Francophobie, le retour

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« Nous, on est pour le multiculturalisme. »


La manière dont on a vu les bonzes du Parti conservateur prendre position contre la nécessité du bilinguisme est parfaitement odieuse. En septembre, par excès d’optimisme, j’avais dit que l’un des mérites de la Loi sur les langues officielles avait été de créer une éthique linguistique et qu’aucun grand parti fédéral n’oserait plus se lancer avec un chef unilingue. Clairement, le vieux fond francophobe des conservateurs est en train de ressortir très fort. 


Remarquez que si les conservateurs veulent se suicider politiquement, je ne suis pas contre. Après tout, il y a une centaine de comtés au Canada où le bilinguisme est une question non négociable. Alors s’ils espèrent constituer une majorité en se battant dans seulement 238 comtés sur 338, je leur souhaite bonne chance. 


D’autant qu’une majorité de Canadiens demeurent en faveur du bilinguisme. Mais une majorité, cela peut fluctuer, et le gouvernement de Justin Trudeau doit absolument profiter de l’occasion pour empêcher toute remise en question du bilinguisme officiel, à commencer par effectuer la refonte promise de la Loi sur les langues officielles. J’en ai parlé au moment où l’on aurait dû commémorer ses 50 ans, ce qui ne s’est pas fait à cause de la campagne électorale. Mais maintenant que les élections sont passées, il serait plus que temps que le premier ministre agisse en premier ministre et prenne une position de principe. 



 


J’ai qualifié la position des conservateurs d’« odieuse », et le terme n’est pas trop fort. Au Canada anglais, la francophobie est le dernier préjugé « acceptable » et le rejet du bilinguisme en est l’expression « politiquement correcte ». Oh ! Plus personne ne dit ouvertement : « Je suis contre le français/les French Canadians. » On dira plutôt : « Le bilinguisme coûte cher », « Tout le monde comprend », « Le bilinguisme, oui, mais pas au prix de la compétence », ou « Nous, on est pour le multiculturalisme ». 


Le gouvernement fédéral doit répondre point par point à ces objections : « Ne pas être bilingue coûte encore plus cher », « Tout le monde ne comprend pas », « Le bilinguisme est une compétence de base comme lire et compter » et « Le multiculturalisme commence par le bilinguisme ». 


Ça fait 50 ans que la Loi sur langues officielles est the law of the land et cela fait 50 ans qu’on l’édulcore pour ménager les unilingues anglophones, et en particulier les éléments les plus réactionnaires qui refusent le français. Après deux générations d’accommodements, il serait plus que temps que le gouvernement libéral resserre cette loi et que l’on dise une fois pour toutes que n’importe quel Canadien qui veut un poste de pouvoir au gouvernement ou dans la haute fonction publique devrait avoir pris ses responsabilités pour apprendre les deux langues officielles. 


Je sais, je sais, outre les carences de la loi actuelle, le manque de ressources est flagrant. L’enseignement du français n’est pas obligatoire partout et il manque d’enseignants compétents. Mais à mon avis, c’est un faux problème. Si le français est insuffisamment enseigné partout, c’est aussi parce qu’on n’a pas pris clairement les moyens de corriger ce problème.



 


Trouver suffisamment d’enseignants de français pour quatre à cinq millions d’élèves anglophones dans dix provinces n’est pas une mince tâche. Mais ça se fait. Il y a 300 millions de francophones dans le monde et le français est la deuxième langue la plus enseignée sur la planète après l’anglais. S’il n’y a pas assez de francophones au Canada pour enseigner cette langue aux anglophones, alors ciblons l’immigration d’enseignants de français. Après tout, dans le « pluss beau pays du monde », on se gausse « A mari jusque y’en a marre » que le Canada est une terre d’immigration. Si on ciblait l’admission de 15 000 ou 20 000 enseignants qualifiés par an pendant cinq ans, ce problème se réglerait assez vite. Après tout, 15 000 enseignants, c’est à peine 5 % des 320 000 immigrants qui sont entrés au pays en 2019. 


En fait, ce prétendu problème d’offre démontre la mauvaise foi patente contre laquelle les francophones sont en butte depuis toujours. Le problème est parfaitement réglable si on décide qu’il est important de le régler. 



Comme toutes les provinces sont souveraines au Canada, le gouvernement fédéral n’a pas tous les outils pour les forcer d’agir. Et il restera encore deux autres paliers, les municipalités ou les conseils scolaires, où les éléments francophobes pourront s’incruster. Mais cela devrait être justement le travail du gouvernement fédéral d’infléchir ce genre d’attitude par des mesures comme une Loi sur les langues officielles qui a des dents, mais aussi une politique d’embauche conséquente et une politique d’immigration qui renforcerait les langues officielles. 



 


Maintenant que Justin Trudeau est reconduit au pouvoir, il devra faire plus que moderniser la Loi sur les langues officielles en s’excusant. Il va devoir réaffirmer l’importance du principe même. Le bilinguisme, c’est comme l’environnement. Dire qu’on est pour n’est pas suffisant : il faut agir dans le bon sens. 


Un récit collectif à réinventer


Une des réserves actuelles des libéraux quant à l’affirmation forte du bilinguisme est qu’ils valorisent très fortement le multiculturalisme. Le multiculturalisme, j’en suis, mais pas s’il sert à noyer le poisson. Le message devrait être que le bilinguisme est le passage obligé à un vrai multiculturalisme, et qu’on ne peut pas proprement prétendre à un Canada multiculturel s’il n’est pas d’abord bilingue. 


Il y a deux ans, j’avais été surpris d’apprendre de Statistique Canada que 20 % de la population montréalaise est trilingue, le double de Toronto et Vancouver, qui le sont respectivement à 10 et 9 %. Je précise : surpris, mais pas étonné. Montréal est aussi le cœur du bilinguisme canadien, métropole de la province la plus bilingue au pays (même si le Québec ne l’est pas officiellement). Toronto, bien qu’elle se vante d’être multiculturelle, est en réalité une monoculture anglophone avec un vernis multiculturel. Et la vraie métropole multiculturelle du Canada est aussi sa métropole la plus bilingue. 


Cela m’amène à dire que les francophones devront réinventer leur récit collectif, à commencer par les Québécois. Un des défauts du vieux récit collectif qui a émergé au milieu du siècle dernier, c’est qu’on présentait comme la langue française comme celle d’une espèce de tribu de French Canadians. Et on a perdu de vue la nature foncièrement multiculturelle du français. C’était déjà vrai au siècle de la traite des fourrures quand le français était la lingua franca sur les routes de commerce jusqu’aux plages de l’océan Pacifique. Oui, certes, les Canadiens français parlent français, mais le français est historiquement francophone depuis toujours en ce sens qu’il a, presque toujours et presque partout, compté plus de locuteurs de langue seconde que de langue maternelle. 


Je vous promets de revenir là-dessus dans le détail dans une prochaine chronique, mais pour résumer, si vous examinez les principales langues internationales dans le monde, il y en a deux où les locuteurs de langue seconde dominent très nettement ceux de langue maternelle. Ces deux langues sont le français et l’anglais. Il n’y a pas d’autres langues dans le monde qui approchent ce profil. Donc, affirmer le français comme langue officielle ne se résume pas à opposer le bilinguisme et le multiculturalisme. Au contraire, cela revient à affirmer doublement le multiculturalisme canadien. À mon avis, c’est l’argument le plus fort pour un renforcement tous azimuts de la Loi sur les langues officielles. 





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