La monarchie belge écrase et s'écrase

Chronique de José Fontaine

Delphine Boël, la fille illégitime du roi des Belges, révélée en 1999 à travers le livre d'un jeune Flamand, Mario Daneels, assigne le roi des Belges et son père légal Jacques Boël au tribunal de même que le Prince héritier Philippe et la princesse Astrid (enfants du roi). Son objectif est d'obtenir des prises ADN permettant d'établir qu'elle est bien la fille du roi. Ce qui semble n'être qu'une affaire de famille devient, dans le cadre d'une monarchie constitutionnelle héréditaire, une affaire d'Etat, au surplus quand il s'agit d'une monarchie comme la monarchie belge. Voyons pourquoi.
La distinction privé/public ne vaut pas pour cette institution d'Ancien Régime
Que cette affaire provoque un certain émoi ne tient pas seulement au fait que les affaires privées des familles nobles ou des vedettes du cinéma ou de la chanson attirent toujours l'attention. Il y a aussi le fait que la monarchie, institution d'Ancien Régime, garde, dans certains domaines - mais tout à fait importants comme on va le voir - la trace d'une période de l'histoire humaine où la distinction public/privé n'existait pas pour mille raisons et notamment le fait que l'espace public (tel que le définissent Kant ou Habermas), n'existait pas au sens d'aujourd'hui. Sans commencer à décrire pourquoi l'Ancien régime ne faisait pas cette distinction il faut rappeler qu'un article de la Constitution belge s'écrit comme suit :
Article 85 : Les pouvoirs constitutionnels du Roi sont héréditaires dans la descendance directe, naturelle et légitime de S.M. Léopold, Georges, Chrétien, Frédéric de Saxe-Cobourg, par ordre de primogéniture.

Il y a là une interférence évidente entre le privé - les enfants qu'un être humain a avec son conjoint légal -, et le public - l'attribution au premier-né de ces enfants de la charge de chef de l'Etat.
L'intérêt que porte la population et les plus hauts responsables à ces questions se comprend. Comme c'est bien l'union d'un homme et d'une femme qui détermine la transmission du pouvoir politique le plus permanent dans une monarchie héréditaire, on comprend que cela doive être contrôlé. A la cour de Louis XIV, les courtisans assistaient au coucher du roi et aussi à l'accouchement de la reine. Cela peut sembler évidemment étrange, mais je pense que l'article de la Constitution que je cite ci-dessus permet de le comprendre et même de le réaliser. Il y a à tout cela une connotation belgicaine.
Le Congrès national belge de 1830 choisit la monarchie comme régime

La révolution de 1830 en Belgique est une révolution libérale-nationale et on pourrait même dire républicaine. C'est une révolution bourgeoise, certes, qui exploite habilement des troubles sociaux surtout violents à Bruxelles et dans plusieurs villes de Wallonie qui mettent aux prises des troupes hollandaises importantes qui, pour de multiples raisons, sont défaites et font des centaines de morts. Le Congrès qui se réunit ensuite doit choisir le régime politique belge. Il y a plusieurs républicains dans cette assemblée bourgeoise mais tous sont des démocrates bourgeois. Ils choisissent la monarchie, car il était sans doute difficile à l'époque, surtout pour un jeune Etat comme l'Etat belge, au surplus moyenne puissance, de défier une Europe qui ne comptait que des monarchies [[Avec quelques exceptions comme les Cantons suisses]], en proclamant la République. Au surplus ils ont le sentiment que la monarchie avait quelque chose de plus stable permettant de fonder plus solidement l'Etat.
Mais il ne fait pas de doute que ces gens restent des démocrates. Une déclaration faite au Congrès national peu après l'adoption de la Constitution belge en 1830 l'illustre bien. Elle est de Jean-Baptiste Nothomb, un homme important dans le Congrès :
« L'hérédité et l'inviolabilité sont deux fictions politiques, deux fatalités publiques, deux exceptions dans l'ordre social. Face à ces fictions se dresse, toujours menaçante, la souveraineté du peuple qui, dans les cas extrêmes, les brisera sur-le-champ
L'hérédité, nous savons ce que c'est. L'irresponsabilité c'est le fait que le roi dans une monarchie constitutionnelle ne peut pas être mis en cause par le Parlement mais ne peut agir qu'avec la contreseing d'un ministre qui, lui, est responsable de tous ses actes devant le Parlement, ce qui sauve au fond le fait que celui-ci décide toujours en dernière instance. Mais ce qui aussi garantit en réalité un très grand pouvoir à un roi habile dans la mesure où il peut accumuler, par ses contacts permanents avec les ministres qui sont aussi dans la coutume et de par les nécessités de la Constitution belge, un pouvoir d'influence énorme. Pouvoir de l'ombre certes, mais que conforte en plus, au dehors, le prestige qui encore aujourd'hui s'attache à la noblesse, encore plus à celle de sang royal. C'est ce qui a fait du roi des Belges dès 1831, longtemps, le premier personnage du Royaume non pas seulement protocolairement mais aussi politiquement. Ce qui a été vrai des deux premiers rois mais aussi surtout du troisième auréolé par la victoire de novembre 1918 face à l'Allemagne (Albert I).

Son successeur a été au contraire balayé par une réaction et dans des circonstances qui ne sont pas sans rappeler la phrase de Nothomb : la rupture avec le gouvernement en mai 1940 face à l'envahisseur allemand et au bout du compte son retrait fin juillet 1950, quand même déshonorant face à l'insurrection de la Wallonie (22 juillet 1950-1er août). Son fils a rétabli les choses. Son deuxième fils, le roi régnant actuellement, déjà bien moins, quoique faisant preuve souvent d'autorité et s'entendant bien avec la classe politique, sans la dominer comme le faisait son frère.
Les connotations belgicaines de la monarchie
Quand la bourgeoisie francophone dominait sans partage l'Etat belge (rappelons que cette bourgeoisie était tout autant wallonne que flamande puisqu'on l'oublie toujours et même plus flamande que wallonne d'ailleurs), la fonction symbolique d'unité a moins été mise en avant. Mais elle a commencé à paraître quelque chose d'essentiel pour l'unité belge à partir de l'exacerbation des tensions communautaires dans l'entre-deux-guerres. Certes, déjà Léopold I, homme sans fortune, avait été doté dès les premières années du Royaume d'une fortune immense par la Société générale, la plus importante banque d'affaires et le plus important holding du pays jusqu'aux années 80. Mais le capital symbolique d'Albert I en raison de la victoire de novembre 1918 peut être considéré comme encore plus grand, capital certes mal entretenu par son fils, mais bien mieux par son petit-fils, Baudouin I, mort en 1993, dont on voulait faire un saint (jusqu'à ce que l'on se rende compte qu'il avait du sang sur les mains : complicité d'assassinat du Premier ministre du Congo en janvier 1961 et de plusieurs autres ministres congolais).
Mais il fut attribué au roi, non seulement d'être le symbole de la nation (ce qu'il a été dès le départ), mais aussi (c'en est proche, mais différent), celui qui, par-dessus la grande dualité nationale belge (Flamands et Wallons), assurait l'unité de la nation. On le croit, c'est faux (il est la résultante de l'unité et quand l'unité n'existe plus, son absence le brise comme avec Léopold III). Mais le fait de le croire en produit peu ou prou l'existence et de très grandes gênes dans la vie politique belge.
La classe politique gère toujours avec embarras la monarchie
Tout ce qui touche à la monarchie belge pour ces multiples raisons continuent à gêner la classe politique belge même si elle a peu à peu pris l'ascendant sur le roi : notamment à cause de la croyance fausse que l'Etat ne peut s'en passer, ce dont il est parfaitement capable. Quand le Grand-Duc du Luxembourg a précisé il y a quelques années qu'il ne signerait pas une loi permettant l'euthanasie, le Premier ministre luxembourgeois a déclaré immédiatement que la Constitution serait modifiée, sans aucun complexe. Il n'en va pas de même chez nous.

Aujourd'hui même 22 juin, on apprend - grâce à elle d'ailleurs - que la liaison de l'actuel roi avec la mère de Delphine Boël, Madame de Selys, avait provoqué toute une série de tractations au moment où Albert a envisagé de divorcer. Avec le roi Baudouin, le Premier ministre d'alors, Tindemans, le chef de cabinet du roi, André Molitor, un ancien avocat à la Cour de Cassation Walter Ganshof van der Meersch, habitué des missions difficiles. Les conditions étaient très dures pour Albert. Madame de Selys ne pouvait jamais voir les enfants qu'Albert avait eus avec Paola. Elle ne dit ne pas se souvenir s'il perdait son titre de Prince Héritier. Je ne vois pas pourquoi il l'aurait perdu, mais Béatrice Delvaux écrit tout de même dans Le Soir de ce 22 juin que tout cela a «déterminé l'histoire de la monarchie» et donc aussi, ajoute-t-elle, «le cours de notre histoire».
En tout cas, c'est à la demande de Madame Selys que l'actuel roi ne divorça pas.
Ce que l'on peut retenir de toute l'interview d'Evelyne de Selys c'est que, en raison du secret dont s'entoure la monarchie sur son influence politique comme sur sa vie privée, en raison aussi du fait qu'il y a une sorte d'hypocrisie bien-pensante dans tout ce qui touche la famille royale, cela brise des personnes. Mais cela renvoie aussi à des collectivités ce qui est plus grave.
Les meurtres symboliques de la monarchie belge
La fille d'Evelyne de Selys et d'Albert II (ou ses enfants), dans le milieu où elle vit fatalement (la noblesse, la grande bourgeoisie), est, disons-le, mise en quarantaine (écoles, vacances, mondanités etc.), ceci pour l'écarter de tout contact même seulement avec des fils ou filles des enfants du roi des Belges actuel. Ceci depuis que l'on sait qu'elle est la fille d'Albert II qui n'a jamais voulu la reconnaître et a même rompu avec elle.
Bien que les journaux belges n'en parlent pas, ceci me fait penser aux avanies que dut subir le Premier ministre belge de mai 1940, le Wallon Hubert Pierlot, monarchiste convaincu, mais qui lorsque le roi Léopold III capitula le 28 mai 1940, rappela en termes d'une grande élévation, le jour même et depuis Paris les principes démocratiques.
C'était un Ardennais catholique de droite, mais c'était aussi un démocrate. Il avait épousé une fille de la noblesse. Lui et sa femme perdirent toutes leurs relations et lorsque le roi Baudouin I rendit viste à sa ville, Arlon, à l'automne 1950, alors qu'il était dans les personnalités (l'ancien Premier ministre belge durant toute la Deuxième guerre mondiale! ayant mené son pays à la victoire!), Baudouin arrivé à sa hauteur, après avoir serré la main de la personne qui était avant Pierlot passa devant lui sans le voir et salua la personne suivante.
Dans le cas présent ce sont des opportunités royales privées qui ont des conséquences privées profondément injustes sur la vie de Delphine Boël et sa mère, des meurtres symboliques. A travers le cas d'Hubert Pierlot, la rancune du père de Baudouin à son égard l'avait mis à l'écart de relations également privées dont on a besoin dans la vie. Mais aussi et surtout, au-delà du cas privé de Pierlot, il y avait l'insulte faite à la population belge, notamment wallonne dont le beau discours de Pierlot en mai 1940 explique aussi le refus qu'elle fit valoir dans le sang répandu pour chasser un homme comme Léopold III durant le mois de juillet 1950. Pierlot, Premier ministre nié par le roi en 1950 fait songer au Premier ministre Lumumba dont l'assassinat, lui, ne fut pas symbolique, pas plus que celui de Julien Lahaut le 18 août 1950.

Dans les deux cas (et il y en a bien d'autres que je ne peux pas énumérer ici comme un monument à Léopold III érigé au champ de bataille de la Lys de mai 1940 là où il avait violé la Constitution belge avant de s'accommoder des Allemands : le Premier Ministre Van Acker eut le culot d'y faire un éloge vibrant de Léopold III sous les ovations de la population à Courtrai qui est une ville flamande), tout ceci montre qu'il est temps que «se dresse [...] menaçante, la souveraineté du peuple» et qu'elle brise «sur-le-champ», cette monarchie belge, devenue incompatible avec le nouveau régime confédéral que se donnent Wallons et Flamands, avec l'inaptitude manifeste du Prince-Héritier, avec la démocratie et l'humanité tout simplement. Il est temps d'en finir, comme le proposait Jean-Baptiste Nothomb en 1830, avec cette «exception dans notre ordre social».

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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