La "perception", en politique et ailleurs

La télévision, comme la démocratie, l’une dépendant maintenant de l’autre, s’alimente de cet état où personne ne sait à quoi s’en tenir.

Chronique d'André Savard


Katia sort d’un bar. Le quartier est animé. Les gens rient ou passent très vite. Katia voit un homme appuyé sur un genou et qui tente de se relever. Des clients d’un bar voisin restent attablés. Personne tout près ne quitte la queue à l’entrée d’une discothèque pour l’aider. À la réaction impassible de la rue, Katia conclut qu’il s’agit d’un homme saoul qui titube et qui cuve son vin à l’air libre.
Et si l’homme à genou était plutôt un cardiaque qui vient d’être frappé d’une crise cardiaque? Peu probable, vous répondra Katia. Dans une rue aussi fréquentée, les secours auraient déjà été alertés. Les réactions des passants montrent, autant de gens ne peuvent se tromper, qu’ils ne se méprennent pas sur la nature du phénomène. D’ailleurs les beuveries sont courantes dans ce coin de la ville.
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Katia vient de manifester une réaction typique et maintes fois observée dans plusieurs études comportementales. En état d’incertitude, un individu se fie sur la réaction des autres pour déterminer la nature précise d’un événement. Si l’événement a lieu en pleine rue, il va se référer à la manière affichée des passants pour prendre ses responsabilités.
Quel que soit le niveau culturel, le pays, le sexe, dans un état d’incertitude, l’individu cherche à se guider sur la réaction des autres pour assumer ses responsabilités. Dans le cas de Katia, il est fort possible que tous les autres ne savaient pas plus que Katia. Ils se sont référés notamment à la réaction de Katia pour réagir à leur tour. Tout le monde a cru que l’autre savait plus qu’eux en restant impassible.
En psychologie sociale, ce genre d’enchaînement est appelé le principe de l’ignorance collective. S’il y a des doutes sur l’état réel de l’homme à genou, les doutes seront aussi grands sur les responsabilités de chacun. C’est assez paradoxal mais c’est ainsi : quand vous laissez les autres en arriver à leurs propres conclusions sur la nature exacte d’un phénomène d’apparence imprécise, l’imitation instruira le jugement personnel.
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Le cas de Katia s’applique en politique, un domaine où l’état d’incertitude est inhérent. Si vous prononcez le mot « politique », la réaction la plus probable en sera une de dédain supérieur. On est collectivement au-dessus de ça et le mépris de chacun sert de modèle. S’il y a vraiment urgence, quelqu’un d’autre devrait agir, va agir ou a déjà agi. Ou, si tel n’est pas le cas, c’est que les politiciens ne savent pas prendre leurs responsabilités.
Le témoin abandonne sa responsabilité de voir. Quand on ne sait pas quoi penser, on ouvre la télévision où on se fait présenter des témoins choisis en particulier pour voir : des délégués d’office. Si ces témoins sont choisis sur le principe de respecter des règles de neutralité bienveillante, l’opinion publique va imiter cette responsabilité diluée entre plusieurs façons de voir.
La politique étant un phénomène public, il se manifeste comme une suite d’événements au milieu d’un carrefour. Comme dans le cas de Katia, on y est donc aux prises avec la même passivité du passant. Si Katia devant l’homme agenouillé l’avait vu reprendre ses esprits un instant pour la désigner, elle en particulier, et lui dire : "J’ai besoin d’aide", Katia aurait réagi avec plein de sollicitude. Mais personne ne vient cogner à notre porte. C’est la collectivité, à travers nous, qui est visée. Dans l’univers de la télévision, on est en face d’une responsabilité en suspens où personne n’est désigné en particulier. On est en principe neutre, en attendant des constructions ultérieures de l’opinion publique.
On entend Pierre Falardeau demander : "Que sont les intellectuels québécois devenus?". Ils sont moins présents en effet parce que les témoins les plus invités sauront parler des phénomènes les plus contagieux. Celui qui fut invité pour commenter à Radio-Canada l’ouverture du salon du livre fut Georges-Hébert Germain, un biographe de Guy Lafleur et de Céline Dion, deux personnalités télévisuelles. Il a d’ailleurs acquis sa réputation en travaillant comme commentateur à la télé.
À LCN, les figures de proue comme Martineau, Jean Lapierre, et Denis Lévesque ont fait leurs classes à Télévision Quatre Saisons. Ils peuvent commenter sur une femme atteinte de porphyrie qui s’habille en vampire, sur la mort d’un personnage de téléroman, sur Stéphane Dion qui n’arrive à passer l’écran ou sur Jean Charest qui y parvient mieux qu’avant. Les actualités font partie des variétés.
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La télévision, comme la démocratie, l’une dépendant maintenant de l’autre, s’alimente de cet état où personne ne sait à quoi s’en tenir. La démocratie ayant son plus haut lieu d’expression à la télévision, on juge de sa santé par la faculté des grandes chaînes d’équilibrer les armes d’influences sur les plateaux de tournage. Un soir, l’actualité québécoise est commentée par Bernard Lord, ancien premier ministre du Nouveau-Brunswick et par Sheila Coop, qui fut un bras droit de Jean Chrétien au lendemain du dernier référendum. Ils ont mission de faire bonne mesure en assurant un point de vue plus extérieur sur le Québec tandis que le ministre Couillard ou Mario Dumont reflèteront un point de vue émanant davantage de l’intérieur du Québec.
Le message sous-jacent est celui-ci : la démocratie c’est l’alternance des points de vue. Le point de vue des régions versus celui de Montréal, les points d’intérêt particulier ou ceux d’intérêt général. Les recherchistes chargés de trouver les témoins de l’époque passent par les filtres reconnus. Il y a les représentants des milieux des arts, des municipalités, des syndicats agricoles ou de l’université. Il faut qu’ils soient « représentatifs ». Cela qui signifie qu’ils seront sélectionnés d’après leur faculté d’exprimer les similarités de leur groupe social.
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Ou vous êtes un auditeur semblable aux gens ordinaires et qui téléphone aux lignes ouvertes ou vous êtes le représentant d’une similarité de groupe. Les gens s’intéressent et imitent principalement leurs semblables. Une expérience a été menée aux U.S.A. par des sociologues de l’université Columbia. On a abandonné des portefeuilles en différents endroits avec mention du nom du propriétaire en cas de perte, une somme de deux dollars et un chèque de vingt-six dollars. Chaque portefeuille contenait une lettre du propriétaire signalant les dispositions à prendre en cas de perte. Dans la moitié des portefeuilles le message était adressé dans un anglais correct, dans la seconde moitié dans un anglais vacillant, plus vraisemblablement celui d’un étranger.
Trente-trois pour cent des portefeuilles furent renvoyés à leur propriétaire quand celui-ci était perçu comme dissemblable et soixante-dix pour cent quand ils étaient perçus comme issus d’un citoyen semblable. La tendance à faire confiance à son semblable et à se méfier des étrangers n’est pas une caractéristique québécoise. Elle forme une base en publicité où on nous montre des gens ordinaires témoigner de leur amour pour la marque Tide. Elle explique le succès de Loft story, ces jeunes bien proportionnés mais d’esprit ordinaire, englués dans des intrigues, qui veulent être plébiscités et éviter ainsi l’élimination.
Bien qu’exacerbée par la télévision, cette tendance n’est pas le lot de notre époque. Le roman de Goethe Les Souffrances du Jeune Wether a entraîné une telle épidémie de suicides en Europe que des Etats interdirent le roman. C’est pour cela aujourd’hui que bien des salles de nouvelles reçoivent la consigne de ne pas faire trop de publicité aux suicidaires.
La confiance dévolue aux semblables répond indirectement à la question de Falardeau : "Que sont les intellectuels québécois devenus?". Ils aspirent probablement à la consécration télévisuelle et elle viendra peut-être s’ils sont porteurs du semblable ou s’ils sont représentatifs, ce qui équivaut à manifester une similarité de groupe. Sinon, il y a moyen de tenter sa chance comme personnage atypique. Préparez votre costume. Faites comme Victor Lévy-Beaulieu qui porte une barbe à la Victor Hugo, un grand chapeau et qui dit que Mario Dumont va faire l’indépendance grâce à son parti des régions.
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Mais on dira : si on barbote dans l’incertitude et qu’on n’a personne à imiter, que fait-on? Le jugement des individus en général s’appuie sur ce que l'on nomme la perception contrastée. On juge d’après les termes de la comparaison. Si vous entrez aux rayons des électroniques, on vous montrera à l’entrée un modèle fort cher en ultra haute définition par rapport auquel le modèle moins performant de mille dollars paraîtra comme une aubaine.
En politique, si le contraste s’établit entre la « séparation » et l’intégration dans le « pays » avec une certaine latitude administrative, la perspective de rester une province paraîtra beaucoup plus clémente. On comprend donc pourquoi les fédéralistes tiennent tant au contraste et qu’ils insistent autant sur le terme « séparation ». C’est comme tremper une main dans l’eau froide après l’avoir trempé dans l’eau tiède. On jugera alors l’eau froide encore plus froide et on retournera à l’eau tiède, l’incertitude, l’apparente douceur du ni chaud ni froid.
André Savard


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1 commentaire

  • Fernand Lachaine Répondre

    20 novembre 2007

    En lisant votre rubrique, la déclaration de monsieur Gérard Bouchard à l'effet que les citoyens regardaient trop la TV, radio etc , ou quelques choses dans ces eaux-là,m'est revenue.
    À ce moment je croyais et je crois encore que monsieur Bouchard avait et a toujours raison. Votre rubrique vient confirmer ce qu'il affirmait. Tous les journaux, stations de TV et de radio s'ayant tellement acharnés sur lui qu'il s'était excusé publiquement. Il avait pourtant raison tout comme votre article
    Merci monsieur Savard.
    Fernand Lachaine