La Wallonie avec un ami québécois

Chronique de José Fontaine

Jeudi passé, j'ai traversé la Wallonie avec un ami québécois venu déjà maintes fois à la maison. Nous avons pris la route et emprunté la voie «royale» (elle se serait peut-être appelée comme cela avant 1940), de cette traversée qui se nomme pour tous l'autoroute de Wallonie.
L'autoroute de Wallonie
Comme on peut le comprendre sur la carte ci-contre, l'autoroute de Wallonie, en gros, suit le trait bleu plus fin de la Sambre (à l'ouest du territoire wallon), puis le trait bleu plus gros de la Meuse (à l'est ou allant vers l'est), et traverse la Wallonie de part en part. Cet axe est aussi le plus peuplé du Pays, concentrant sur un peu plus de 1000 km2 (sur près des 17.000 du territoire), sans doute les deux tiers de la population (3,5 millions d'habitants).
C'est ce que l'on appelle (même sur la Wikipédia de langue anglaise utlisant pour ce faire le français, comme nous), le sillon industriel là où s'est édifiée aux 18e et 19e siècles, la deuxième puissance industrielle mondiale en termes relatifs, mais aussi parfois absolus (par exemple certaines années pour la production d'acier ou de charbon).
Le sillon industriel wallon dominé puis happé par la Belgique
Le sillon industriel wallon, aussi riche qu'il ait été (et en particulier son pôle le plus puissant, Liège), a vécu jusqu'en 1850 de manière autonome par rapport à Bruxelles puis, comme cela arrive souvent, le capital financier (la Société générale), s'en est emparé, ses acteurs principaux constituant à Bruxelles (selon Pierre Lebrun), avec la monarchie, le Parlement et la bourgeoisie francophone belge, le pôle économiquement et politiquement dominant qui a ravi à la Wallonie son autonomie.

L'autre grand pôle devenant Anvers, nécessaire lieu de transit pour les exportations de la richesse accumulée sur le sillon industriel. Tant que celui-ci a pu prospérer, cette situation pouvait lui convenir. Dès que les mines ont commencé à s'épuiser, la sidérurgie à s'essouffler, la Wallonie était perdue.
Ecrasée déjà par la domination de la bourgeoisie belge francophone, elle voyait celle-ci se dégager de ses investissements en Wallonie et lui succéder une bourgeoisie flamande, certes méritante, mais qui, pour asseoir sa domination, n'avait qu'à se glisser dans l'armature géopolitique belge, que l'on jurerait avoir été préparée en vue de son emprise actuelle qui explique (avec la domination bruxelloise plus ancienne), l'extrême difficulté des Wallons à s'affirmer.
L'autoroute de Wallonie (réclamée dès 1938->https://fr.wikipedia.org/wiki/Autoroute_de_Wallonie]! et achevée en 1974, au moment où la Wallonie était déjà ruinée), pourrait être considérée comme l'une de ces volontés de récupérer son autonomie en contredisant l'orientation sud-nord de toutes les autres liaisons intra-belges, figures par excellence de la dépendance wallonne, puisque ces liaisons sont aussi celles qui lient le pays au pouvoir bruxellois (politique et économique), puis au pouvoir politique et économique de la Flandre, numériquement puis économiquement dominante et finalement maîtresse de la Belgique (quoique parlant une langue dominée, le néerlandais). C'est résumé (en quelques brèves lignes claires) [ici.
En poursuivant notre chemin

L'autoroute de Wallonie présente cette particularité d'être construite sur les chemins de crête comme les vieilles voies romaines dont la fonction première était de permettre l'acheminement rapide des légions de Bavay à Cologne sur le Rhin pour défendre l'Empire contre les invasions germaniques. L'autoroute de Wallonie ne suit pas son tracé mais en a, en gros, l'orientation et de manière analogique la fonction dans la mesure où elle relie aussi la France et l'Allemagne, Paris au Rhin.

Elle est pour le moment en travaux, ce qui rend sa traversée pénible, surtout par temps de pluie (comme jeudi avec Louis-François).
Tout en parlant avec mon ami de nos familles et de nos deux pays, je le mène à Liège.
Liège, à l'est du territoire, est la plus importante ville de Wallonie (Charleroi en est sa plus importante commune, à l'ouest). L'une des rares villes en Europe à posséder, malgré sa relative modestie (600.000 habitants avec la grande agglomération), une histoire politique continue depuis le Xe siècle jusqu'à nous, ayant été un Etat indépendant de 980 à 1795.
La centralisation belge l'a amputée d'un développement qui l'aurait amenée à devenir peut-être le plus important centre urbain de l'Etat belge (certains l'avaient proposée pour abriter la CECA, ancêtre de l'Union européenne). En tout cas, bien placée sur la Meuse, important fleuve d'Europe (avec le Rhin et la Seine) depuis toujours, elle est le troisième port fluvial du continent, le huitième aéroport européen pour le fret, possède une grande université publique et - ce qui pèse souvent beaucoup - un passé politique, culturel et historique capital.
L'histoire d'une ville et d'un pays par l'art
Un peu de culture vous permet d'en saisir le fil à travers le Parcours chronologique proposé au musée de la ville, nommé, du nom d'un riche industriel du 17e siècle le «Grand Curtius».
On passe ainsi de représentations de la Vierge (comme celle d'Evegnée), aux traits durs, à peine démarqués d'une idole païenne, aux traits de plus en plus fins des Christs et d'autres personnages religieux comme les Vierges en majesté ou celles de Del Cour au 18e siècle, en passant par toutes les autres époques de l'Art mosan, chapitre de l'histoire culturelle européenne dont le berceau est le pays mosan et la Wallonie.
Le «parcours chronologique» du musée nous fait passer aussi par le grand massacre de Liège en 1468 (par le Duc de Bourgogne, acte barbare qui n'est pas loin de son déclin), la Révolution liégeoise et française (proches et convergentes en Wallonie), avec la destruction de la Cathédrale Saint-Lambert, acte qu'un très bon historien, Philippe Raxhon, rapproche de et compare avec l'exécution de Louis XVI, manière de rompre avec un monde et qui clôt l'histoire de l'indépendance liégeoise.
Le Québec existait avant le Canada
L'histoire de Liège se poursuit cependant, mêlant toujours la vie des hommes (y compris les violentes luttes sociales en cette ville la plus grande du Pays wallon), et l'art: musique, statuaire, peinture, littérature. Sans elle, la Wallonie n'existerait pas.

Le Québec préexistait au Canada, me dit Louis-François. La Wallonie préexiste d'une certaine façon aussi à la Belgique. Il n'est pas si complexe - comme je viens de l'écrire ici en deux ou trois heures - de souligner les racines anciennes et communes de tous les Wallons (j'en parle à l'aise n'étant pas né dans la partie mosane de la Wallonie).
Le trajet historique de Liège - dont on peut retrouver le fil sans se perdre à fabriquer de complexes solutions de continuité, chose assez rare - en témoigne, comme, hors de Liège, les autres témoins de l'Art mosan dispersés dans la plus grande partie de la Wallonie comme à Dinant, Nivelles, l'Ardenne. La grande exposition de Charleroi, en 1911, l'a montré de manière décisive mais incomplètement assimilée par le public wallon.
Amour du pays et chauvinisme pronographique
La revendication flamande est aussi culturelle en Belgique.
Elle procède d'une mise en infériorité de la langue néerlandaise qui a d'ailleurs pu être le fait tant d'une bourgeoisie wallonne que flamande dans le cadre de l'ancien Etat unitaire belge, mais qui se voulait et se sentait francophone.
Bien que ne reniant pas du tout son héritage français, la Wallonie se trouve formidablement piégée par celui-ci. D'abord parce que cet héritage francophone est lié à quasiment 150 ans d'Etat unitaire à dominance francophone, ce qui tend à transformer (maquiller), tout ce qui est wallon en belge francophone. Ensuite parce que, comme l'illustre un incident des jours précédents, c'est utilisé, consciemment ou non, pour fixer les Wallons dans la nostalgie d'un Etat unitaire qui les a pourtant autant malmenés que les Flamands. Parce que l'affiche présentant une exposition prestigieuse de Bande dessinée au Parlement flamand contenait une vignette de François Schuyten avec un phylactère en français, celle-ci a été censurée par le Pésident du Parlement flamand Jan Peumans.
Béatrice Delvaux rugit ce samedi dans Le Soir que la culture ne peut jamais être utilisée en faveur d'une idéologie! C'est quand même être très naïf! Alors que, depuis 1830, la culture, tant en Flandre qu'en Wallonie, est mise au service de la vision nationale belge et monarchique d'une manière qui ne peut se comparer qu'avec la propagande la plus grossière. Ce que Le Soir ne met jamais en cause. Pourtant...
Le Concours musical Eugène Ysaÿe par exemple, qui se déroule ces jours-ci, a été rebaptisé Concours Reine Elisabeth (l'épouse du roi Albert I (1909-1934)), sans doute parce que l'on estimait qu'un simple musicien était une manière incongrue de nommer un des événements musicaux les plus importants du pays? Et d'autant plus qu'il était wallon?

Hier au JT1 de la RTBF, à l'occasion de la présentation à Cannes du film Le Passé d'Asghar Farhadi, très grand cinéaste qui avait déjà fortement impressionné les critiques avec son premier film La Séparation, on a pu reparler de celui-ci. Qui, sinon un cinéaste iranien, me disait un ami cinéaste, peut capter les images, les non-dits, les expressions des corps dans une famille iranienne, où un couple se défait? Ici, c'est encore un autre film consacré à une famille, je ne l'ai pas encore vu.
Certes, la télévision en a un peu parlé. Mais elle a surtout insisté, pendant de très longues minutes, sur la qualité de BELGE de l'actrice montoise Pauline Burlet (qui joue dans ce film), ceci, précisément, après avoir vivement critiqué l'attitude «nationaliste» de Jan Peumans. Le fait de marquer tout qui se distingue en Wallonie de l'épithète BELGE n'est sans doute en rien nationaliste et ne sert probablement qu'à exalter l'humanité? Oui, c'est ce que pensent beaucoup de gens en Wallonie et à Bruxelles. Je n'accuse pas seulement la télé, mais aussi notre aveuglement à nous, Wallons.
D'autres que moi sont cependant parfois effarés de ce nationalisme effréné de la télévision belge. Pas seulement parce que c'est le signe d'un certain autisme à l'égard de l'évolution politique du pays qui conduit inéluctablement à une Wallonie de plus en plus autonome et à une Belgique de plus en plus réduite à rien. Mais aussi et surtout parce que, quand la Wallonie sera dégagée de la monarchie et de cet Etat qui l'a profondément dégradée , ce chauvinisme belge exacerbé risque d'être remplacé par un chauvinisme wallon d'aussi piètre substance, d'aussi mauvais goût, d'inspiration aussi haineuse. Haineuse de la Flandre, haineuse de la Wallonie.
Il est possible pourtant, je pense, de parler d'un pays en en sauvant la dignité et la beauté. C'est ce que j'ai essayé de faire ici en souvenir de la visite d'un grand ami de l'autre côté de l'Atlantique et venu d'un pays que détruit une autre haine. Comme le montre Frédéric Bastien dans La Bataille de Londres que j'ai commencé à lire.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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