Rappelez-vous le Dernier des Mohicans. Magua, le chef huron, ne marche pas à l’affectif. Il arrache et mange à moitié le cœur du colonel Munro, fait griller vif le jeune Major Duncan Heyward, traîne en esclavage la larmoyante (on le serait à moins) Alice Munro et tue finalement Uncas, le fils unique de Chingachgook — le « dernier des Mohicans ». Parce que le fils adoptif de Chingachgook, Nathaniel Bumppo, dit « Œil de faucon », dit « Bas de cuir », dit « la Longue carabine » (Fenimore Cooper m’a assuré dans une conversation privée au dessus d’une table tournante que non, ce n’était pas une métaphore cochonne), est un Blanc comme vous et moi, et d’ailleurs il est mort sans descendance — lire la Prairie, qui clôt le cycle Natty Bumppo.
Bon. Magua meurt à son tour. Mais ses héritiers sont toujours là, prêts à arracher des cœurs de Blancs. Par exemple celui de Robert Lepage, illustrissime metteur en scène canadien — donc une cible de premier choix.
Robert Lepage est blanc. Un enculé de Blanc, s’il faut en croire l’actualité récente du Québec. Le genre qui est capable de faire chanter (dans un spectacle qui devait s’intituler SLAV, pour le Festival de jazz de Montréal) du blues à une Blanche ! Le genre qui est capable de faire jouer un rôle d’Indien par un acteur qui n’est pas 100% « native » — et tant pis s’ils ont tous été exterminés, tant pis s’il n’y a pas assez d’acteurs indiens de qualité pour monopoliser les rôles de Kanata (titre originel d’un spectacle donc annulé), que devait jouer le Théâtre du Soleil en décembre à Paris et plus tard au Québec — et qui est remis sine die, les producteurs canadiens ayant retiré leurs billes, sous pression de l’extrême gauche « racialiste », dit le Figaro — raciste, dit Mathieu Bock-Côté, et il a bien raison.
C’est d’autant plus drôle que Robert Lepage, dit notre sociologue mal pensant (deux mots en combinaison oxymorique, ces temps-ci — tant les sociologues font de leur mieux pour penser « bien », quitte à tordre le cou aux évidences) « renversait le regard historique traditionnellement posé sur le Canada, en privilégiant celui des Amérindiens par rapport aux Blancs. Lepage reconduisait, avec un génie dramaturgique indéniable, une lecture culpabilisante de l’histoire occidentale. »
Mais voilà : quand on accepte le jeu pervers de la culpabilité, on trouve toujours plus culpabilisant que soi. « Un groupuscule prétendant représenter une communauté « minoritaire » a surgi pour accuser la pièce de se rendre coupable d’appropriation culturelle, c’est-à-dire d’une forme de pillage symbolique propre à la domination néocoloniale que subiraient les populations « racisées » ». Nakuset, directrice exécutive du Native Women’s Shelter de Montreal, s’est déclarée « très heureuse » de cette annulation. Pauvre conne.
Je suggère que désormais toute organisation, tout groupuscule, tout individu utilisant ce mot, « racisé », soit systématiquement poursuivi pour racisme. C’est la moindre des choses, au moment où le mot « race » a disparu de la Constitution, non ? Et Mathieu Bock-Côté de conclure : « Les militants anti-SLAV ont soutenu qu’il était absolument illégitime qu’une Blanche puisse reprendre des chants composés par et pour des Noirs. Cet argumentaire prônant un principe d’étanchéité ethnique et réhabilitant la race comme catégorie politique est typique de l’extrême-gauche racialiste qui entend légitimer par là un authentique racisme anti-Bancs. »
En 1975 je suis allé voir jouer les Iks, une pièce adaptée d’un livre, Un peuple de fauves(1972), de l’anthropologue anglais Colin Turnbull (anglais ! Même pas noir !), mise en scène par Peter Brook (un Britannique lui aussi ! Même pas immigré !) au théâtre des Bouffes-du-Nord — un théâtre à l’italienne promis à la destruction, sauvé in extremis par Brook, qui longtemps affectionna ce lieu lépreux et magique.
Résumons, pour ceux qui n’y étaient pas : les Iks constituaient une tribu de chasseurs-cueilleurs dans une zone du Kenya que les Anglais avaient décidé de sanctuariser en parc naturel. Exeunt donc les primitifs, chassé par les écolos de l’époque. On les recase dans un autre coin du Kenya, en leur distribuant des sacs de semences afin qu’ils se sédentarisent et deviennent cultivateurs. Bref, on leur demande de réaliser en un an la révolution néolithique, qui nous a pris globalement un certain temps. Ils ont mangé ou vendu les grains de maïs, ont bu le résultat, sont tombés dans la mendicité larvaire et le désespoir lent — dix ans plus tard, il n’en restait plus un seul.
Fable sur les bonnes intentions, adaptée par Jean-Claude Carrière (qui n’est pas ik, ni africain), jouée par la troupe de Brook au complet — un Américain, Andrea Katsulas, un Japonais, Katsuhiro Oida, Un Malien (Malick Bakayoko — même pas Kenyan !), des Français (Maurice Bénichou — un Pied-Noir, un ancien « colon » !) et Anglais (Bruce Myers) de souche, et une Allemande noire (si — Miriam Goldschmidt). Un panorama mondial qui faisait de la pièce un magnifique plaidoyer pour l’humanité.
Ariane Mnouchkine, qui n’en revient toujours pas, a essayé de sauver le spectacle de Robert Lepage. En argumentant : « Ce sera toujours un acteur qui va jouer Hamlet ; et il n’a pas besoin d’être Danois. Je dirais qu’il vaut mieux qu’il ne le soit pas. Parce que le théâtre a besoin de distance, de transformation, de cette quête, de ce chemin de l’imagination. » Combien d’acteurs blancs ont joué Othello, avant et après Laurence Olivier ou Orson Welles, qui n’étaient pas noirs, quel culot, mais qui étaient sublimes ? Et alors ? « Intimidation inimaginable dans un pays démocratique », a déploré la directrice de la troupe du Soleil.
Mais peut-être ne sommes-nous plus en démocratie — en tout cas, nous n’y serons plus si nous laissons ces apprentis-nazis imposer leurs diktats. Combien de fois faudra-t-il expliquer que la terreur, aujourd’hui, n’est pas à droite ?
Impossible de mettre en scène les Iks aujourd’hui. Ni Othello, qui passe désormais pour une pièce raciste — et anti-féministe, visons large. Quelques abrutis de première grandeur agiteraient sur Internet le spectre du néo-colonialisme. Non content d’avoir éradiqué les Iks, l’homme blanc prétendrait les représenter dans un casting qui ne serait pas intégralement africain ? Impensable, pour les nouveaux coupeurs de têtes, grandes consciences auto-proclamés et grands cons certifiés.
Alors, disons-le franchement à ces jeunes enfoirés : vous êtes des minables, méprisables, indéfendables, qui bâillonnez la liberté d’expression au nom de grands principes foulés aux pieds par la même occasion. Extrême-gauche ? Extrêmement cons, ça, c’est sûr. Fascistes. Racistes. Pourris. Communautarisme mon cul ! Je vous pisse à la raie. Je vous conchie, apôtres du politiquement correct. Vous êtes de la boue. La lie de l’humanité. Héritiers des Khmers rouges et des Gardes de la même couleur. Des impuissants qui s’en prennent aux créations des autres parce qu’ils sont bien incapables d’inventer quoi que ce soit. Minables. Déjà morts à vingt ans.
Que des Québécois s’enrégimentent sous les couleurs du puritanisme intellectuel des facs américaines est une défaite de première grandeur pour la culture de la Belle Province — et pour nous. Et que des médias relaient les agissements criminels d’une bande de psychopathes en quête de notoriété me donne envie de vomir. Internet est le prochain tribunal de l’Inquisition, relais de toutes les rumeurs d’Orléans, bouche à feu de tous les va-de-la-gueule, où l’on peut assassiner un homme ou une création en dix secondes et quelques clics — et sous couvert d’anonymat, de surcroît.
Alors, je vous le dis, crétins décervelés : vous êtes la Bêtise incarnée, la Bête de l’Apocalypse, le troupeau aveugle du XXIe siècle. Le degré zéro de la pensée.
Et moi, je signe.
Jean-Paul Brighelli