J’aurais aimé lire Falardeau avant qu’il meurt. Le lire vraiment, c’est-à-dire comprendre comment cet homme représentait le réel, comment il se faisait du sens avec la réalité. Pas pour la forme, pas pour épater la galerie. Pas pour se la jouer petit Bobo du Plateau qui lit Falardeau pour avoir l’air plus près du peuple. Non, le lire vraiment, comprendre le Québec à travers ses yeux. Comprendre le joual qu’il affectionnait tant.
Suite à sa mort, un ami m’a prêté son livre « Les boeufs sont lents mais la terre est patiente ». Révélation. Falardeau ne serait peut-être pas d’accord avec moi, mais à mon avis il a autant contribué à la société québécoise de par ses écrits polémiques qu’en portant la caméra. Son regard particulier sur les choses, son ironie et sa profonde intégrité, guident le lecteur vers la découverte d’un lieu et d’une histoire inconnus. Celle d’un petit patelin appelé Québec et dont, trop souvent, on sait peut de choses.
Dans une lettre à Gaston Miron, suivant sa mort – écrit-on seulement lorsque quelqu’un meurt? – Falardeau écrit: On fouillait ensemble dans les vieux dictionnaires, les vieux glossaires du parler québécois. Pour moi, c’était une révélation. Le mot grafigné par exemple, qu’on retrouve chez Rabelais. Le mot âbre employé par les paysans du Berry et du Poitou pour dire arbre. Le mot bébelle amené ici par nos ancêtres normands. Le a remplaçant le e comme dans couvarte, bardas, marci.
J’ai toujours eu un peu honte de la façon dont je parlais. Toute ma vie j’avais entendu des gens de bien, c’est-à-dire des gens qui possèdent des biens, raconter avec mépris que les Québécois parlaient mal, donc que « je » parlais mal. On nous accuse de parler la « bouche molle » et l’on s’étonne ensuite de notre silence, du silence de notre peuple. Comment oser dire le monde quand on nous fait croire toute notre vie qu’on parlait tout croche et qu’on a assimilé ça au plus profond de notre être, au plus profond de notre âme.
Ce matin-là, je crois que j’ai cessé définitivement d’avoir honte. Je découvrais soudain qu’on parlait « ben » et même « très ben ». Et que de toute façon, le problème n’était pas là. Il faut parler… même tout croche. Parler pour comprendre… parler pour se comprendre… parler pour s’en sortir. Au moins essayer, malgré cette brunante dans le cerveau… comme tu dis.
Ça m’a fait repenser à la discussion que j’ai eu avec Esther Delisle avant et pendant l’émission à Dumont 360. Surtout avant. Le pendant est jamais autant intéressant que le avant. La télévision, c’est le royaume du clip et les idées approfondies ont depuis longtemps été bannies de ce royaume-là.
Delisle, donc, détestait Falardeau. Pour la forme, c’était ses propos sur le 11 septembre ou le fait qu’il défendait des idées qu’elle jugeait extrémiste. Mais dans les faits – off the record comme disent les Canadiens – elle haïssait surtout sa manière de parler, son joual. Ce n’était pas un hasard si son seul moment d’émotion lors de l’entrevue fut lorsqu’elle tenta une imitation de Falardeau se terminant par un gros « maaaaaaarde » bien senti. Ce n’était pas l’homme qu’elle détestait vraiment, mais le joual, cette conception que les Québécois pourraient avoir le droit de parler leur propre langue, à leur façon. Ce joual, elle le regardait de haut, comme on peut regarder de haut le créole ou d’autres dialectes qui se sont formées avec la distance.
Elle n’arrêtait pas de me dire: « Mon oncle est cultivateur et il ne parle pas comme ça ». Et moi j’avais envie de lui répondre que n’importe quel singe peut apprendre à faire des grimaces. Et n’importe quel Québécois peut apprendre à « bien parler ». Parler anglais ou parler le français international, c’est toujours ben parler une autre langue, non? C’est toujours la même coupure, le même déracinement. Comme un enfant maltraité par son père pendant des années et qui décide d’adopter les valeurs de sa mère en bloc. On remplace une identité déficiente par une autre identité déficiente. On se culpabilise de s’angliciser, puis on se culpabilise de ne pas parler le français international. On se donne en show, on fait semblant. Pas surprenant que le Québec soit le roi des spectacles d’humour et engendre des comédiens de qualité. On apprend tôt à faire semblant. À parler le joual en cachette, puis à ponctuer les virgules en public. Charlebois le chantait déjà: « Donne-moi des peanuts pis j’va t’chanter Alouette sans fausse note ».
Falardeau refusait cette game, et c’était ce qui enrageait Delisle. Il s’opposait à cette conception d’un Québec javellisé, dépossédé de son histoire et de sa culture, qui se mettrait soudainement à parler un français international après plus de deux cents ans d’aliénation. Pour lui, il y avait de la poésie dans le joual, de la poésie et de l’Histoire. Avec un grand H. Celle qu’il partageait de son vécu, et celle qu’il partage encore aujourd’hui dans ses livres et ses films.
Cette histoire des Patriotes, par exemple, de la façon dont Pierre-Rémi Narbonne fut pendu deux fois en vingt minutes le 15 février 1839, et où, après avoir réussi à se détacher, il fut asséné de coups de crosse lui lacérant le visage et prolongeant l’agonie au-delà d’une vingtaine de minutes. Celle d’Olivar Asselin, un des plus grands journalistes militants de notre histoire, et qui a fait de la prison en 1909 pour avoir giflé publiquement Louis-Alexandre Taschereau, futur premier ministre, sur le parquet de l’Assemblée nationale. Celle de Miron, et d’autres encore.
Le joual, pour Falardeau, constituait ce lien entre le présent et le passé. Il avait compris qu’on ne peut pas véritablement s’intéresser au passé si on en a honte, si on considère quelque chose d’aussi banal que la façon dont nos ancêtres parlaient comme étant méprisable, une tare à se débarrasser. On ne peut célébrer ses racines et développer un intérêt à comprendre d’où on vient si on se méprise et qu’on considère notre passé comme quelque chose à éliminer, obstacle à cette tabula rasa que nous avons collectivement décidé de nous imposer en choisissant le français international.
Certains s’objecteront en disant qu’il faut parler un « bon » français pour bien se faire comprendre des autres, notamment des Français. Bullshit. On ne parle pas une langue pour se faire comprendre par les gens de l’autre bout de la planète, mais plutôt pour se comprendre entre nous. Car notre langue est vivace, terreuse, avec ses racines qui s’enfoncent tant dans notre histoire qu’en nous-mêmes. Si le but est de se faire comprendre des autres tout en s’oubliant soi-même, si le but est de donner un bon show en débitant des mots qui ne veulent rien dire pour nous-mêmes, autant abandonner le français dès aujourd’hui et adopter l’anglais coast to coast. Ce que plusieurs prônent activement. Et ce à quoi Falardeau s’opposait de tout son coeur.
Mais ce que Falardeau avait compris – et ce que plusieurs ne semblent pas avoir saisi – est qu’on ne peut espérer protéger le français en continuant à avoir honte de notre français, celui qui porte ses racines dans les couches profondes des blessures de notre histoire. Ce français, ce sont nos cicatrices, nos brûlures de la Défaite de 1760, nos dents croches de la révolte des Patriotes de 1837-38, notre mâchoire déboîtée de l’acte d’Union de 1840, nos bras cassés de l’interdiction des écoles françaises publiques pendant un siècle à partir de 1867, nos bleus de l’assimilation continue qui nous affecte. Ce français, c’est nous, ce que nous sommes, nos imperfections et nos petites victoires. C’est à cette identité – la nôtre – que Falardeau a cherché à nous rattacher. Il a voulu réinsérer nos racines dans ce terreau fertile nous permettant de faire face à tous les vents sans craindre un nouveau déracinement.
C’est en cela que Falardeau mérite d’être lu. Parce que ses livres ne sont pas que des bibelots qu’on place dans la bibliothèque, mais plutôt des bêches, des pelles crasseuses puant la cigarette et la sueur d’homme, des outils qu’on utilise pour déterrer un cadavre.
Celui de notre histoire. Celui de notre langue.
Et le corps est encore chaud.
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