Le cadre monétaire néolibéral

La démythification de Milton Friedman (2-B)

Économistes atterrés

Quand le chat est parti les souris dansent. Au plan monétaire, les marchés se sont débarrassés du chat en 1971 avec la mise à l'écart du système de Bretton Woods et l'instauration du régime des changes flottants. Jusque-là, la circulation des capitaux était relativement bien contrôlée, mais avec la libéralisation du marché, les organismes réglementaires, y compris les banques centrales, allaient assister, bien souvent passivement, à l'érosion de leurs pouvoirs de surveillance. Évidemment, les centres «offshore» se sont multipliés, ce qui a permis à Wall Street de donner libre cours à son «génie» créateur. Sont donc apparus des produits financiers tous plus complexes les uns que les autres, dont la seule caractéristique commune était de contribuer à l'explosion du niveau de risque sur les marchés. Heureusement, à Chicago, Milton Friedman et ses disciples élaboraient des méthodes de quantification du risque toutes aussi irréalistes les unes que les autres, dont la seule caractéristique commune était de constituer un sédatif pour les observateurs.
Évidemment, les crises ont proliféré : débâcle de 1987, crise asiatique (1997), défaut russe (1998), Long Term Capital Management (1998), krach techno (2000), scandales comptables (2001) et séisme du crédit en 2007-2008. Dans chaque cas, sauf le dernier, la Réserve fédérale a réussi à relancer la machine en diminuant son taux directeur. Autrement dit, elle s'est appliquée à nourrir le monstre. Mais, en 2007-2008, celui-ci était devenu trop gros et le système s'est effondré, ou presque. À l'époque, les néolibéraux étaient aux commandes à Washington depuis plus de trente ans. Évidemment, ils auraient préféré que la débâcle se produise avec des keynésiens notoires en place, mais le destin en a voulu autrement. Pour les néolibéraux, cependant, le malheur est arrivé enrobé de bonnes nouvelles. Ils ont découvert qu'ils avaient plein d'amis là où ils pensaient n'avoir que des ennemis; à la Fed.
Sauver le soldat Goldman
D'abord, établissons hors de tout doute que la débâcle de 2007-08 était bien une faillite néolibérale. En effet, le déroulement des événements a été tel que les néolibéraux pourraient être tentés d'attribuer la responsabilité de l'affaire aux démocrates, reconnus pour être plus interventionnistes qu'eux. Les circonstances entourant le cataclysme financier de 2007-08 et celles ayant marqué celui de 1929 montrent parfois des similitudes étonnantes. Comme en 29, le krach de 2007-08 a eu lieu alors qu'une administration républicaine était au pouvoir à Washington. Et, dans les deux cas, une administration démocrate s'est installée à la Maison-Blanche alors que les conséquences du krach frappaient l'économie avec vengeance. Dans les années 30, les républicains n'ont pas manqué de blâmer les démocrates pour le Dépression. Aujourd'hui, ils font de même avec l'administration Obama, laquelle à bien des égards flirte avec les travers néolibéraux. À tout événement, les deux désastres financiers dont il est question ici ont été précédés de virées boursières alimentées au crédit, d'un tsunami de consommation à crédit, d'une vague incontrôlée d'endettement international, d'un vide réglementaire ahurissant et de débordements financiers jouxtant l'anarchie. Ni l'une ni l'autre de ces débâcles n'a été un malheureux instantané financier issu du hasard et sans racines. Toutes deux ont été cultivées de longue main.
Alan Greenspan s'amène donc à la Réserve fédérale en 1987, lors de l'administration Reagan. Avant l'arrivée du maestro, comme on aimait bien décrire Greenspan au cours de ses années à la Fed, cette dernière était dirigée par Paul Volcker, qu'on ne peut certes pas accuser d'être un cryptokeynésien. Greenspan demeurera en poste jusqu'en 2006, lorsqu'il sera remplacé par Ben Bernanke, lequel, comme Milton Friedman, attribue la Dépression des années 30 à la Fed. Mais, laissons donc le maestro expliquer lui-même:
«J'ai une idéologie. Mon opinion est que des marchés libres et concurrentiels sont de loin la meilleure façon d'organiser l'économie. Nous avons essayé la régulation, et elle n'a pas véritablement marché.» Nouvel Observateur, 30 oct., 2008, p.11.
On a l'impression d'entendre Friedman lui-même. Évidemment, le maestro n'était plus en poste lors de la débâcle du crédit, mais cela est plus ou moins sans importance. Les racines immédiates de cette déroute financière remontent en effet au krach techno de 2000, alors que 13 billions $US auraient été effacés du sommet au plancher des indices. Le remède favorisé, lui, injection de liquidités sur injection de liquidités, s'est avéré tout aussi néfaste que le maladie. Dans une certaine mesure, les liquidités faisaient partie de la maladie.
Nous sommes en 1999, donc, et l'argent arrive à Wall Street d'un peu partout dans le monde. Les fonds spéculatifs rentrent d'Asie pour prendre une pause. Le nombre des fonds mutuels traditionnels est plus élevé que le nombre des tritres cotés à la Bourse de New York. Et, plusieurs se réfugient aux États-Unis depuis l'Europe de crainte que le lancement de l'euro ne tourne au dérapage coûteux. Or, tout ce beau monde voulait «de la technologie», dans la foulée du délire de la Nouvelle Économie. Le Nasdaq terminera donc l'année avec un gain de 88 %, en grande partie propulsé par les titres Internet. Autrement dit, l'indice venait de générer un taux de rendement de neuf fois le taux de rendement à long terme des actions. À Wall Street, on présentait des rapports cours/bénéfice de 200 comme des aubaines irrésistibles.
Dans le Bas-Manhattan, à peu près tout le monde savait bien que cela ne pouvait continuer. D'ailleurs, les initiés avaient commencé à vendre au milieu de 1999. Chez Goldman Sachs, Abby Cohen prendra donc ses distances avec la technologie, déclarant le secteur pleinement évalué. Le courtier commencera alors à favoriser...l'énergie.
Mais, il faut rendre au maestro ce qui est au maestro. Greenspan avait commencé à sonner l'alarme dès décembre 1996 avec son discours sur «l'exubérance irrationnelle». Il entreprendra par la suite une lente remontée du taux directeur de la Fed, ce qui compliquait l'existence de ceux qui «roulaient» des emprunts à court terme pour spéculer sur les actions, entre autres. En mars 2000, le taux de la Réserve fédérale avait atteint 6 %. Et en avril, réalisant que Greenspan était déterminé à dégonfler une bulle par ailleurs insoutenable, le marché s'effondra. Même après cette première secousse, Greenspan persista dans son mouvement à la hausse. Vers la mi-mai, le taux de la Fed passait à 6,5 %. En cela, il suivait l'exemple de ses prédécesseurs qui avaient augmenté le taux des fonds fédéraux à 6 % quelques semaines avant l'effondrement d'octobre 1929. À cette époque comme en 2000, on craignait qu'un krach boursier ne se transforme en dépression. D'ailleurs, l'histoire ne manquait pas d'exemples de cet ordre.
Puis, il y eut les scandales comptables, dans la foulée de l'affaire Enron, qui furent eux-mêmes suivis des événements du 11 septembre 2001. C'est à cette époque que le maestro a commencé à ouvrir le robinet des liquidités avec vengeance. Entre le 16 mai 2000 et le 25 juin 2003, le taux des fonds fédéraux passera de 6,5 % à 1 %. Et, il y restera jusqu'au 30 juin 2004, alors que s'amorcera une lente remontée. Lors du mouvement à la baisse, les rapports du Comité de la politique monétaire laissaient entendre qu'il n'y avait pas de hausse à l'horizon. Autrement dit, on disait aux spéculateurs qu'ils n'avaient rien à craindre de la Fed.
Avec le taux des Fonds fédéraux à 1 %, le «carry trade» devenait une activité particulièrement affriolante. Brièvement, le «carry trade» consiste à emprunter à court terme pour spéculer sur des titres à plus long terme. Cela inclut les bons du Trésor, mais tout y passe: actions, indices boursiers, taux d'intérêt, ressources naturelles, etc. Évidemment, la pratique a pour effet de maintenir les taux à long terme artificiellement bas. Et, cela permettait aux banques de s'en donner à coeur joie du côté des prêts hypothécaires. Pour Wall Street, le soleil recommençait à briller. D'autant plus que le crédit était également abondant au Japon où l'on peinait depuis une dizaine d'années à sortir de la récession dans laquelle l'avait plongé...débâcle du crédit de la fin des années 80.
Évidemment, vient un moment où le bassin des emprunteurs solvables commence à se tarir. Mais, à Wall Street où l'on trouve des solutions à tout, il ne faut pas voir de problème là où il n'y en a pas. Autrement dit, on a généralisé le recours à la titrisation. En peu de mots, cette technique consiste à réunir des «pools» d'hypothèques que l'on divise alors en tranches de 1000 $, par exemple, pour revendre le tout sous forme de titres à revenu assimilables à des obligations. Dans la réalité, les banques refilaient leurs hypothèques à un courtier qui les titrisait et les repassait lui-même à ses clients. Lorsque le crédit des emprunteurs hypothécaires sous-jacents est solide, les valeurs titrisées le sont tout autant. Dans le cas contraire...elles le sont moins.
Pour les banques, la titrisation relevait de la magie. En vendant leurs hypothèques, elles se retrouvaient avec du capital qu'elles pouvaient prêter à nouveau, titriser, prêter, titriser...etc. Et, le caractère de l'opération était d'autant plus magique que les hypothèques sous-jacentes étaient pourries. En réalité les effets magiques de la titrisation sont presque infinis. En libérant leur bilan d'une masse de prêts, les banques libéraient leurs capitaux propres et pouvaient montrer d'excellents ratios de couverture aux régulateurs...le temps d'une vérification. Apparemment , les banques européennes se montraient très accueillantes pour libérer leurs consoeurs américaines de prêts encombrants lorsque la saison des vérifications approchait. La magie de la titrisation montre ses effets pervers du côté de la masse monétaire également. Évidemment, la pratique a pour conséquence un gonflement incontrôlé de la quantité de monnaie en circulation. La définition que Friedman offrait de la masse monétaire était donc parfaitement bidon.
Dans bien des cas, les banques ne gardaient leurs hypothèques dans leurs livres que 24 heures à peine. Et, certains acheteurs commencèrent à trouver que cela ne faisait pas très long. Fiez-vous sur Wall Street pour trouver une solution à ce genre de problème sans importance. La solution a pour nom «credit default swap» (CDS). Vous n'avez rien à craindre de ces valeurs titrisées. Il vous suffit d'acheter un CDS et un assureur vous indemnisera si l'emprunteur fait défaut. Allez, et ne voyez pas de problème là où il n'y en a pas. Le malheur venait du fait que les «assureurs» garantissaient 30 fois leur capital. Plusieurs, ayant compris la magie de la titrisation, titrisaient leurs commissions. Rares étaient ceux qui titrisaient leur bonus cependant. En 2009, il y aurait eu pour 55 billions de CDS en circulation. Un an plus tard, la valeur nominale des produits dérivés dans leur ensemble était évaluée à 600 billions $ environ, soit dix fois le PIB mondial. Il suffit d'imaginer un instant l'ampleur de ce salmigondis financier pour comprendre que le cadre monétaire néolibéral a eu pour effet de faire éclater le système financier. De ce fait, une réforme véritable sera difficilement possible avant l'effondrement de ce château de cartes. D'ailleurs, la volonté de réformer le système n'est tout simplement pas là.
À tout événement, à la Réserve fédérale, on voyait grossir le monstre. Et, celui-ci plaçait la Fed devant un douloureux dilemme. Celle-ci pouvait le laisser gonfler et risquer une gigadébâcle lors de son éclatement où elle pouvait tenter de reprendre le contrôle et donner lieu à une éventuelle mégadébâcle. Elle choisira de mettre le monstre au régime. Entre le 30 juin 2004 et le 29 juin 2006, le taux des fonds fédéraux passera de 1,25 % à 5,25 %. Évidemment, cela compliquait l'existence des «carry traders»...À ne pas confondre avec les New Dealers. À l'époque, les indices boursiers fréquentaient de nouveaux sommets et les ressources naturelles semblaient parties pour la stratosphère, où elles allaient remplacer les valeurs immobilières qui, elles, étaient de retour vers l'atmosphère.
Vers la mi-juillet 2007, il était devenu évident que les retrouvailles entre Wall Street et la réalité seraient tumultueuses. Bear Stearns annoncera en effet que deux de ses fonds spéculatifs ne valaient plus rien, ou presque. Aussitôt, la Réserve fédérale ouvrira de nouveau le robinet des liquidités. Le type est saoul, il menace de faire des dégâts et on lui donne une bouteille. Le 17 août, on ramène donc le taux des fonds fédéraux à 4,75 %. Mi-janvier 2008, George W. Bush annonce un plan de relance de 150 milliards $US. Rien n'y fait, les Bourses plongent. La Fed ira donc d'une nouvelle baisse de son taux directeur à 3,5 %, le 22 janvier.
Mais, la réalité demeure implacable. Le 30 janvier, le taux de la Fed passe à 3 %. Le 16 mars, J.P. Morgan doit racheter Bear Stearns. Deux jours plus tard, la Réserve fédérale y va d'une nouvelle baisse de taux, à 2,25 %. Le 30 avril, il fond à 2 %. En juillet, coup sur coup, on y va d'une déclaration de soutien à Fannie Mae et d'un plan de relance de 300 milliards $US. L'argent coule à flots. Mais la réalité demeure intraitable. Le 7 septembre, Fannie Mae et Freddie Mac sont placés sous tutelle. Le 15, ce sera la faillite de Lehman Brothers. Les néolibéraux ont même droit à leur version de la faillite de la Banque des États-Unis. Le lendemain, la Fed prend 80 % du capital d'AIG. Six jours plus tard, Goldman Sachs et Morgan Stanley perdent leur statut de banques d'investissement. Ils auront donc droit à l'aide de l'État. Friedman aurait été scandalisé. Le 3 octobre, le Congrès adopte le plan Paulson (Henry, exPDG de Goldman Sachs), au montant de 700 milliards $US. En bonne partie, il sera utilisé pour débarrasser les banques de leurs actifs dits «toxiques». Friedman aurait été outré. Le 8 octobre, la Fed ira d'une autre diminution de son taux directeur, à 1,5 %. En décembre, il passera à 0,25 %, ce qui signifie à toutes fins pratiques la gratuité du crédit pour les banques...et la quasi gratuité pour les fonds spéculatifs. À la Fed, on prête également d'urgence 1,2 billions $US aux grandes banques. Apparemment, une bonne partie des actifs donnés en garantie sont sans grande valeur. Le sauvetage du soldat Goldman coûte cher. (Bertrand Jaquillat, Problèmes économiques, 12 nov., 2008, p., 9)
Mais, la vengeance de la réalité est cruelle. Tout continue de s'écrouler autour des néolibéraux. En novembre, ils auront cependant un coup de chance plus ou moins mérité, selon les opinions. Les démocrates de Barack Obama prennent le pouvoir. Ils héritent donc de la débâcle et risquent de s'en voir attribuer la paternité. Aussitôt en place, les démocrates présentent un plan de relance de 787 milliards $US. Une partie de celui-ci ira vers l'économie réelle. Mais, une proportion importante ira à la recapitalisation de quelques grandes sociétés.
Malheureusement, la réalité refuse toujours de coopérer. En février 2009, le Dow fréquente les 8 000, alors que le pétrole, soudainement devenu moins rare, rôde autour de 35 $US le baril. Apparemment, les banques d'investissement sont tellement endettées à court terme que pour chaque dollar perdu dans les «subprimes», elles ont du liquider pour 24 dollars US d'actifs pour retrouver un ratio de couverture acceptable. À la Réserve fédérale, on cherche un nouveau moyen de nourrir le monstre. On planche donc sur un programme dit d'assouplissement quantitatif (Quantitative easing--QE). La Réserve fédérale achètera donc pour 1,7 billions $US d'obligations détenues par les banques. Autrement, dit, en termes moins diplomatiques, Ben Bernanke sort la planche à billets. La technique contribue à garder les taux à long terme bas. Mais, elle a également pour effet d'entraîner une dilution du dollar US. À terme, cela risque de donner lieu à de l'inflation et à une hausse draconienne des taux d'intérêt comme au début des années 80.
À Wall Street, on a repris goût à la vie. Le Dow terminera 2009 à 10 428. Le pétrole, lui, encore une fois devenu rare, oscille autour de 80 $US, à 79 $US. Même l'économie réelle semble prendre du mieux, éperonnée par les primes à la casse et le soutien au paiement des hypothèques. On annoncera donc la fin officielle de la récession en juin 2009. Comme au début de 1931, on a droit à une fausse reprise.
Malheureusement, Main Street a droit à moins d'égards que Wall Street et les mesures de soutien à l'économie réelle s'essoufflent. Le chômage, lui, se cramponne à 9 %. En fait, même sur Wall Street les choses commencent à ralentir un peu. Le Dow se fait moins fringant. Les marchés bénéficieront donc d'un autre plan d'assouplissement quantitatif au montant de 600 milliards $US en automne 2010. Pourtant, ce ne sont pas les liquidités qui manquent aux États-Unis. Selon l'agence Moody's, au premier trimestre de 2010, les grandes sociétés non-financières étaient assises sur une encaisse de 1,8 billion $US. Mais, pour financer rachats d'actions, fusions, acquisitions et spéculation, il faut de l'argent. Le Dow terminera l'année à 11 577 et le pétrole à 91 $US. Dans les pays émergents, les prix de l'alimentation suivent le pétrole à la hausse. Seul le chômage ne bouge pas, à 9 %. Il commence donc à ressembler à du chômage structurel. À Wall Street, les bonus commencent eux aussi à se faire structurels. En 2010, les 25 plus grandes banques américaines ont versé 135 milliards $US en salaires et bonus, sur un chiffre d'affaires de 415 milliards $US.
Sur Main Street, les salaires augmentent moins vite. Le pouvoir d'achat du consommateur stagne. En fait, les ménages sont en mode désendettement. Et, malgré le torrent de liquidités qui s'abat sur Wall Street, les indices roulent de nouveau au ralenti. La Réserve fédérale ira donc de l'opération twist en début d'automne 2011. Elle vendra donc pour 400 milliards de bons à trois ans pour acheter des bons de plus longue échéance. On s'efforce de garder les taux à long terme le plus bas possible. Malheureusement, la réalité demeure toujours intraitable. Le chômage s'accroche à 9 %. Le chômage réel frôlerait les 16 %. En d'autres termes, la médecine néolibérale a échoué à réparer le désastre néolibéral des dernières décennies. Les injections de liquidités ne constituent pas une stratégie de croissance. Et, l'on efface pas vingt ans de délocalisations et d'appauvrissement de la classe moyenne en abreuvant Wall Street de crédit gratuit.
Le système est littéralement hors de contrôle. La cavale a plus ou moins commencé avec la libération des changes dans les années 70. La mondialisation de la finance a permis l'explosion du nombre des centres «offshore», ces paradis fiscaux et réglementaires. Il y aurait près de 11 billions $US planqués dans ces centres à l'abri de toute surveillance. Avec une population d'environ 44 000 habitants, les îles Caïmans sont devenus la cinquième place financière au monde. Dans le milieu, elles sont connue comme le «trou noir» de la finance (Nouvel Observateur, 30 octobre 2008, p., 12). Elles constituent le refuge préféré des fonds spéculatifs. En réalité, ces centres servent de prétexte à l'abdication réglementaire. Vers la fin des années 90, suite à l'implosion de LTCM, le Congrès a planché sur un projet de réglementation des fonds spéculatifs. Ceux-ci ont menacé de quitter pour les centres «offshore», ainsi nommés en association avec les tripots «offshore» de l'époque de la prohibition. Le maestro s'était alors objecté à cet effort de réglementation au motif que les fonds spéculatifs étaient déjà suffisamment bien surveillés par les banques qui les finançaient. Les fonds ont lancé la même menace dernièrement lorsque les Européens ont voulu les encadrer. Il faut bien admettre que la volonté de les mettre au pas n'est pas des plus robustes.
À tout événement, il serait possible de poursuivre encore longtemps le procès du cadre monétaire néolibéral, mais à quoi bon. Pourquoi ne pas donner la parole au jury:

«Premièrement, il s'agit d'une crise idéologique et intellectuelle. Pendant les vingt-cinq dernières années, les autorités et les élites ont été guidées par le fondamentalisme du marché: la croyance que les marchés tendent vers l'équilibre et que les déviations par rapport à ce dernier sont aléatoires. Toutes les innovations dans le domaine de la gestion du risque, des produits dérivés et des produits structurés sont basées sur cette croyance. Or, celle-ci est remise en cause par la crise en cours, tant dans le monde académique que professionnel. Les innovations sont demeurées non régulées par les autorités à cause de cette hypothèse fallacieuse selon laquelle les marchés s'autorégulent. En fait, les autorités devraient savoir que les grandes crises (en 1987, 2000, etc.) ont été évitées jusqu'ici du fait de leurs interventions, et non de la capacité des marchés à retrouver eux-mêmes un équilibre...
Deuxièmement, une autre dimension de la crise systémique est la remise en cause du paradigme de la finance moderne. La crise a en effet révélé que la finance contemporaine n'est pas en mesure de remplir ce qui est supposé être sa fonction principale, à savoir l'évaluation et la gestion du risque. La titrisation et les produits dérivés ont transformé les banques en courtiers qui ont transféré une part croissante de leurs risques aux marchés...Sachant qu'elles ne porteraient pas les risques de leurs opérations de financement, les banques commerciales ont eu tendance à s'exposer à des prises de risque excessives...La titrisation, innovation phare de la finance moderne, n'a pas pour rôle de faire porter les risques par les agents supposés être les plus aptes à les porter, comme on l'affirme souvent. Elle tend plutôt à accroître le niveau global de risque dans le système financier.» Pour une réforme globale de la théorie et de la régulation financière, Problèmes économiques, 12 novembre 2008, p., 14.

En réalité, le marché des changes est totalement hors de contrôle depuis des décennies. Les montants qui y circulent, évalués à quatre billions $US quotidiennement en 2010, dépassent largement les réserves des banques centrales. Ces dernières ne se risquent plus à s'opposer aux spéculateurs. Ces derniers ont montré leur force de frappe lors de la crise asiatique des années 90. Ils sont de nouveau à l'oeuvre dans le cadre de la crise de l'euro. Et, dans une bonne mesure, ils doivent leur ressources au crédit consenti aux banques par les banques centrales. Laissons la parole à un autre juré:

«Pour les partisans du régime des changes flottants, tel l'économiste américain Milton Friedman, le système, laissé à lui-même, tendrait à la stabilité des parités. La spéculation sur les variations des monnaies constiturait un élément stabilisateur. Voilà deux thèses que la réalité a contredite...
À la fin des années 1980, les liquidités internationales circulaient en très forte majorité hors des circuits officiels du FMI et des banques centrales, à travers le mécanisme bancaire privé. Dès 1970, le stock privé des devises dépassait le stock officiel; en 1987, il représentait plus du double de ce dernier.» Introduction à l'économie internationale, Bibeau, J.P. Gaëtan Morin, Montréal, 2004, p., 128 et 133


Alors, trois ans après la débâcle de 2007-08, le chômage officiel est toujours aux environs de 9 %. Et, les gouvernements sont à la veille d'entreprendre des mesures d'austérité qui auront un effet dépressif sur l'économie. En fait, ce phénomène est déjà enclenché en Europe. Autrement dit, le retour à la croissance n'est pas pour demain. Le miracle des liquidités n'a donc pas eu lieu, sauf à Wall Street. Le cadre monétaire néolibéral a manifestement échoué lamentablement et, sans les mesures sociales qui ont échappé au démantèlement néolibéral du New Deal, la situation aurait probablement été pire encore. Évidemment, les néolibéraux répondront que sans le sauvetage des banques, il y aurait eu désastre. Peut-être, mais il leur faudra bien admettre que ces dernières ont largement contribué à la débâcle et que, justement, cette dernière n'est pas encore terminée. Elle a donc encore le temps d'empirer. La prochaine fois, nous aborderons le cas du commerce international.
À suivre


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