La France est-elle à la veille d'une crise majeure ?

17. Actualité archives 2007


Le déterminisme en politique n'a évidemment rien d'absolu, mais il est quand même troublant que l'histoire de la France ait été ponctuée depuis plus de 400 ans, tous les trois quarts de siècle, de crises de plus en plus importantes touchant au coeur de l'identité du pays. Des signes inclinent à penser que cette dynamique est encore au moins partiellement valable. Tenant compte de la gravité de la dernière crise - l'effondrement devant l'Allemagne nazie -, cela ne laisse pas d'inquiéter pour la prochaine, qui pourrait se produire bientôt si l'on prend 1940 comme dernier marqueur chronologique.
On pourrait décrire ainsi la dynamique française. Une période de routine conservatrice s'étend sur plusieurs décennies où s'épanouit, pour un certain nombre de citoyens, un confortable art de vivre axé sur une conception spécifiquement française de l'ordre, l'harmonie et l'équilibre entre épanouissement collectif et individuel. Puis survient la crise - intense, violente.
Elle est génératrice d'une rupture avec la situation antérieure, dont il découle une perte de l'énergie collective enracinée dans le passé. La répétition du processus est l'une des choses qui expliquent la tendance au déclin de la France sur le plan historique. Après que l'on a frôlé l'abîme, le tout s'est toujours terminé, jusqu'à présent, par un rebond aussi spectaculaire qu'inattendu, prélude au rétablissement de l'équilibre et à une nouvelle routine étendant l'art de vivre à la française à davantage de citoyens. Cette dynamique est marquée par un grand besoin de rationalité sur le plan formel, de même que par la difficulté à assumer l'ambiguïté et l'incertitude propres aux transitions graduelles.
Dans une société où les normes et le pouvoir - très centralisés - sont difficiles à modifier, cette dynamique est à la fois cassante et cassable dans le changement. Sa force réside dans le pouvoir exceptionnel de mobilisation sur le plan collectif et individuel d'un idéal élevé qui a traversé les âges, cet élan français dont les éléments politiques, esthétiques et moraux sont à la base des grands rétablissements dont on a parlé. À la fin du Moyen Âge, cela s'incarne dans la lutte d'une petite paysanne française, Jeanne d'Arc, qui réussit à « bouter les Anglais hors de France ».
À l'ère moderne, c'est l'incroyable combat solitaire et inspiré du général de Gaulle, qui sauve l'honneur et restaure le statut mondial du pays. On peut déceler des traces de cette dynamique dès le XVI e siècle avec les guerres de Religion (1560-1598), puis au XVII e siècle avec la Fronde (1648-1652) : ces deux périodes de troubles seront suivies des spectaculaires rétablissements que l'on sait, avec Henri IV et le cardinal de Richelieu pour la première, le jeune Roi-Soleil pour la seconde. Soixante ans plus tard, la fin du règne de Louis XIV (1709-1715) sera marquée par une grande crise - famine, invasion du territoire - qui ébranlera le pays dans ses assises les plus profondes, tout en n'empêchant pas l'épanouissement ultérieur du siècle des Lumières.
Soixante-dix ans plus tard, alors que la brutale rupture de la Révolution française est suivie de l'épopée napoléonienne et de la fécondation politique de l'Europe (1789-1815), la dynamique devient claire. Quatre-vingts ans plus tard - la durée des intervalles entre les crises devient importante -, la débâcle en 1870 du Second Empire napoléonien face à la Prusse et la guerre civile subséquente, ouvrent la voie à la III e République qui se consolide, alors que le deuxième empire colonial prend son envol et que se poursuit la domination culturelle de l'Europe. Enfin, soixante-dix ans plus tard, l'affaissement de juin 1940 devant l'Allemagne nazie marque un nouveau reflux politique, culturel et linguistique, cette situation se rétablissant sur le plan politique en 1958 avec la V e République gaullienne.
En 2006, la tension est-elle devenue trop forte entre un art de vivre menacé par la mondialisation et les idéaux élevés qui restent à la base de l'identité française ? L'opposition à la guerre en Irak aurait-t-elle été un chant du cygne politique camouflant mal, sous un justificatif de nature universaliste, le conservatisme d'une identité nationale entrée dans une phase de repli défensif ? La prochaine crise pourrait découler de la rigidité d'une société empêtrée dans son modèle, trop dépendante de l'application littérale de la norme et incapable de s'adapter au nouveau contexte mondial.
Un consensus spécifiquement français contre la mondialisation a fait son apparition depuis vingt ans, se manifestant dans des dossiers objectivement aberrants pour qui n'est pas français, comme les 35 heures ou la guerre au CPE. La profondeur du blocage s'est révélée, lors du référendum de mai 2005, dans l'inquiétant fossé entre l'ensemble des élites recommandant de voter oui et le peuple criant haut et fort non. De même, le décalage entre l'égalité formelle découlant des valeurs républicaines et la discrimination cassante encourue dans les faits par des Français de confession musulmane en prédispose certains à sombrer dans l'intégrisme religieux ou à s'adonner à la violence urbaine, dans un contexte mondial favorable au terrorisme.
Il faut espérer que le prochain leader du pays ne se limitera pas à parler de réformes mais les fera et, surtout, les réussira, ne se révélant pas le Turgot de ce temps, ce ministre exceptionnellement compétent du début du règne de Louis XVI dont la tentative de réforme échoua pour le malheur du pays. Le défi français aujourd'hui est de réussir ces réformes dont le pays ne saurait se passer pour éviter, sinon la crise elle-même - sans doute inévitable, voire nécessaire -, du moins une rupture si brutale avec le passé que certains éléments valables de celui-ci seront inutilement abandonnés. Le prochain premier dirigeant du pays devra être un exceptionnel gestionnaire de crise, capable de faire bénéficier la France de la grande capacité de rebond dont elle a fait preuve à plusieurs reprises dans le passé.
* Avocat, politologue, enseignant à l'École nationale d'administration publique (ENAP) de Montréal, auteur du Défi français : regards croisés sur la France et le Québec (Québec, Septentrion, 2006)
Par Christian Dufour * « Sa force réside dans le pouvoir exceptionnel de mobilisation sur le plan collectif et individuel d'un idéal élevé qui a traversé les âges»


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