Le devoir de prudence

Qui la population va-t-elle croire: le défenseur de la veuve et de l'orphelin ou le politicien usé jusqu'à la corde, qui atteint des sommets d'impopularité dans les sondages?

Commission Bastarache



L'ex-juge Bastarache a fait grand état du «devoir de prudence» que la Cour suprême a imposé aux commissions d'enquête: leurs conclusions ne doivent pas être libellées de telle façon qu'on puisse les interpréter comme une déclaration de responsabilité civile ou pénale.
À lire son rapport, on se demande ce que cela aurait été s'il avait fallu qu'il soit imprudent! Le moins qu'on puisse dire est que le juge Claude Gagnon, de la Cour supérieure, qui entendra la cause opposant le premier ministre Charest à Marc Bellemare, pourra difficilement y être insensible.
Dans son appréciation des allégations faites par l'ancien ministre de la Justice, Me Bastarache dit avoir respecté la «norme de prépondérance des probabilités», qui est la règle de preuve généralement acceptable dans les instances civiles et administratives.
On a beau avoir un esprit indépendant, si un ex-juge de la Cour suprême affirme aussi clairement que les allégations de M. Bellemare n'étaient pas fondées, cela doit donner à réfléchir.
M. Bellemare s'est abstenu de tout commentaire hier, mais il a perdu sur toute la ligne. S'il ne s'agit pas d'un blâme, cela y ressemble étrangement. De toute évidence, Me Bastarache n'a accordé aucune foi à son témoignage, encore moins aux notes qu'il avait griffonnées au dos d'un calepin et aux autocollants de son ancien sous-ministre, Georges Lalande. Loin d'avoir été l'objet de «pressions colossales» de la part des collecteurs de fonds du PLQ pour nommer des juges, l'ancien ministre «a agi de façon indépendante et volontaire», a tranché le commissaire.
Si son «devoir de prudence» l'autorisait à être aussi catégorique, on se demande bien pourquoi Me Bastarache s'est abstenu de dire s'il croyait ou non à cette fameuse rencontre du 2 septembre 2003, au cours de laquelle M. Charest aurait dit à son ministre: «S'il [Franco Fava] t'a dit de nommer Bisson et Simard, nomme-les!» Le «devoir de prudence» — ou la peur de mettre les pieds dans le plat une ultime fois? — l'a malheureusement empêché de s'expliquer en conférence de presse.
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De toute manière, les «enjeux personnels» étaient moins importants, a-t-il dit. Dans son esprit, l'enjeu principal de la commission a toujours été le maintien de l'intégrité du système de justice au Québec. Il a pourtant été beaucoup plus nuancé sur les améliorations à y apporter. Un autre aspect du «devoir de prudence»?
Me Bastarache reconnaît que le processus de nomination des juges manque de transparence et qu'il est vulnérable aux pressions, mais il ne remet en question ni le principe des comités de sélection ni le pouvoir de l'exécutif de nommer les juges.
Comme chacun le sait, le diable se cache dans les détails. Puisque le mérite des candidats doit être le seul critère, il recommande que les informations relatives à un éventuel engagement politique soient révélées par le candidat, mais il s'empresse d'ajouter qu'il est difficile de définir un engagement politique qui devrait l'être, laissant le soin de cette définition à l'Assemblée nationale.
Le commissaire refuse également de trancher le débat entre l'opposition, selon laquelle le ministre de la Justice ne devrait pas consulter le premier ministre ni ses collègues du cabinet avant de nommer un juge, et le gouvernement Charest, qui croit le contraire. «Les deux conceptions sont légitimes», explique-t-il avant de renvoyer la balle à l'Assemblée nationale.
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M. Charest a fait un gros effort pour ne pas exulter en conférence de presse, mais il était manifestement soulagé par ce rapport «précis, étoffé, très détaillé». S'il avait presque l'air surpris de s'en tirer à si bon compte, il est cependant bien conscient que le jugement de Me Bastarache n'est pas nécessairement celui de l'opinion publique.
Une heure plus tôt, M. Bellemare avait indiqué très clairement la tournure qu'il entendait maintenant donner au débat en se présentant devant les caméras de télévision en compagnie d'un de ses clients, un accidenté du travail que le gouvernement refuse d'indemniser alors qu'il vient de dépenser près de 5 millions pour sortir le premier ministre du pétrin.
La mise en scène était tellement grossière que M. Bellemare avait du mal à réprimer un fou rire, mais M. Charest a vivement répliqué que l'ancien ministre était le premier responsable de ce gaspillage. Qui la population va-t-elle croire: le défenseur de la veuve et de l'orphelin ou le politicien usé jusqu'à la corde, qui atteint des sommets d'impopularité dans les sondages?
M. Charest aura bien peu de temps pour savourer cette victoire. Déjà, il a dû commencer à expliquer qu'en dépit des déclarations fracassantes du président de la FTQ-Construction, Yves Mercure, selon qui le crime organisé s'est infiltré «partout», dans les entreprises comme dans les syndicats, il n'entend toujours pas déclencher une enquête publique sur la corruption dans l'industrie de la construction.


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