La danse et la beauté

Chronique de José Fontaine

Augustin ou le Maître est là (Spes, Paris, 1933, réédité régulièrement à la même maison jusqu'en 1966) de Joseph Malègue (1876-1940), est sans doute l'un des très grands romans méconnus du XXe siècle. Du moins aujourd'hui.

Un chef d'oeuvre injustement méconnu

Car il fut considéré dès sa sortie comme l'oeuvre d'un grand de la littérature (selon le critique littéraire et prêtre intégriste Claude Barthe : Joseph Malègue et le « roman d'idées » dans la crise moderniste in Les Romanciers et le catholicisme, Les cahiers du roseau d'or, n° 1, Editions de Paris, Paris, 2004. On pourra consulter les articles de Wikipédia consacrés à Joseph Malègue et à son premier roman de 1933 : Augustin ou le Maître est là. Egalement son roman inachevé si proche de la pensée de Bergson : Pierres noires. Les classes moyennes du Salut, et aussi cette pensée de Bergson chez Malègue dont on peut mesurer l'importance à travers de nombreux critiques : L'influence de Bergson chez Malègue. Pour donner une idée de ce prodigieux livre qui a impressionné des gens aussi divers que Paul Claudel, Maurice Blondel, François Mauriac, Jean Guitton, Jean Wahl, Charles Moeller, Roger Aubert, Geneviève Mosseray, le Pape Paul VI, des personnalités tant du monde catholique que du monde protestant (comme par exemple la jeune protestante américaine Elizabeth Michaël, auteure d'un Joseph Malègue, sa vie son oeuvre, Spes, Paris, 1957), et aussi de la libre-pensée, ceci aussi bien en France qu'en Italie (où il est traduit dès 1935), en Allemagne (où il sera traduit après la guerre), en Norvège, en Suisse, au Royaume-Uni, en Hollande, en Flandre, en Wallonie (Léopold Levaux, militant wallon, co-fondateur de l'UDB, parti chrétien de gauche, et grand critique littéraire considérait Malègue comme supérieur à Proust), mais aussi aux Etats-Unis où le professeur Marceau (à la suite d'ailleurs de nombreux autres commentateurs), considère qu'il y a entre Malègue et Henri Bergson de nombreux points de convergence au point d'y consacrer un livre (écrit en français) intitulé Henri Bergson et Joseph Malègue. La convergence de deux pensées, Stanford University, French and Italian Studies, Amna Libri 1987.

Un rare roman de l'intelligence et de la foi

Nous abordons ici le livre, par-delà les grandes questions qu'il soulève, à savoir les rapports entre la raison et la foi tels qu'ils sont vécus, au long de 900 pages, par un brillant intellectuel, le héros du livre et qui lui donne son titre. Ceci dans le contexte de la crise moderniste (mettant en cause notamment certaines dimensions historiques des Evangiles), qui secoua l'Eglise catholique, le monde chrétien et juif en général, avec la condamnation de Loisy en 1907 et qui, selon Emile Poulat, qui en est l'historien attitré, est aussi révélateur de la perte de l'influence de l'Eglise de Rome sur le peuple des campagnes et des villes : Emile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, 2e édition revue,Casterman, Tournai, 1979, p. 614. Il existe une troisième édition parue chez Albin-Michel en 1996.

Augustin Méridier, "cacique" (c'est-à-dire premier de son année en jargon normalien), des années préparatoires à l'Ecole Normale Supérieure, est en passe de réaliser une grande carrière universitaire comme professeur de philosophie qui va le mener d'une chaire aux Facultés de Lyon à la Sorbonne, quand, il tombe profondément amoureux, à 30 ans, sans avoir d'autre expérience dans le domaine, d'une jeune aristocrate de sa ville natale, Anne de Préfailles. Quand il la rencontre, il a perdu la foi à cause du modernisme et se cantonne, la mort dans l'âme, à une attitude de profond agnosticisme, teinté d'ailleurs de critiques sévères à l'égard du positivisme des exégètes modernistes, qu'il met en cause d'un strict point de vue logique, sans rien changer à son attitude religieuse.

Malègue consacre près du quart du roman à la description de cet amour passionné et qui l'est d'autant plus que le caractère d'Augustin l'entraîne dans une réserve extrême vis-à-vis de la jeune femme. Non pas une réserve faite de froideur, mais de timidité profonde, de désarroi, du sentiment qu'il n'est pas digne d'elle. Les plus proches parents de la jeune femme qui est orpheline, et avec son accord, prendront l'initiative de faire savoir à Augustin qu'une demande de sa part ne serait pas refusée, persuadés qu'ils sont (à juste titre), que le jeune homme n'osera jamais se déclarer. Un prêtre ami d'Augustin et de la famille d'Anne est chargé de transmettre ce message qui jette celui à qui il est destiné aux combles d'une effrayante joie. Pourtant les fiançailles n'auront pas lieu, car Augustin perd ensuite sa mère et le jeune bébé de sa soeur qui sont la famille la plus proche qui lui reste. Lui-même découvre, immédiatement après ce double deuil, qu'il a la tuberculose, qu'il est responsable du décès de l'enfant de sa soeur et, désespéré (il perd son amour, sa carrière est compromise, sa maladie est potentiellement mortelle), va pratiquement se laisser mourir.

Un sursaut de son intelligence et de sa volonté va cependant le reconduire à la foi de son enfance, sursaut provoqué aussi par une dernière rencontre avec son meilleur ami du temps de NormalSup, physicien brillant, promis au Prix Nobel, pétri de culture philosophique et qui est un saint. Une rencontre où se récapitule toute l'histoire, notamment intellectuelle, du jeune philosophe. Il s'agit donc d'un roman d'idées, certes, mais non d'un roman à thèse puisque les thèmes de l'enfance, de l'adolescence, de la beauté, de l'amitié et de l'amour dominent constamment le propos de l'auteur.

Ce qui frappe dans ce roman catholique, c'est, par contraste avec les deux grands romanciers de même confession, emblématiques de la même époque, Bernanos et Mauriac, la confiance permanente faite à l'intelligence et une sorte d'érotisme certes dépouillé et prude mais bien vivant, alors que les deux auteurs cités, méfiants vis-à-vis de l'intelligence, ont la tendance que l'on connaît à faire rimer sexe et péché (ce qui est d'ailleurs souvent exaspérant, malgré leur indéniable talent). Rien de tout cela ici, malgré la pudeur "catholique" de Malègue qui, de ce point de vue, est une sorte d'exception dans le roman spirituel, tant par cette ouverture spontanée à l'intelligence qu'à l'amour humains.

Ce que l'on va lire maintenant est un bref extrait de la VIe Partie du roman intitulée Canticum canticorum (le Cantique des cantiques), du nom de ce poème d'amour de la Bible, seul peut-être à même de prendre la mesure du sentiment vécu ici, en raison de ses accents également passionnés. L'amour d'Augustin, Anne de Préfailles, demeure avec sa tante dans une demeure aristocratique, Les Sablons, à quelques kilomètres de la ville auvergnate où Augustin a toute sa famille et en laquelle on peut reconnaître Aurillac. Il passe ses vacances d'été dans l'appartement familial. Une conversation va s'engager, exemplaire de beaucoup de celles que l'on peut lire dans ce roman, intellectuellement moins difficile qu'on ne le croit quoique bien plus profond qu'on ne le pense. Et de toute façon passionnant.

La danse et la beauté

Lors d'une de la deuxième visite d'Augustin aux Sablons cet été-là, Anne de Préfailles, Élisabeth de Préfailles la tante de la jeune femme, et lui-même observent les moustiques effleurant la surface d'un petit lac. Les deux femmes trouvent que sur la surface de l'eau, ce « foisonnement de lignes brisées n'est pas sans vie ni sans beauté ». Mais Augustin pense que ce n'est pas là la vraie grâce. À la question d'Élisabeth de Préfailles sur ce qu'est la vraie grâce, Agustin répond, en s'inspirant de Bergson, que la vraie grâce « est faite de lignes courbes, dont le changement de direction incessant, fondu et sans heurt exprime sympathie, accueil, effort des hommes et des choses vers nous (...) C'est ce qui explique (...) le pathétique de certaines danses... ( Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, Spes, Paris, 1966 p. 462.).» Et il explique ensuite (embarrassé tellement il craint de donner une impression de pédantisme à Anne): « Les évolutions des danseuses, leurs penchements d'épaules, de tête, de corps, de bras arrondis vers vous, vous présentent une offrande d'elles-mêmes qui est l'extrême grâce. Vos désirs, vos rêves, ceux mêmes que vous ne vous êtes pas dits, prennent corps devant vos yeux sans que vous puissiez comprendre par quel sortilège la danse a pu en prendre conscience avant vous, les capter et vous les offrir (Ibidem.).» C'est l'occasion pour Élisabeth de Préfailles de rappeler à Anne la petite fille qui danse dans un tableau de George Romney intitulé Children of Earl Gower (1776, reproduction ci-dessus), évocation qui fait sourire Anne tandis qu'Augustin poursuit : « La danse (...) s'enfuit dès le moment d'après, emportant ses offrandes. Elles n'étaient pas pour nous. Elles n'étaient pour personne en particulier. Mais notre sensibilité ne pouvait les lire sur le dessin des lignes sans croire aussi qu'elles lui étaient destinées: condition sine qua non de la lecture. L'oeil qui voit l'Univers s'en croit aussi le centre... C'est le pathétique de la danse, que cette offrande et ce refus mêlés (Augustin ou le Maître est là, pp. 462-463.).» Et parce que Élisabeth revient au tableau de Romney et à la timidité câline de la petite fille, « Toute beauté humaine, lâcha Augustin dans une audace folle et subite, est une offrande de bonheur qui ne s'adresse à personne en particulier, bien qu'elle soit recueillie par ceux que le hasard place devant elle (Ibidem, p.463.).» Et il s'adresse intérieurement des reproches puis se donne des conseils tellement il est angoissé devant Anne par peur de lui déplaire et peur de se déclarer : « Est-ce qu'il devenait aliéné? Est-ce qu'il perdait la tête? Est-ce qu'il n'avait pas osé la regarder en lui parlant de beauté? ... Ainsi qu'au déjeuner revinrent les conseils impérieux : Des convenances! de la tenue! trouver sur-le-champ d'autres mots gais, gris, insignifiants, tout simples (Ibidem.)!»

La prochaine fois, c'est promis, je reparlerai de la Wallonie, mais, parvenu à la fin de ma convalescence, j'ai voulu dire, pour renouer avec le Québec (où Malègue a fait l'objet de nombreuses études), un éblouissement, dire un roman dont je m'aperçois aujourd'hui qu'il habite ma vie depuis mes 18 ans, car je suis depuis longtemps aussi, amoureux d'Anne de Préfailles. Même si je ne m'en suis aperçu que voici quelques années.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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