les langues officielles. Avec raison, cette grande opération d’ingénierie sociale a changé durablement le Canada. Je ne dis pas « à jamais », mais certainement dans le bon sens et pour longtemps, même si l’on peut toujours faire mieux.


Il aurait été juste que le gouvernement célèbre ce cinquantenaire en modernisant cette loi, à laquelle il n’a pas touché depuis 1988 et qui mérite un sérieux « renippage ». Espérons qu’il en ira différemment après les élections d’octobre. Certes, la Loi sur les langues officielles (LLO) a plein de défauts et elle est souvent en butte à la mauvaise foi de fonctionnaires et d’élus qui en ignore l’esprit et la lettre. Mais elle a le mérite d’exister, justement, et il est bon de revenir sur les avancées que nous lui devons.


Avant 1969, peu d’institutions fédérales étaient officiellement bilingues : les débats parlementaires, la monnaie et le droit d’écrire un chèque en français (cela remontait aux années 1930). On pouvait espérer un service en français si c’était un Canadien français qui répondait (on ne parlait pas de francophone à l’époque). Les anglophones qui avaient cette courtoisie étaient rares. On partait donc de très, très loin lorsqu’au début des années 1960, le gouvernement fédéral s’est avisé qu’il avait un problème de langue.


 

Dans leur conception de la loi, les dirigeants de l’époque ont fait plusieurs choix fondamentaux et lucides, dont celui de s’appuyer sur les travaux très sérieux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, dite Laurendeau-Dunton du nom de ses deux présidents, qui a œuvré de 1963 à 1970.


À mon sens, la plus importante décision fut d’éviter d’imiter la Belgique. Le « plat pays » est devenu progressivement bilingue dans la première moitié du 20e siècle, mais on y a laissé chaque territoire décider de sa langue d’usage. Ce choix a créé des mouvements très durs d’intolérance et de résistance. Si le Canada avait emprunté cette voie-là, chaque minorité aurait dû s’assimiler à la majorité provinciale. Dans le climat contestataire des années 1960, cela aurait provoqué la guerre civile.


Le Canada a plutôt opté pour un bilinguisme individuel : le droit linguistique appartient à l’individu. Les institutions fédérales doivent servir les Canadiens dans la langue de leur choix. La Loi formulait également des principes de communication et de langue de travail, en plus de donner au fédéral un devoir de promotion des deux langues — en particulier du français dans les autres provinces.


Évidemment, la mise en œuvre de la LLO n’a pas été sans mal, et le gouvernement a dû investir massivement dans la traduction et la formation.


Au sein de l’appareil fédéral, le français restera toujours un courant minoritaire, mais l’esprit de la loi fédérale est de le déclarer égal à l’anglais. Même les vieilles chasses gardées impérialistes comme la Gendarmerie royale et les Forces armées s’y sont mises — souvent à reculons, convenons-en, mais à des années-lumière de la situation pré-1969. Et même si le bilinguisme n’est toujours pas un critère de sélection des juges à la Cour suprême, aucun grand parti fédéral n’ose plus se lancer avec un chef unilingue. Cela met en relief que l’un des succès de cette loi est d’avoir créé une éthique linguistique — ou, du moins, une nouvelle étiquette.


De plus, le gouvernement fédéral a pris sur lui d’affirmer le français dans les institutions internationales, mais aussi dans la culture, à travers le Conseil des arts, Radio-Canada, Téléfilm Canada et le CRTC. Ce faisant, il en est venu à reconnaître une certaine asymétrie dans le bilinguisme officiel : l’anglais étant « plus égal » que le français, la promotion du français requiert des moyens additionnels.


Effet sur les provinces


Bien que la LLO ne s’applique en principe qu’aux institutions fédérales, le bilinguisme officiel exerce un effet de levier considérable sur les provinces.


Le meilleur indicateur en est le développement fulgurant de l’immersion française partout au pays. L’immersion française consiste à enseigner en français plutôt que le français. Elle est aussi distincte des écoles françaises (il y en a plus de 600 dans toutes les provinces). Dans les conseils scolaires anglophones, plus de 400 000 jeunes anglophones suivent des programmes d’immersion offrant 100, 75 ou 50 % du cursus en français, dans plus de 2 000 classes — cela va très au-delà des cours de français de base. Les programmes d’immersion forment environ 10 % de la clientèle anglophone à travers le pays. Partout, l’immersion française est considérée comme un programme d’élite contingenté pour lequel les gens se battent pour y inscrire leur enfant.


Bien que les provinces soient souveraines, le niveau fédéral s’est donné le droit de les « encourager » à promouvoir la dualité linguistique, quitte à leur tordre le bras. En 1982, on a sorti l’artillerie lourde : même si l’éducation est une compétence provinciale, l’article 23 de la Charte des droits et libertés est venu le consacrer le droit à l’éducation pour les minorités linguistiques.


Les provinces ont toutes répondu à ces pressions : rarement avec enthousiasme, mais souvent de manière conséquente. Il faut dire que le Nouveau-Brunswick a donné l’exemple très tôt en se déclarant officiellement bilingue le 18 avril 1969, soit cinq mois avant le fédéral ! C’était le point d’orgue d’une décennie extraordinaire alors que cette province était dirigée pour la première fois par un Acadien, Louis J. Robichaud, qui avait déjà promulgué l’égalité des chances en éducation et la création de l’Université de Moncton. La cause du français y demeure un combat — comme partout ailleurs —, mais la plupart des successeurs anglophones de Robichaud, comme Richard Hatfield ou Frank McKenna, ont continué de défendre le français avec enthousiasme.


Bien qu’aucune autre province ne soit allée aussi loin que le Nouveau-Brunswick, toutes sauf une (la Colombie-Britannique) ont désormais un ministère, un secrétariat, un office, une direction, un bureau des Affaires francophones. Cinq provinces (Manitoba, Ontario, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse et Île-du-Prince-Édouard) ont même leur loi sur les services en français.


Depuis l’élection de Doug Ford en Ontario et de Blaine Higgs au Nouveau-Brunswick, on note certains reculs dans les provinces où vit le gros des francophones hors Québec. Mais la grande tache demeure la Colombie-Britannique, qui se borne à un simple « Programme des affaires francophones » géré par un employé et deux assistants à temps partiel. Heureusement que la Charte canadienne l’oblige à maintenir des écoles et des conseils scolaires francophones !




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