Blanquer, La Fontaine et moi (et moi et moi…)

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Retour à l'enseignement classique des humanités

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En offrant les Fables de La Fontaine aux 800 000 enfants sortant cette année de CM2, le ministre sait-il bien ce qu’il fait ? Oui, je crois. Et ceux qui l’applaudissent savent-ils bien ce qu’ils applaudissent ? Ça, c’est moins sûr. Le ministère, qui sait bien comment les « professeurs des écoles » ont été formés par les IUFM et les ESPE, a d’ailleurs disposé en ligne des « ressources » censées leur apprendre à expliquer « le Corbeau et le Renard » — une fable particulièrement complexe sur la fonction performative de la parole (et toute personne qui dit autre chose ne l’a pas bien compris).




Le ministère, qui n’est pas forcément composé d’ignares et d’illettrés (il en est même qui y sont Agrégés de Lettres), sait que les instituteurs les plus pédagos (allez, 90%) ont encore en mémoire la diatribe sanglante de Rousseau, dans l’Emile (cette bible de l’enseignant qui explique par ailleurs que l’éducation des femmes doit être subordonnée aux hommes), contre les Fables :


« On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende ; quand ils les entendraient ce serait encore pis, car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu. »

Et d’expliquer que « Le Corbeau et le Renard »illustration


donne une leçon de « basse flatterie » ; que « La Cigale et la Fourmi »illus_granville02


recommande « l’inhumanité » ; que « Les Animaux malades de la peste » enseigne « l’injustice » ; que « Le Lion et le Moucheron »


54619c0ff838819360b8ac1f4a24819eincite à la « satire » venimeuse ; et que « Le Loup et le Chien »


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amène les petites filles à « l’indépendance », ce qui est certainement le plus gros péché sur la liste de notre ami Jean-Jacques, ami des femmes en particulier et du genre humain en général.

Si vous ne le croyez pas, allez-y donc voir.


En dehors du fait que Rousseau est aveuglé par ses œillères calvinistes, il faut bien remarquer que les pédagogues modernes n’ont pas pour La Fontaine un amour immodéré. Apprendre par cœur, c’est du psittacisme, et les Fables sont écrites en bon français, et non dans la langue hachée menue des élèves — un scandale. Les mômes risquent d’y trouver des mots étranges (« M’dam’, ça veut dire quoi, « ramage » ? Et « Phénix » ?) et des idées qui ne le sont pas moins.

Parce que les Fables ne sont pas exactement ce que l’on vous a dit.


Dans un article du Figaro, Patrick Dandrey, qui en connaît un bout sur le sujet, s’amuse de l’engouement du ministre pour l’œuvre de La Fontaine. « La Fontaine, explique-t-il, « est à la fois le plus unanimement partagé et pourtant le plus secret sous l’apparence de la simplicité. On commence par l’étudier pour cette raison, et pour sa musicalité. L’enfant le comprend d’intuition. Et, peu à peu, il pénètre dans ce miracle de sophistication, les allusions, les seconds sens. On n’a pas trop de toute sa vie pour le comprendre. » Et d’ajouter : « C’est qu’au lieu d’aller directement aux choses, l’auteur passe par des détours. »

Oh oui !

Une petite fille que je connais assistait un jour à la lecture du « Loup et l’Agneau » en grande section de maternelle. L’institutrice, formée dans un IUFM quelconque, dévidait la morale initiale — bref, les forts mangent les faibles. À croire que La Fontaine avait lu Geoffroy Saint-Hilaire, à qui Balzac a dédié le Père Goriot. Fatiguée d’entendre des pauvretés sur un poème qu’elle connaissait déjà par cœur, la petite fille coupa son institutrice — avec ce mélange d’audace naïve, d’arrogance tranquille et de « mépris d’avance » dont elle témoigne vis-à-vis d’adultes d’un QI inférieur au sien : « Pff… En vérité, c’est l’histoire de l’élimination de Fouquet, le surintendant des Finances, par Louis XIV et Colbert », dit-elle à la maîtresse médusée. « Et La Fontaine, ajouta-t-elle, avait eu le courage de protester contre l’emprisonnement de son ancien protecteur. »

Cela lui valut de sauter une classe, l’institutrice (qui ignorait tout de Fouquet) ayant sagement compris qu’elle perdrait son temps en CP.

La gamine aurait pu ajouter que La Fontaine paya cher son audace : des années durant, le roi s’opposa à son élection à l’Académie. Louis XIV est l’homme qui préféra y faire élire Nicolas Potier de Novion (qui ça ?) ou Jacques-Nicolas Colbert, qui n’avait d’autre mérite que d’être le fils de l’autre. La Fontaine dut patienter jusqu’en 1684 — vingt ans après le début des Fables. Le temps de faire oublier qu’il avait toujours rué dans les brancards, et professé le libertinage.

Parce que c’est la première qualité du fabuliste : c’est un esprit libre, en un temps où les gens de Lettres (bien entendu, cela a bien changé aujourd’hui…) étaient asservis au pouvoir. Le Roi ne l’aimait pas ? Eh bien il s’en consolait chez la duchesse de Bouillon, la duchesse d’Orléans ou Mme de la Sablière. Les prêtres ne l’aimaient pas ? Les Fables les montraient du doigt, « retirés dans un fromage de Hollande » ? Tirant les marrons du feu ? Aucune importance. La Fontaine fit une fin chrétienne, parce qu’il fallait le faire — comme Condé avant lui, et avec aussi peu de conviction.

Mais ce n’est pas encore dans sa contestation radicale et souterraine de l’ordre établi qu’il est le plus remarquable. C’est dans le choix même de la Fable. Dans l’animalité mise en scène dans ce theatrum mundi (on parlait latin à l’époque, chez les lettrés, on ne disait pas encore « société du spectacle »). C’est, comme dit Sollers (« Subversion de La Fontaine », in la Guerre du goût) parce qu’« il parle à partir du bas dénié (…) L’animal vit en moi, je le reconnais, il parle mon langage ». À une époque où Racine intellectualise la passion (cherchez donc les références explicites au bas-ventre dans Phèdre…), La Fontaine use des animaux pour faire remonter l’animalité sous-jacente. Cyrano de Bergerac (le vrai) n’avait pas fait mieux, qui plaisantait en disant que le serpent de la Genèse avait été enfermé par l’Eternel dans le ventre de l’homme, et qu’il se dressait contre la femme, conformément à la parole de Dieu, en faufilant sa tête à travers la braguette.

Cette part animale est d’ailleurs une obsession du XVIIème siècle. Regardez les caricatures de Le Brun, qui ont enfanté une tradition durable.


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Alors, ne boudons pas notre plaisir : que les enfants lisent La Fontaine, fort bien. Qu’on le leur explique, ce serait mieux. Tiens, je vais passer deux mois à le commenter aux hypokhâgneux, l’année prochaine — histoire de leur faire sentir qu’on ne le leur avait jamais vraiment donné à connaître.


Jean-Paul Brighelli


PS. « Il court sur La Fontaine une rumeur de paresse et de rêverie… » : ainsi Valéry commence-t-il une remarquable étude sur la technique du fabuliste. Comme disait Dandrey dans l’article cité plus haut, La Fontaine est « l’un des auteurs les plus craints par les étudiants, car il est extrêmement subtil à analyser ». Eh bien oui : La Fontaine, c’est un sommet.