La fin du progrès social?

Appuyons les étudiants

Chronique de Pierre Gouin

Si le conflit provoqué par la hausse des frais de scolarité traîne en longueur, c’est en partie parce la population est très partagée sur la question. Pourtant, l’appui aux étudiants devrait être massif. Il y a dernière l’acceptation de la hausse des frais de scolarité par une grande partie de la classe moyenne un certain aveuglement puisque la hausse des frais s’inscrit dans la tendance à faire payer l’utilisateur des services publics et à marginaliser l’État, ce qui mène inexorablement à l’appauvrissement de la classe moyenne et, à la limite, à sa dissolution dans un vaste prolétariat. Je fais partie d’une génération pour qui l’idée d’un progrès économique et social permanent était incontestable, une idée portée par l’histoire de l’humanité et concrétisée au Québec par la révolution tranquille qui mettait fin à une période de grande noirceur.
Entraînant souvent le reste du Canada, le Québec se rapprochait du modèle européen avec la construction d’un État fort et intègre qui a développé les programmes sociaux, modernisé l’encadrement des relations de travail, créé des sociétés d’État, mis en place des stratégies de développement économique et qui s’est attribué un rôle actif de redistribution de la richesse. Quand je suis revenu étudier à l’université en 1976, les frais de scolarité étaient les mêmes que dix ans plus tôt, beaucoup moindre en tenant compte de l’inflation, et il s’agissait là aussi d’un progrès social très significatif.
Aujourd’hui le progrès social devient une utopie. Il faut se rappeler que les progrès qui ont suivi la révolution industrielle ont découlé des luttes ouvrières et de la démocratisation des régimes politiques. Le système capitaliste comme mode de fonctionnement de l’économie n’est pas immoral en soi mais ce qui compte c’est comment et par qui il est contrôlé. Face aux millions d’ouvriers désorganisés, et à des gouvernements impuissants ou complices, les propriétaires du capital s’emparaient facilement de la richesse créée par l’activité industrielle. Ce sont les luttes ouvrières qui ont permis d’arracher une part raisonnable de la richesse pour les travailleurs, ce qui a finalement mené à des sociétés prospères de consommation et de partage, pour le plus grand bien des capitalistes eux-mêmes.
Cette révolution sociale a pu se produire parce les représentants des classes populaires ont aussi pris leur place dans l’arène politique, ce qui a conduit à la formation de gouvernements motivés par le bien-être du plus grand nombre. Le système capitaliste trouve son dynamisme dans la recherche du profit maximum mais les États doivent établir les règles du jeu afin que le système soit au service de l’humain et qu’il ne génère pas lui-même sa propre faillite. Les États doivent réglementer les marchés pour corriger leurs imperfections et les rapprocher de l’idéal théorique mais, surtout, les États doivent intervenir dans le partage de la richesse parce que le système économique ne produit pas de lui-même un partage optimal de la richesse comme le laissent croire certains modèles théoriques, sur la base d’hypothèses farfelues.
On dit maintenant que les acquis sociaux des cent dernières années ne peuvent être maintenus à cause de la concurrence commerciale des pays émergents. Il faut savoir que ces pays émergents n’ont pas émergé tout seul. Nos capitalistes qui y ont mobilisé du capital, construit des usines et transféré leurs technologies pour échapper aux contraintes de nos sociétés démocratiques et pour profiter de la main-d’œuvre à très bas salaires qu’ils y trouvaient. Les leaders du monde capitaliste, qui sont devenus davantage des financiers que des industriels, comprennent qu’ils ont besoin d’une certaine prospérité dans les pays développés pour absorber leur production mondiale, mais ils tentent de profiter de la concurrence de bas salaires ailleurs pour obtenir le maximum de concessions ici. Les travailleurs des secteurs impliqués dans le commerce international sont déjà passés à la caisse et les travailleurs de l’État par la suite, parce qu’il ne serait pas juste de demander aux pauvres contribuables de payer des salaires mirobolants aux fonctionnaires. Cependant, ce que les travailleurs et les professionnels qui s’en tirent mieux ne voient pas, c’est qu’ils vont aussi passer à la moulinette.
Des spécialistes en informatique, en administration, en génie et en tous les domaines, on en forme à la chaîne dans les pays émergents. Le commerce international de services est en pleine expansion, comme l’illustre le cas d’Aveos dont les travailleurs spécialisés en paient le prix. On a même parlé d’importer des mineurs chinois moins coûteux pour réaliser le plan Nord. On en a parlé d’abord pour préparer le terrain mais pourquoi n’oserait-on pas le faire alors que depuis plus d’une décennie nous avons tout laissé passer. Certains s’imaginent que dans le monde moderne une économie ne peut pas fonctionner sans une large classe moyenne, c’est une erreur. Nos capitalistes qui se sont baladés à travers le monde ont pu voir se développer des économies relativement riches, en termes de PIB par habitant, où la classe dirigeante accapare la plus grande partie de la richesse parce qu’il n’y a pas de classe moyenne. Cela les aura sans doute fait saliver. Sur le plan social, il y a un rattrapage, mais ce sont les pays développés qui rattrapent les pays émergents.
Le déplacement d’usines à l’étranger, ainsi que les menaces toujours présentes en ce sens, ont permis aux oligarchies de renforcer leur domination et de s’enrichir davantage mais leur appétit est insatiable. Comment réduire les coûts, hausser les prix, et les profits, dans les activités difficiles à délocaliser comme la construction, certains services aux particuliers ou l’exploitation des ressources naturelles? C’est souvent l’État qui est l’empêcheur de tourner en rond avec sa réglementation, sa taxation progressive, ses ordres professionnels, ses agences de protections de l’environnement et ses sociétés d’État. Il fallait donc s’attaquer à l’État, le discréditer et le réduire au rôle de serviteur du capital et pour se faire il fallait contrôler les médias de masse et s’attacher des politiciens. Comment sont-ils parvenus à convaincre une forte proportion de la population que les politiciens qu’ils élisent ne sauront jamais s’occuper de leurs intérêts et que se sont les milieux d’affaires qui peuvent le mieux les conseiller dans leurs choix politiques et leur gestion?
La stratégie d’affaiblissement de l’État ne vise pas pour l’instant les États-Unis qui représentent le pilier du système et qui constituent déjà un exemple pour les autres pays développés quant à l’idéologie du non interventionnisme économique. Le Canada de Harper fait de son mieux pour ressembler aux États-Unis, sur le rôle de l’État et l’importance du militaire par exemple, et réussit même à le dépasser quant à la non protection de l’environnement. Le Québec, contrairement à plusieurs provinces canadiennes, avait résisté assez bien au virage néolibéral avant l’an 2000 et cela ne dérangeait que nos petits capitalistes locaux, mais les grands planificateurs capitalistes ont réalisé qu’ils auraient besoin de nos ressources naturelles. Ils les veulent sans avoir à payer le gros prix, c'est-à-dire, non transformées, avec des redevances minimales et sans payer la facture pour les infrastructures ainsi que pour la protection et la restauration de l’environnement. Pour cela, il fallait avoir l’État dans sa poche.
Dans son effort d’affaiblissement de l’État québécois l’oligarchie capitaliste peut compter sur l’appui politique du reste du Canada, qui n’a jamais accepté qu’on se soit créé un État dans l’État, qui a encore moins digéré notre remise en question de notre appartenance au Canada et qui ne nous considère plus désormais comme un des leurs. Par exemple, dans la course folle à la compétitivité et aux créneaux industriels rentables qui permettent aux pays développés d’éviter la désindustrialisation on peut constater que les dépenses structurantes colossales du gouvernement fédéral, réalisées en partie avec nos impôts, sont systématiquement allouées à des projets hors du Québec.
Jusqu’où l’effritement du revenu réel de la classe moyenne va-t-il aller? Il y a une limite, le système a besoin de consommateurs. Par contre, il y a en aura de plus en plus dans le tiers-monde et cette demande fera monter le prix des biens et services. L’appauvrissement viendra aussi de la privatisation des services publics et de l’application du principe de l’utilisateur payeur. La classe moyenne, par son importance numérique, finance la plus grande partie des services publics et elle en consomme à peu près autant qu’elle en finance. Plusieurs ont appuyé les baisses d’impôts sur le revenu de la dernière décennie en se disant qu’ils préféraient garder l’argent et se payer les services eux-mêmes. Ceux qui ont payé depuis plus de cent cinquante dollars pour vingt minutes d’examen dans une clinique médicale privée commencent peut-être à comprendre. Le privé est plus efficace pour collecter et faire des profits, pas pour fournir des services. Vous contournez les files d’attente il est vrai, à la clinique ou à l’entrée du pont. Profitez-en pendant que vous avez encore les moyens de payer. Même les médecins seraient globalement appauvris dans un système où l’État ne financerait plus une forte proportion des dépenses en santé parce que les prix devraient s’ajuster à la capacité de payer des utilisateurs.
La stratégie d’attaque néolibérale est de diviser les groupes sociaux et la solidarité est la seule réplique possible. Beaucoup d’ambitieux qui se pensent assez forts pour se tailler une place du côté des maîtres seront désillusionnés, le peu de places de valets disponibles étant réservées à ceux qui auront démontré leur loyauté dès les premières heures, dont des acteurs sociaux médiocres, politiciens, journalistes ou recteurs, qui ont choisi depuis longtemps de se laisser porter par le vent dominant.
L’histoire reconnaîtra que, sur le plan social, les pays développés ont connu une pause ou important recul, c’est à voir, au tournant du vingt-et-unième siècle et que cette pause a été accompagnée d’un affaiblissement des institutions démocratiques. Au Québec, c’est le parti libéral, avec à sa tête Jean Charest, qui aura orchestré la fin de plusieurs décennies de progrès social, en se faisant l’instrument des oligarchies financières internationales. Son gouvernement a fragilisé intentionnellement les finances publiques, par sa gestion laxiste et des baisses d’impôt imprudentes, et il se sert de la crise conjoncturelle de 2008 pour appliquer les mesures les plus extrêmes de son programme néolibéral, dont une taxe sur la santé et une hausse dramatique des frais de scolarité. Il n’est même pas certain que la hausse des frais de scolarité amènera à terme un meilleur financement des universités. Le savoir et la réflexion ne sont pas des priorités pour les affairistes et le gouvernement pourrait très bien réduire son propre financement d’ici quelques années. Beaucoup d’étudiants, forcés de s’endetter, devront choisir des options académiques plus immédiatement rentables et les départements délaissés deviendront des cibles faciles pour d’éventuelles coupures.
Les pressions liées au contexte international se font sentir depuis longtemps, plus intensément à partir des années quatre-vingt, mais depuis 2003 le premier ministre Charest s’est acharné à convaincre les québécois qu’il est inutile de résister et que la dégradation de nos conditions de vie est inévitable. Son message à la jeunesse : Un monde meilleur, oubliez ça… et, entre les dents : Pour vous, le party est fini.


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    21 avril 2012

    Ce qu'il faut, c'est ce que proposait le regretté syndicaliste Michel Chartrand, c'est à dire un revenu de citoyenneté universel afin que tous puissent vivre décemment au Québec, s'épanouir et être heureux.
    Monsieur Chartrand disait souvent que l'être humain est né pour le bonheur.
    Le fait de refuser le droit au bonheur à une majorité de la population a deux conséquences; premièrement, on ne considère pas vraiment une majorité de la population comme étant des citoyens à part entière, et deuxièmement, c'est à se demander si les pouvoirs reconnaissent notre humanité commune.
    Quand j'entends le terme "ressource humaine" plutôt que "citoyen", je me pose des questions.
    C'est pourquoi Michel Chartrand ne se trompait pas en nommant son projet de revenu universel "revenu de citoyenneté", façon de reconnaître le fait que nous sommes tous sans exception des citoyens dans le pays.