On a vu jusqu'où peut aller la perversion d'un système public d'octrois dans la désormais célèbre affaire des commandites. On a vu jusqu'à quel point les bénéficiaires de fonds publics peuvent tomber bas dans la dégoûtante affaire Cinar. Le traitement réservé à Denys Arcand par Téléfilm Canada nous montre maintenant une autre perversion du système.
On ne laisse pas impunément quelques individus, protégés par l'anonymat, décider derrière des portes closes de ce que la population verra sur les écrans de cinéma. On ne confie pas 100 millions de dollars à quelques fonctionnaires sans leur imposer des normes strictes associées à un plan transparent. Ces gens doivent répondre de leurs actes, subir les conséquences de leurs erreurs.
Dans toutes les dictatures, des bureaucrates se portent à la défense du système de privilèges avec une rhétorique démagogique, en jouant avec les mots et les chiffres, pour tenir le peuple dans l'ignorance. La dernière lettre du directeur général de Téléfilm, Wayne Clarkson, parue dans La Presse, obéit à cette pensée bureaucratique qui braque l'artiste contre l'artiste. Il aurait dû défiler devant la ministre Bev Oda en compagnie du président du conseil, Charles Bélanger, pour beaucoup moins que ça.
J'arrive de Las Vegas, où j'ai vu Kà, une oeuvre de Robert Lepage. Coût de la mise en scène : 150 millions de dollars. Je m'appelle Wayne Clarkson, je finis le paragraphe ici et je laisse penser au lecteur que Lepage a mis 150 millions dans ses poches. C'est l'aménagement du théâtre qui a coûté 150 millions, pas le salaire du metteur en scène. Si je suis un créateur frustré, j'ajoute que si Robert Lepage peut se faire construire un théâtre de 150 millions et travailler avec Peter Gabriel, pourquoi viendrait-il drainer l'argent de Téléfilm et de la SODEC pour faire des films ? Voilà où nous mène l'insondable bêtise de cette logique de la redistribution sans mérite. Les bureaucrates prennent un malin plaisir à mettre le pied sur la tête de ceux qui sortent du lot. Dans la dictature bureaucratique, tout le monde est égal, mais certains sont plus égaux que d'autres...
Le problème fondamental n'oppose pas Denys Arcand et Robert Lepage. Le mal réside dans l'absolu pouvoir qu'on donne à deux femmes, Louise Deslauriers à Téléfilm et Joëlle Lévie à la SODEC, à l'anonymat qu'on leur préserve, au droit qu'on leur donne d'imposer leurs goûts à la population et, surtout, à l'imputabilité dont on les excuse. Assistées de quelques subalternes, elles ont droit de vie ou de mort sur nos projets et ne rendent de comptes à personne en cas d'échec. Peuvent-elles dire clairement ce qu'est un échec ? Qu'on le leur demande. On va rire. N'est-il pas ironique de parler d'enveloppes à la performance sans savoir ce qu'est l'échec ? Ne produisons-nous que des succès ? Dans ce contexte, doit-on fournir plus d'argent de nos taxes à Mmes Deslauriers et Lévie ? De grâce, jamais ! Du moins, pas avant d'avoir mis en place des mécanismes de contrôle véritables et vérifiables.
Il faut départager clairement les catégories de films : film à vocation internationale, premier film, film d'essai. Ne pas les mettre en compétition les uns contre les autres. Il faut favoriser le rayonnement international de notre cinéma, sachant bien que le succès d'un Denys Arcand ouvrira des portes à Philippe Falardeau. Posons des conditions au financement. Et puisqu'on parle d'argent, pensons à installer les mécanismes d'exportation comme on le fait dans les autres industries. Sortons enfin de la dictature de la petite pensée et du protectionnisme culturel qui ne nous mène nulle part. Demandons un effort au propriétaire de salle. Aidons-le à trouver un intérêt dans le cinéma d'ici, par une taxe sur les films étrangers ou un crédit d'impôt quelconque. Générons de l'achalandage.
Les bureaucrates veulent distiller dans l'esprit de la population l'idée selon laquelle : 1- les artistes sont des enfants gâtés; 2- leur propre travail de sélection est essentiel et excellent; 3- tout au plus le milieu cinématographique souffre-t-il d'un manque de fonds publics pour encourager un plus grand nombre de créateurs. Ils veulent faire croire qu'ils ne sont pas des êtres humains mais des machines. Leurs erreurs ne sont pas des erreurs puisqu'ils n'ont pas d'âme. Ils appliquent un code comme roule une mécanique. Ça ne rend pas de comptes, une machine, ça fonctionne.
Dans L'Élite artiste, publié chez Gallimard, Nathalie Heinich rapportait ceci : «"C'est un artiste, donc nous devons l'aider", déclarait lors d'un dîner professionnel l'adjointe à la culture d'une grande ville de province. Cette petite phrase, plutôt sympathique à première vue, révèle à la réflexion un phénomène quelque peu dérangeant en régime démocratique, à savoir l'idée que l'aide de l'État serait acquise à certaines personnes non en raison de leurs titres ou de leurs mérites mais simplement en raison de leur appartenance à une catégorie -- "artiste" en l'occurrence. Voilà qui renoue avec la vieille culture aristocratique du privilège d'État, qu'il s'agisse d'exemptions fiscales ou de subventions.»
Une machine aristocratique, voilà comment se présentent les «sélectionneurs» de Téléfilm ou de la SODEC. Ils ne veulent pas de critères clairs de sélection; ils veulent de droit divin le privilège d'exprimer leur bon goût et de l'imposer au peuple. Ils braquent les créateurs les uns contre les autres. Ils assassinent leurs vedettes. Ils persistent. Ils signent. J'en appelle donc au roi pour qu'il fasse comprendre à ces vicomtes et à ces duchesses que leur vanité a déjà propulsé notre cinéma dans l'«âge des ténèbres».
Le «bon» cinéma d'État
Par Fabienne Larouche
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