La manipulation de l’opinion publique selon son inventeur

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Un jeu d'enfant


Le présent article propose une analyse du contexte historique et des fondements idéologiques de la théorie de la manipulation de l'opinion publique élaborée par Edward Bernays. Sauf indication contraire, l'ensemble des citations entre guillemets sont extraites du Propaganda (1928), dans sa traduction française parue en 2007 aux éditions Zones/La Découverte.



La manipulation de l'opinion publique repose avant tout sur la manipulation du langage et, par là, des représentations mentales qui y sont associées. De ce point de vue, la propagande est d'autant moins une invention du XXe siècle que l'opinion publique et la presse était déterminantes en Europe depuis le XVIIIe siècle. La grande nouveauté de la « nouvelle propagande » d'Edward Bernays fut d'ériger la manipulation de l'opinion publique en une doctrine élaborée puisant aux sciences sociales et mise en oeuvre dans des techniques très abouties. Son époque était extrêmement favorable à l'éclosion d'une telle doctrine, autant du fait des découvertes anthropoliques et sociologiques que du large consensus de la société américaine autour du principe de la démocratie libérale.


 


EDWARD BERNAYS (1891-1995), PÈRE DE LA « NOUVELLE PROPAGANDE »


La théorie de la manipulation de l’opinion publique est née au début du XXe siècle, au cœur même de la démocratie libérale des États-Unis. Son inventeur et théoricien fut Edward Bernays (1891-1995). Émigré à New-York avec sa famille peu après sa naissance, il suivit des études d’agriculture voulues par son père, avant de se tourner vers le journalisme. Collaborateur à la Medical Review of Reviews, sa vocation à « fabriquer les consentements » lui apparut à l’âge de 21 ans, lorsqu’il s’engagea à faire jouer une pièce de théâtre dont le sujet – jugé scandaleux pour l’époque – semblait interdire qu’elle pût un jour être montée. Pour y parvenir, il inventa une technique qui devait devenir l’un des grands classiques des relations publiques et qui consistait à faire d’un objet de controverse une noble cause à laquelle le public ne manquerait pas d’adhérer. L’immense succès de la pièce convainquit Bernays de se consacrer entièrement à ce qu’il devait appeler pudiquement les « relations publiques ». Sa notoriété de publiciste ne cessa dès lors de croître, ce qui lui valut d’intégrer la Commission of Public Information, organisme créé par le gouvernement américain le 13 avril 1917 afin d’amener la population à soutenir sa décision, prise sept jours plus tôt, d’entrer en guerre. Cette commission fit la démonstration qu’il était possible de mener à bien et sur une grande échelle un projet de retournement d’une opinion publique fortement rétive. Comme à d’autres membres de la commission, ce succès inspira à Bernays l’idée de proposer en temps de paix, aux pouvoirs politiques comme aux entreprises, l’expertise d’ingénierie sociale développée durant la guerre : « C’est bien sûr, écrit-il, l’étonnant succès qu’elle [la commission] a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion, pour quelque cause que ce soit. »


 



Edward Bernays (à droite) et Sigmund Freud, dont il était le double neveu et auquel il vouait une admiration sans bornes.


Entre 1919 et l’éclatement de la crise en octobre 1929, Edward Bernays devint non seulement le plus célèbre « conseiller en relations publiques » (désignation qu’il créa sur mesure en 1920, sur le modèle de l’expression « conseiller juridique »), mais également le plus éminent théoricien et apôtre des relations publiques. Puisant aux sciences sociales – psychologie, sociologie, psychologie sociale, psychanalyse et autres – et à leurs techniques – sondages, consultation d’experts et de comités, etc. –, il s’efforça d’en définir les contours et les fondements philosophiques et politiques dans différents écrits, le plus significatif de ses ouvrages restant à ce jour son Propaganda rédigé en 1928. Affinant continuellement sa pratique, il multiplia les campagnes et les succès, dont le plus retentissant fut d’avoir amené, en 1929 pour l’American Tobacco Company, les femmes américaines à fumer. Nous reviendrons sur les plus caractéristiques de ses techniques de manipulation de l’opinion publique, mais il convient de dire d’abord quelques mots de l’idéologie politique qu’il contribua fortement à diffuser et qui devait marquer de façon indélébile les démocraties libérales de l’après-guerre.


 


LA « NOUVELLE PROPAGANDE »


Dans les années 1890, le physiologiste russe Ivan Pavlov (1849-1936) découvrit les lois fondamentales de l’acquisition et de la perte des « réflexes conditionnels », c’est-à-dire des réponses réflexes, comme la salivation, qui ne se produisent que de façon conditionnelle. Ses travaux sur la physiologie de la digestion furent très largement repris par la psychologie soviétique naissante pour fonder sa conception « mécaniste » de la psychologie humaine. La propagande soviétique devait en faire le plus grand usage avec le conditionnement idéologique, mais il devait aussi apparaître que de telles méthodes suscitaient des résistances insurmontables chez une petite minorité, y compris dans le cadre d’un programme de « rééducation » associant sous-alimentation et lavage de cerveau.



Ivan Petrovitch Pavlov en 1904. Convaincu que le marxisme reposait sur des postulats erronés, il eut ces mots fameux, parlant du communisme : « Pour le genre d’expérience sociale que vous faites, je ne sacrifierais pas les pattes arrières d’une grenouille ! » Ayant reçu le Prix Nobel de médecine en 1904, il fut toutefois autorisé à continuer ses travaux pendant la période soviétique. Il eut la douleur de les voir récupérés par des idéologies scientifiques – au premier rang desquelles la psychologie soviétique et le behaviorisme – qui heurtaient profondément sa foi orthodoxe et son personnalisme chrétien.


Une conception similaire, également inspirée des travaux d’Ivan Pavlov, connut un immense succès aux États-Unis jusqu’à la fin des années 1940. Lancée en 1913 par John B. Watson (1878-1958), qui lui donna le nom de behaviorisme, elle s’inspirait directement des travaux de Pavlov. Une erreur de traduction en avait cependant sensiblement modifié le sens : la notion pavlovienne de « réflexes conditionnels » avait été rendue en anglais par celle de « réflexes conditionnés », laissant ainsi entendre que le conditionnement du sujet dépendait moins de sa nature même que de l’action d’un tiers. C’était s’affranchir d’un déterminisme naturel pour adopter un déterminisme voulu et contrôlé par les auteurs du conditionnement : en bref, une instrumentalisation. Edward Bernays expose ainsi les principes du behaviorisme alors en vogue dans les universités américaines : « [Il] assimilait l’esprit humain à ni plus ni moins qu’une machine, un système de nerfs et de centres nerveux réagissant aux stimuli avec une régularité mécanique, tel un automate sans défense, dépourvu de volonté propre. […] Une des doctrines de cette école de psychologie affirmait qu’un stimulus souvent répété finit par créer une habitude, qu’une idée souvent réitérée se traduit en conviction. Ce procédé est illustré on ne peut mieux par une réclame longtemps considérée comme idéale, du point de vue de la simplicité et de l’efficacité : "ACHETEZ (avec, le cas échéant, un index pointé vers le lecteur) les talons en caoutchouc O’Leary. MAINTENANT !". »



John Broadus Watson, père du béhaviorisme, vers 1916-1920. Décidé à faire de la psychologie une science objective au même titre que la physique, il entendait se cantonner à l’étude rigoureuse des comportements tels qu’on peut les observer en réponse à des stimuli, en excluant tout aspect introspectif, émotionnel ou humanisant. Afin de démontrer que tous les comportements humains peuvent s’expliquer sans recourir à la notion de conscience et qu’ils ne diffèrent en rien des comportements des animaux, il eut l’idée de soumettre un bébé prénommé Albert à une expérience aussi célèbre que controversée. Aidé de son assistante Rosalie Rayner (à droite sur la photo), qui devint par la suite sa femme, il conditionna ce bébé à avoir peur d’un rat blanc en produisant un son violent – en frappant une barre métallique avec un marteau – à chaque fois qu’il lui présentait le rat au toucher. Il pensait ainsi démontrer que la théorie du comportement simple qu’Ivan Pavlov avait déduite de ses études sur les animaux rendait compte des comportements humains. Si le succès des totalitarismes du XXe siècle sembla d’abord lui donner raison, les résistances qu’ils suscitèrent signèrent l’échec de son idéologie scientifique. Le conditionnement behaviorien est un thème majeur des romans dystopiques d’Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes) et de Georges Orwell (1984).


Le coup de génie de Bernays fut de se détourner de ce modèle dominant aux États-Unis pour élaborer un modèle, non pas de conditionnement des individus, mais de manipulation des masses. Adepte enthousiaste du déterminisme psychique mis en lumière par son oncle, il regardait comme absurde que l’on pût réduire le psychisme de l’homme à une mécanique cérébrale sujette au seul déterminisme physiologique et environnemental. Il ne tenait rien en plus grande considération que les théories structuralistes de Freud, toujours en honneur en Europe. Mais nourris aux travaux de Trotter, Le Bon, Wallas et Lippmann, il lui apparaissait tout aussi clairement que « le groupe n’avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l’individu, [et] qu’il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d’expliquer. » « D’où, naturellement, la question suivante : si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ? ». Tel était le but de la « nouvelle propagande » dont il était l’inventeur.


Ce contrôle – ou, plus exactement, manipulation – des masses fondé sur la psychologie collective présentait une indéniable « avancée » sur le conditionnement de l’individu pratiqué à grande échelle aux États-Unis et en Union soviétique : en agissant sur les masses à leur insu, « la nouvelle propagande » ne contrevenait ouvertement ni à la liberté individuelle, ni aux principes démocratiques des États libres. Si cette méthode commença d’être pratiquée dans le domaine politique aux Etats-Unis dès le milieu des années 1920, le premier régime européen qui en fit une application systématique fut le régime nazi. Si l’on en croit le témoignage oculaire du journaliste américain Karl von Weigand, Joseph Goebbels avait dans sa bibliothèque, en 1933, le Crystallizing Public Opinion de Bernays, et s’en servait pour élaborer sa propagande. De fait, les gigantesques rassemblements organisés par le parti nazi à travers tout le pays et la mise en scène qui les accompagnait répondaient moins à la volonté de conditionner les individus qu’à celle de manipuler les masses.


 


FONDEMENTS IDÉOLOGIQUES DE LA NOUVELLE PROPAGANDE


« Une conséquence logique de notre société démocratique »


Edward Bernays concevait sa nouvelle propagande comme une « conséquence logique » de la société démocratique américaine. En démocratie, l’adhésion de l’opinion publique est indispensable, et l’on ne saurait lui faire grief d’être parti du constat suivant : « Compte tenu de l’organisation sociale qui est la nôtre, tout projet d’envergure doit être approuvé par l’opinion publique. ». Le propos de Bernays n’était en rien révolutionnaire. Réaliste, il ne prétendait pas aller à l’encontre des grandes tendances de son époque, mais en tirer le meilleur parti. Du reste, le régime démocratique n’avait pas de plus fervent épigone que lui : ne lui devait-il pas son invention des « relations publiques » et son immense succès ?


Dans son De la Démocratie en Amérique, Tocqueville avait remarquablement analysé le risque de « tyrannie de la majorité » inhérent aux régimes démocratiques, soulignant combien la démocratie américaine y était organiquement sujette : « Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. […] la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. » Mais ce qui était, dans la pensée de Tocqueville, un danger que les mécanismes constitutionnels devaient pouvoir tempérer en accordant les protections nécessaires à la minorité, apparaît clairement, dans l’esprit de Bernays, comme un fait irrésistible – une fatalité, pourrait-on dire, s’il l’avait seulement déploré. Bien plus, Bernays voyait dans la majorité et la tyrannie qu’elle peut exercer le moyen pour les dirigeants d’imposer leurs décisions et de neutraliser en toute légalité la résistance de la minorité, puisque celle-ci doit, en démocratie, se plier à la volonté de la majorité. Ce que Bernays avait parfaitement compris, c’est que les régimes démocratiques, pour peu que la cristallisation de l’opinion publique dans le sens souhaité permette de créer une majorité, offrent aux dirigeants la possibilité d’imposer n’importe quelle décision, sans avoir à risquer de s’exposer à la réprobation générale qu’entraîneraient des mesures de coercition contre la minorité.


Bernays dissociait la démocratie, à laquelle il ne croyait pas, du régime démocratique, qu’il regardait comme un fait incontournable de son époque. S’il ne croyait pas à la démocratie, c’est qu’il la considérait à la fois comme une utopie et un ferment d’instabilité et d’anarchie. Compte tenu de l’ignorance et de la versatilité qu'il attribuait au peuple, une société fonctionnelle ne pouvait être, selon lui, qu’oligarchique.


Une « nécessité » indispensable au « bon fonctionnement » de nos sociétés


Bernays ne considérait pas seulement sa « nouvelle propagande » comme une conséquence logique des sociétés démocratiques, mais également comme une nécessité indispensable à leur « bon fonctionnement ». Depuis l’idéologie des Lumières qui façonna la mentalité des élites occidentales à partir du milieu du XVIIIe siècle, il était acquis par les élites dirigeantes des États-Unis et d’Europe que la légitimité des dirigeants tenait à leur raison qui, éclairée par les lumières de la philosophie nouvelle, les plaçait au-dessus d'un peuple jugé inapte au gouvernement de lui-même. Mieux que quiconque, Voltaire sut exprimer le profond mépris des Lumières pour les masses obscures : « Au peuple sot et barbare, il faut un joug, un aiguillon et du foin. », et cette phrase si souvent dénoncée par Henri Guillemin : « L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne ». La philosophie politique des Lumières – le despotisme éclairé connu à l’époque sous le nom de « nouvelle doctrine » – fut profondément marquée par cette forme de ségrégation emprunte d’un profond mépris de la haute aristocratie, du haut clergé et des autocrates – totalement acquis à l’idéologie des Lumières à la fin du XVIIIe siècle – pour la petite noblesse, le bas clergé et le peuple. L’idée que seule une élite éclairée est à même de gouverner et de juger de ce qui est bon pour le peuple fut durablement implantée dans l’esprit des élites occidentales. Contrairement à l’Europe, où la crédibilité des Lumières pâtit de leur indéfectible soutien aux pires autocraties du XVIIIe siècle et de la critique marxiste de la révolution bourgeoise, les États-Unis firent de la « nouvelle doctrine » la pierre angulaire de leur Constitution. C’est par l’américanisation que le despotisme éclairé opéra un retour en force en Europe, particulièrement dans l’idéologie de la construction européenne conçue outre-Atlantique.




L’un des despotes éclairés de la construction européenne, Tommaso Padoa-Schioppa, ancien ministre de l'Economie et des Finances italien (2006-2008), ancien membre du directoire de la Banque Centrale Européenne et Président du think-tank Notre Europe. Dans un article intitulé Les enseignements de l’aventure européenne paru dans le 87e numéro de la revue Commentaire (automne 1999), il écrivait : « La construction européenne est une révolution, même si les révolutionnaires ne sont pas des conspirateurs blêmes et maigres, mais des employés, des fonctionnaires, des banquiers et des professeurs […]. L'Europe s'est formée en pleine légitimité institutionnelle. Mais elle ne procède pas d'un mouvement démocratique […]. Entre les deux pôles du consensus populaire et du leadership de quelques gouvernants, l'Europe s'est faite en suivant une méthode que l'on pourrait définir du terme de despotisme éclairé. » Jacques Delors tiendra des propos similaires lors d’une conférence à Strasbourg, le 7 décembre 1999 : « L'Europe est une construction à allure technocratique et progressant sous l'égide d'une sorte de despotisme doux et éclairé ».

Complètement imprégné du bien-fondé du despotisme éclairé, Bernays regardait comme indispensable au bon fonctionnement des régimes démocratiques qu’ils soient en réalité dirigés par une oligarchie libre de toute contrainte démocratique. Ne considérant pas le peuple comme le détenteur du pouvoir autrement que par une sorte de fiction juridique (à laquelle il tenait, du reste), ni l’opinion publique comme une sorte de contre-pouvoir salutaire, il voyait en elle une contrainte et une menace d’instabilité dont les dirigeants ont le devoir de s’affranchir en la manipulant. Bernays allait même plus loin, en affirmant œuvrer au bien de l’humanité. La manipulation ne rendait-elle pas la répression et la subversion aussi inutiles l’une que l’autre, en donnant à l’élite dirigeante une totale liberté d’action et au peuple l’illusion de la liberté ; n’offrait-elle pas l’immense avantage de la stabilité et d’un assujettissement sans douleur du peuple ? Donner à une « minorité d’individus intelligents » la possibilité de manipuler à sa guise l’opinion publique, c’était, selon Bernays, assurer la paix sociale et prévenir les guerres.


 


LES « NOUVEAUX PROPAGANDISTES » ET LE « GOUVERNEMENT INVISIBLE »


Edward Bernays reconnaissait la qualité de faiseur d’opinion à toute personne investie d’une autorité politique, économique ou sociale. Il lui paraissait évident que « si l’on entreprenait de dresser la liste des hommes et des femmes qui, par leur position, sont ce qu’il faut bien appeler des ‟faiseurs d’opinion”, on se retrouverait vite devant la longue kyrielle des noms recensés dans le Who’s Who. ». Mais il a tendance à voir dans ces autorités officielles les relais, conscients ou non, d’« hommes de l’ombre » dont « le pouvoir est parfois flagrant » : « Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d’habiles personnages agissant en coulisse. ».




Jean Monnet et Robert Schuman sont un bon exemple du mécanisme manipulatoire décrit par Bernays : si tous deux prenaient leurs instructions au Département d’État américain, le premier était l’homme des milieux d’affaires anglo-saxons et incarnait l’homme de l’ombre (« Si c’est au prix de l’effacement que je puis faire aboutir les choses, alors je choisis l’ombre ... »), tandis que le second, archétype de l’homme politique inoxydable, était chargé de présenter bien et de faire adopter par la classe politique et l’opinion publique françaises les projets atlantistes. La France étant, au sortir de la guerre, la « première puissance démocratique [vocable qui, dans la terminologie des relations publiques, désigne un satellite des États-Unis d’Amérique, de la même façon qu’il désignait un satellite de Moscou dans la terminologie soviétique. La France perdra ce label démocratique pendant la présidence de De Gaulle] du continent » (Dean Acheson, dans sa lettre à Robert Schuman du 30 avril 1949), il fallait que la paternité de la construction européenne conçue par Washington soit attribuée de préférence à un Français. La fameuse Déclaration Schuman du 9 mai 1950 fut conçue outre-Atlantique par les services du Secrétaire d’État américain Dean Acheson, avant d’être rédigée et transmise à l’intéressé par Jean Monnet.

En raison de l’influence dont elles jouissent sur leurs opinions publiques, les autorités institutionnelles sont clairement une cible, consentante ou non, d’intérêts cachés ou discrets, hommes de l’ombre, lobbies, etc. : « À partir du moment où l’on peut influencer des dirigeants – qu’ils en aient conscience ou non et qu’ils acceptent ou non de coopérer –, automatiquement on influence aussi le groupe qu’ils tiennent sous leur emprise. » Il est donc essentiel de cerner les personnalités qui ont autorité sur le groupe ciblé et, si possible, de les inclure dans des structures informelles destinées à les utiliser dans le sens voulu, soit qu’elles en partagent les convictions, soit qu’elles en retirent un intérêt quelconque, soit encore que cette appartenance leur paraisse indispensable à leur carrière ou à leur vanité.


Les observations de Bernays furent mises en œuvre à grande échelle par les milieux politiques et économiques américains pour assurer la prépondérance de leurs intérêts dans le monde. Il semble que la Pilgrim’s Society fut le creuset de cette politique de mainmise. Société secrète anglo-américaine fondée le 11 juillet 1902 au Carlton, elle se donna pour but officiel de « promouvoir la paix éternelle et l’entraide entre les États-Unis et le Royaume-Uni » ; en fait, d’asseoir la suprématie anglo-saxonne dans le monde. Dès 1941, elle servit à la politique de satellisation du Royaume-Uni par les États-Unis, à laquelle Churchill consentit en 1943 malgré les mises en garde de De Gaulle.




Dîner de la Pilgrim’s Society, 9 janvier 1951. Son logo officiel – que l’on aperçoit ici entre les deux drapeaux, au-dessus du tableau – a pour devise « Hic et ubique » (Ici et partout). Patronnée par la reine d’Angleterre, la Pilgrim’s Society a réuni des membres aussi influents que Paul Warburg (banquier et promoteur de la Federal Reserve), John Pierpont Morgan (fondateur de la banque du même nom), Jacob Schiff (directeur de la Kuhn Loeb, banque concurrente de la J. P. Morgan), William MacDonald Sinclair (archidiacre anglican de Londres), Henry Codman Potter (évêque épiscopalien de New-York), Grover Cleveland (ancien président américain), Joseph Kennedy (patriarche de la famille Kennedy), Henry Kissinger, Margaret Thatcher… sans oublier Jean Monnet.

 


Le schéma de la Pilgrim’s Society fut soigneusement reproduit pour les groupes d’influence créés spécifiquement pour chacune des entreprises de satellisation :


 




  • le Council on Foreign Relations (1921) : créé par un groupe d’avocats et de banquiers réunis autour d’Elihu Root afin « d’aider les officiels du gouvernement, les dirigeants des entreprises, les journalistes, les enseignants et les étudiants, les leaders civils et religieux, des citoyens […] à mieux comprendre le monde ainsi que les choix de politique étrangère que doivent faire tant les États-Unis que d’autres pays » – en clair, d’orienter le choix des décideurs américains et étrangers dans le sens voulu par l’élite politique et économique des États-Unis –, il regroupe quelques 5.000 membres (300 à l’origine), dont plusieurs membres de la Pilgrim’s Society, du Bilderberg Group et de la Commission trilatérale. Georges Clémenceau, Gérald Ford, David Rockefeller, Paul Warburg, Paul McNamara et Colin Powell figurent parmi les noms les plus illustres.



 



Elihu Root, président du premier Council on Foreign Relations, avocat d’affaires, Secrétaire d’État, Secrétaire à la Guerre, sénateur et prix Nobel de la paix en 1912. Dans le premier numéro de la revue Foreign affairs, lancée en septembre 1922 par le Council on Foreign Relations, il écrivit qu’isolationniste ou pas, l’Amérique était devenue une puissance mondiale et que le public devait le savoir. Le véritable objectif du Council on Foreign Relations transparaît également dans sa devise – « Ubique » (Partout), référence directe à la paternité de la Pilgrim’s Society – et dans le programme de cinq ans lancé en 2008 et intitulé International Institutions and Global Governance : World Order in the 21st Century, dont l’un des buts est de « promouvoir un leadership constructif des États-Unis ».



 




  • le Bilderberg Group (1954) : créé à l’initiative des diplomates polonais et fédéralistes européens Joseph Retinger et Andrew Nielsen, il reçut dès l’origine le patronage du prince Bernhard des Pays-Bas, de l’ex-Premier ministre belge Paul Van Zeeland, du dirigeant d’Unilever Paul Rijkens, du directeur de la CIA Walter Bedell Smith et du conseiller d’Eisenhower, Charles Douglas Jackson. Selon Denis Healey, l’un des initiateurs de la conférence de Bilderberg de 1954 et membre du Comité Directeur pendant 30 ans, le groupe aurait été formé, lui aussi, dans le but d’annihiler les risques de guerre en favorisant l’intégration des économies nationales et en obtenant des États qu’ils transfèrent leur souveraineté à des organismes exécutifs supranationaux : « Dire que nous cherchions à mettre en place un gouvernement mondial unique est très exagéré, mais pas totalement absurde. Nous autres à Bilderberg pensions qu’on ne pouvait pas continuer à se faire la guerre éternellement et à tuer des millions de gens pour rien. Nous nous disions qu’une communauté unique pouvait être une bonne chose. » Le groupe comprend environ 130 membres, dont plusieurs membres de la Pilgrim’s Society et de la Commission trilatérale.



 




Première réunion du groupe, à l’Hôtel Bilderberg (Pays-Bas), du 29 au 31 mai 1954. Une réunion préparatoire avait eu lieu le 25 septembre 1952, à l’hôtel particulier de François de Nervo (Paris), en présence d’Antoine Pinay, alors Président du Conseil, et de Guy Mollet, patron de la SFIO. En furent ou en sont membres Georges Pompidou, Dominique Strauss-Kahn, Beatrix des Pays-Bas, Henry Kissinger, Javier Solana, David Rockefeller, George Soros et Bernard Kouchner.



 




  • le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe (1955) : créé par Jean Monnet après l’échec du projet de Communauté européenne de défense (CED) face à l’opposition des gaullistes et des communistes, il se donnait pour but de de préparer le traité pour le Marché commun et l'Euratom – en somme, de travailler à l’intégration euro-atlantiste, à l’élargissement de la construction européenne au Royaume-Uni, et à une filière américaine d'approvisionnement contre l'indépendance nucléaire française. Il se composait en 1965 de 44 personnalités, dont 9 socialistes des six membres de la CECA, 12 démocrates-chrétiens, 7 libéraux et assimilés, et 16 membres des syndicats ouvriers.


 




Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, huitième session, Paris, 11 juillet 1960. Groupe de pression créé par Jean Monnet à Paris le 13 octobre 1955, le Comité rassemblait des responsables syndicaux et des chefs des partis politiques démocrates-chrétiens, libéraux et socialistes de l’Europe des Six. Parmi les hommes politiques français, figuraient : Pierre Pflimlin, Robert Lecourt, René Pleven, Valéry Giscard d’Estaing, Antoine Pinay, Gaston Defferre, Guy Mollet, Maurice Faure, François Mitterrand, Raymond Barre, Jacques Delors, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Jean Lecanuet et Alain Poher. 



 




  • la Commission Trilatérale (1973) : créée à l’initiative des principaux dirigeants du Bilderberg group et du Council on Foreign Relations, dans le but de « promouvoir et construire une coopération politique et économique entre l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et l’Asie Pacifique » – en réalité, de satelliser les pays d’Asie non communistes, au premier chef desquels le Japon – elle réunit 300 à 400 personnalités, parmi lesquelles David Rockefeller, Henry Kissinger, Zbigniew Brzezinski, Jean-Louis Bruguière et Jean-Claude Trichet, qui préside le groupe européen.


 





  • les groupes bilatéraux entre les Etats-Unis et leurs satellites, notamment la French-American Foundation (1976). Créée à Washington par les présidents Gérald Ford et Valéry Giscard d’Estaing sur l’initiative de Henry Kissinger, dans le but d’« œuvrer au renforcement des relations entre la France et les États-Unis » – c’est-à-dire de re-satelliser la France après la parenthèse gaullienne –, elle brille moins par ses membres que par son « programme phare » des Young Leaders. Financé par la CIA et de grands groupes (dont de très grands groupes français, auxquels s’ajoute l’Université Paris I !), ce programme vise à formater les futures élites qui seront ensuite placées aux postes clés. Parmi les anciens Young Leaders, on trouve François Hollande, Pierre Moscovici, Arnaud Montebourg, Najat Vallaut-Belkacem, Ernest-Antoine Seillère, Nicolas Dupont-Aignan, Bernard Laroche, Alain Juppé, Éric Raoult, Valérie Pécresse, Jacques Toubon, Jean-Marie Colombani, Alain Minc et Christine Ockrent, pour ne citer qu’eux.




 


Il est saisissant de constater que ces groupes choisirent exactement la même « noble cause » – garantir la paix et promouvoir l’entraide entre pays – que Bernays jugeait indispensable au camouflage de buts inavouables. Leur véritable finalité apparaît néanmoins clairement à la lumière des observations de Bernays. En réunissant de manière informelle l’ensemble des dirigeants les plus influents du « monde libre » sous la tutelle des États-Unis, l’objectif de ces groupes est de promouvoir les intérêts des États-Unis et de l’Otan auprès des dirigeants mondiaux, généralement « à l’insu de leur plein gré », l’idée centrale étant de les persuader de l’omnipotence des États-Unis, au moyen notamment d’une narrative scénarisée dans laquelle s’inscrivent, par exemple, les théories grossières de la fin de l’histoire et du choc des civilisations. Ces groupes furent constitués pour manipuler les dirigeants des pays satellites et entretenir chez eux le sentiment quasi-hégélien que l’hégémonie américaine est un processus inexorable dont l’achèvement marquera la fin de l’histoire. Le grand nombre de leurs participants, l’absence de factions partisanes et de règles de votes et de majorité, le partage du pouvoir que cela supposerait avec un grand nombre de personnes et d’autres pays que les Etats-Unis, l’absence même de décisions formelles prises au cours de ces meetings, montrent assez que ces groupes agissent sans doute moins en organes de gouvernement mondial qu'en réseaux constitués en vue d’asseoir un tel gouvernement, projet qui se heurtait dans les années 1960 au bloc communiste et à la politique de la France, et qui bute aujourd’hui sur ce que les américains appellent avec dédain the Rest of the World, Russie et Chine en tête.


Faut-il conclure qu’un tout petit nombre de personnes est en mesure de diriger le monde à leur guise ? Bernays est conduit à admettre que « […] tous tant que nous sommes, nous vivons avec le soupçon qu’il existe dans d’autres domaines des dictateurs aussi influents que ces politiciens [de l’ombre]. ». En bon manipulateur, il reste toutefois réaliste en rappelant que la nouvelle propagande, aussi achevée soit elle, restera toujours sujette à des aléas hors de tout contrôle : « Trop d’éléments échappent toutefois à son contrôle pour qu’il puisse espérer obtenir des résultats scientifiquement exacts. […] le propagandiste doit tabler sur une marge d’erreur importante. La propagande n’est pas plus une science exacte que l’économie ou la sociologie, car elles ont toutes les trois le même objet d’étude, l’être humain. » 


 


CONCLUSION : « C’ÉTAIT AVANT QUE LES GENS N’ACQUIÈRENT UNE CONSCIENCE SOCIALE »


La machine construite par Edward Bernays a longtemps paru implacable. Jamais les opinions publiques ne furent assujetties à des manipulations d'une telle ampleur, que ce soit à des fins consuméristes par la publicité ou à des fins politiques dans les médias. Malgré ses « succès » considérables, elle ne le fut pourtant qu’un temps et uniquement à l’égard les peuples des États-Unis et de leurs États satellites. Comme Bernays lui-même le soulignait, il peut toujours surgir des obstacles imprévus qui lui font échec, tels que les référendums français et néerlandais de 2005. Surtout, la nouvelle propagande, qui fête son centenaire, s’est émoussée. Ceci, Edward Bernays l’avait aussi compris avant les autres. Quelques années avant sa mort en mars 1995, il reconnut, non sans nostalgie, devant le journaliste Stuart Ewen : « C’était avant que les gens n’acquièrent une conscience sociale ». Depuis plusieurs années, cette conscience sociale déplorée par Bernays devient, lentement mais sûrement, une conscience politique qui pourrait bien permettre un jour à la France de recouvrer son indépendance et aux Français leur liberté. 



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