L'Octobre québécois et ses suites

Dans la déroute qui suit cette crise, certains felquistes se retrouvent sous le soleil noir de l’exil, comme Jacques Lanctôt, désormais loin du terrain labouré en surface par les luttes felquistes des années 1960.

Crise d'Octobre '70 - 40e anniversaire



Les suites d’Octobre 70? D’abord, un long mois des morts, puis les urnes funéraires, avec les réélections de Jean Drapeau, de Robert Bourassa et de Pierre Elliott Trudeau. Dans la déroute qui suit cette crise, certains felquistes se retrouvent sous le soleil noir de l’exil, comme Jacques Lanctôt, désormais loin du terrain labouré en surface par les luttes felquistes des années 1960.
En 1971, comme bien d'autres en prison, Pierre Vallières, celui que l'on considère comme l'un des maîtres à penser du FLQ (Front de libération du Québec), s'extirpe avec brio d'un procès politique. Son juge, Roger Ouimet, a regretté de voir cette jeunesse lire Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus et Françoise Sagan. Une fois tiré des serres de pareil juge, Vallières va bientôt plaider pour une réorientation des luttes du FLQ. Il envisage alors d'emprunter le droit chemin démocratique, c'est-à-dire la ligne tortueuse des partis politiques institutionnalisés. De son côté, son alter ego Charles Gagnon choisit de rompre avec un certain nationalisme et d'emprunter un nouveau sentier de la guerre, celui du marxisme d'En lutte. Les routes de tout un chacun se séparent. La Crise d'octobre se trouve ainsi en quelque sorte aspirée par la vie qui se poursuit autrement.
Octobre ne sombre pas pour autant dans l'oubli. Un important rapport d'enquête et quelques documents produits dans les suites immédiates de la Crise inscrivent l'événement dans la mémoire. Mais on ne trouve guère de romans, d'oeuvres d'art ou de mouvements publics qui s'approprient en masse une conscience révolutionnaire du FLQ pour la rediffuser en la transposant, d'une façon ou d'une autre. Octobre appartient surtout à des destins individuels qui, encore aujourd'hui, sont visités un à un, comme les stations d'un chemin de croix dont chacun perçoit la fresque globale à sa manière.
On parle et on reparle donc, encore et encore, d'un ministre trouvé raidi par la mort dans le coffre d'une Chevrolet, d'un attaché commercial britannique passionné par Winnie the Pooh, on parle de filatures de police rocambolesques, des aventures non moins rocambolesques de l'espionne Carole Devault et des cas de centaines d'innocents cueillis chez eux par les autorités au petit matin.
Notre compréhension de la Crise d'octobre a peut-être été entravée par une incapacité chronique à l'envisager autrement que par ce petit bout de la lorgnette des positions politiques de quelques individus. La Crise d'octobre, on dirait en effet une histoire présentée sans cesse en circuit fermé qui se serait déroulée derrière des volets clos à l'humanité, en marge de la marche de l'histoire. Une simple parenthèse, en somme, tirée de l'histoire locale. L'événement prend ainsi, dans les réévaluations dont il fait sans cesse l'objet, une dimension quasi schizophrène à force d'être refermé sur lui-même, telle une huître dont on espère malgré tout, à force de la darder pour la sonder, qu'elle finira par livrer tout son jus en nous réservant en plus quelques perles.
L'inscription dans l'histoire
Mais les enlèvements de Cross et de Laporte, que sont-ils exactement à l'échelle des luttes planétaires de libération auxquelles le FLQ emboîte le pas de façon résolue? Ces années de plomb appellent les mêmes illusions de solution partout ailleurs.
En 1970, des dizaines d'actions du même genre que celles du FLQ ont lieu à travers le monde. En Allemagne, la Fraction armée rouge libère par les armes Andreas Baader. Des actions de guérillas urbaines sont organisées. L'Irlande n'est pas en reste, bien entendu. L'Italie non plus. Dans ses mémoires, Jacques Lanctôt cite le cas du brillant éditeur Giangiacomo Feltrinelli, lequel a embrassé ce type de lutte où il finira par trouver la mort. À la différence de Lanctôt, qui conserve un enthousiasme sans limites pour le régime cubain, Feltrinelli produira une critique assassine de ce régime après avoir tant espéré, comme d'autres révolutionnaires, de ses rencontres privées avec Castro.
Aux États-Unis, toujours en 1970, les Weathermen oeuvrent à la révolution dans une perspective d'action directe qui n'est pas sans rappeler celle employée par le FLQ. Comme eux antiracistes et anti-impérialistes, ils carburent aux symboles historiques forts. Les felquistes font par exemple sauter, à Québec, le monument de James Wolfe, le conquérant des plaines d'Abraham en 1759; les Weathermen, eux, font sauter la statue des policiers qui ont réprimé dans le sang, à Chicago en 1886, une manifestation de travailleurs qui est à l'origine de la fête du Travail du 1er mai. Les Weathermen font aussi sauter la maison d'un juge qu'ils accusent d'être responsable de la répression des Black Panthers. Germent dans ces divers mouvements d'autres groupes, parfois encore plus radicaux, telle la Symbionese Liberation Army (SLA).
En cette année 1970, avec la guerre du Vietnam en toile de fond et Mai 68 qui n'est pas loin, une vague révolutionnaire déferle aussi en Amérique du Sud. À Porto-Rico, en Argentine, au Mexique, en République dominicaine et au Guatemala, on trouve plusieurs histoires d'enlèvements politiques conduits par des groupes révolutionnaires de gauche. L'action des Tupamaros, en Uruguay, retient en particulier l'attention des médias. À l'été 1970, ils enlèvent entre autres un agent du FBI. On le retrouvera dans le coffre d'une auto à la suite du refus du gouvernement de libérer des «prisonniers politiques». Mais en général, ailleurs, les enlèvements conduisent à des gains politiques réels pour les ravisseurs.
Au Brésil, où un nouveau gouvernement s'est installé au pouvoir par un coup d'État, plusieurs groupes tentent de susciter un changement de régime. Le consul du Japon, enlevé en mars 1970, est libéré en échange de cinq prisonniers politiques. L'ambassadeur des États-Unis, lui aussi kidnappé, fait à son tour l'objet d'un échange de prisonniers, tout comme celui de l'ambassadeur allemand, autre victime de rapt. Le consul des États-Unis, victime d'une tentative d'enlèvement, parvient à échapper à ses ravisseurs. Chaque enlèvement vaut son lot de répression, mais provoque aussi, presque toujours, la libération de militants politiques jusque-là détenus dans les prisons. Dans ses livres, l'écrivain Fernando Gabeira, un des anciens ravisseurs, parle abondamment de cette période d'enlèvements multiples. Pourquoi ce qui fonctionne ailleurs ne fonctionnerait-il pas aussi au Québec? peuvent bien se dire certains felquistes.
Installé avec ses camarades dans l'établissement le plus chic de La Havane, le Nacional, Jacques Lanctôt mène au début des années 1970, tel qu'il l'explique dans ses mémoires, «la belle vie de châteaux dans cet hôtel majestueux», où il passe ses jours et ses soirées à boire «force Cuba libre et autres cocktails, en écoutant l'orchestre du moment». Durant cet exil cubain, il n'a pas à faire son lit une seule fois — une femme de chambre s'en charge — et il ne travaille qu'à sa guise, dans l'intention de rembourser, au moins partiellement, une dette morale contractée à l'égard d'un régime qui l'accueille d'aussi généreuse manière. D'autres brûlants compagnons, à l'évidence moins chanceux, croupissent à la même époque dans des cellules.
Jacques Lanctôt, en réaction depuis son adolescence contre un père qui est un authentique fasciste à svastika, projette d'abord d'enlever un diplomate israélien, puis se ravise, sur l'avis de ses pairs. «Je n'aurais pas voulu pour tout l'or du monde représenter quelque chose dont mon père aurait été fier», écrit Jacques Lanctôt. La cellule felquiste à laquelle il appartient se lance tout de même vite dans un autre projet d'enlèvement. Mais plutôt que de nous parler de tout ça dans ses mémoires, l'ancien felquiste, connu par la suite comme un bon éditeur, nous plonge essentiellement dans le récit détaillé de son exil avec les siens à Cuba, puis en France.
L'avis de Sartre
De la France, justement, Jean-Paul Sartre s'était intéressé à la Crise d'octobre, y voyant les signes d'une oppression du peuple qui avait commandé une répression par ceux qui en profitaient. Dans une longue entrevue qu'il accordait sur cette question, et dont des extraits furent publiés dans le journal La Patrie du 24 janvier 1971, Sartre situait volontiers la question sur un plan plus large, en mettant par exemple les choses en perspective sur un plan international de lutte contre l'exploitation des masses encouragée par le système capitaliste.
Cette répression dont sont victimes les Québécois, dit Sartre, «n'est pas autre chose que la mise à la vue de tous de ce qui existe toujours». Plus loin, il ajoute que la Loi sur les mesures de guerre tendit à démontrer «que vous, les Québécois, vous n'appartenez pas au Canada, puisque vous êtes considérés comme des insurgés et des guerriers. [...] Alors c'est une manière de dire clairement [que] les Québécois sont colonisés. C'est une des choses qui m'apparaît la plus frappante». Pour le quarantième anniversaire d'Octobre, on préfère pourtant s'attarder encore à des points de détail de l'histoire ou à des conjectures plutôt que de se livrer à un examen de la nature profonde de ce système politique qui est bien toujours le nôtre et qu'Octobre 70 a contribué à mieux mettre en lumière.
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jfnadeau@ledevoir.com
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Les Plages de l'exil
Jacques Lanctôt
Stanké
Montréal, 2010, 318 pages


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