Droits des conjoints de fait

L’inévitable recours à la clause nonobstant

Jean Lambert

« […] le noeud du problème […] se situe plutôt sur le plan sociologique du droit et de l’autorité de l’Assemblée nationale. […] Or, le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Éric c. Lola risque fort de nous rappeler que le caractère distinct de notre société ne saurait résister à une uniformisation juridique pancanadienne. »

Jean Lambert — Président de la Chambre des notaires du Québec
L’affaire Éric c. Lola a beaucoup fait jaser au Québec. Et le meilleur est à venir, si j’ose dire, car en plus de remettre en question le pouvoir législatif du Québec, le jugement définitif à intervenir dans cette affaire, en provenance de la Cour suprême, disposera d’un élément très distinctif de la société québécoise : la relation patrimoniale des couples vivant en union de fait.
L’enjeu va bien au-delà de la relation patrimoniale consécutive à l’union de Lola et d’Éric. Il tire en réalité son origine de la Charte constitutionnelle de 1982 et pose la question suivante : un standard établi par quelques décisions judiciaires émanant des provinces de common law sera-t-il imposé aux couples québécois au nom d’une certaine homogénéisation pancanadienne découlant de l’application de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après « la Charte »)?
Juridiquement, la question est de savoir si, à l’égard de cette fameuse Charte, le Code civil du Québec est discriminatoire envers les conjoints de fait puisqu’en matière de relations patrimoniales et économiques, il ne leur impose pas l’encadrement légal des époux mariés ou unis civilement.
Le tribunal de première instance a répondu par la négative. Il a ainsi estimé qu’il n’y avait pas discrimination tant sur le plan du partage des biens que sur celui du droit à une pension alimentaire pour les conjoints de fait en rupture d’union.
En se basant sur l’article 15 de la Charte et sur des jugements prononcés par des tribunaux d’autres provinces canadiennes, la Cour d’appel du Québec a pour sa part conclu que la disposition du Code civil du Québec prévoyant le droit de demander une pension alimentaire est discriminatoire à l’égard des couples en union libre.
Pour moi, dans le contexte précis de l’affaire Lola, le noeud du problème ne réside pas dans la distinction entre partage des biens et pension alimentaire. Il se situe plutôt sur le plan sociologique du droit et de l’autorité de l’Assemblée nationale.
Le droit québécois et l’union libre
Généralement, une loi sera considérée comme discriminatoire si le principe qui la sous-tend traduit une distinction fondée sur les valeurs d’un groupe ou sur des préjugés sociaux, raciaux ou autres qu’entretient ce groupe. La loi aura alors pour effet d’exclure du groupe toute personne dont une ou plusieurs caractéristiques ne correspondent pas à ces valeurs dominantes.
Par exemple, les dispositions de l’ancien Code civil du Bas-Canada relatives aux « concubins » étaient certainement discriminatoires au regard de la Charte. Ces règles niaient en effet aux conjoints de fait et aux enfants nés de leur union l’exercice de certains droits fondamentaux par ailleurs reconnus aux époux mariés et à leurs enfants. On aurait alors pu dire de ces couples mariés qu’ils étaient des couples « normaux » parce que conformes aux valeurs et préceptes religieux prévalant dans la société québécoise alors dominée par le clergé. La loi punissait littéralement ces gens, poussés bien souvent à l’hypocrisie, sinon à une certaine clandestinité.
Mais est-ce bien une attitude de ce genre qui a animé le législateur lors de l’adoption du Code civil du Québec en 1994?
Plusieurs débats à la table du législateur
L’après-guerre et surtout la dynamique sociale engendrée par la Révolution tranquille constituent les sources vives où s’est solidement enracinée une évolution remarquable des mentalités et des habitudes en matière de conjugalité des Québécois. Ainsi le Québec détient-il, et de loin, à l’échelle nationale, le taux le plus élevé de couples vivant en union de fait. Cette réalité est tout à fait pertinente dans le débat. Voici pourquoi.
Mars 1979 : l’adoption du projet 89 portant sur la réforme du droit de la famille a été précédée d’une vaste étude en commission parlementaire. La très grande majorité des mémoires présentés au législateur à cette occasion proposaient la même conclusion : que le législateur respecte le choix, donc la volonté librement exprimée par les couples non mariés, de vivre, précisément, en union libre. C’est ce qui amena le ministre de la Justice de l’époque, Me Marc-André Bédard, à affirmer devant l’Assemblée nationale : « Il nous est apparu opportun de ne pas intervenir à l’égard de ce mode de vie librement décidé; il n’y a donc pas lieu de l’institutionnaliser ou de le réglementer. » Et le ministre d’ajouter, en conclusion : « [il] y a lieu d’abolir les restrictions qu’impose l’article 768 C.c.B.C. interdisant aux concubins d’organiser contractuellement les effets juridiques de leur relation. »
En rejetant la proposition de l’Office de révision du Code civil de 1977 visant à conférer un droit aux aliments (pension alimentaire) aux concubins, le législateur a fait preuve de vision et a traduit en droit ce respect de l’autonomie et de la liberté des conjoints de fait. Il n’y avait là aucun biais moraliste, car en abolissant l’interdit de l’article 768 de l’ancien Code civil, le législateur n’a pas retenu l’appel de l’Assemblée des évêques du Québec qui, au nom du maintien des bonnes moeurs, demandait au législateur de ne pas favoriser « les contrats ayant pour but de créer ou perpétuer le concubinage ».
La réforme du Code civil
De 1984 à 1990, à l’occasion de huit grands rendez-vous en commission parlementaire, la société québécoise a eu l’occasion unique (et inédite à ce jour dans les autres provinces et territoires au Canada) de débattre des grands enjeux législatifs que constituent le droit des personnes, le droit des successions et le droit des biens.
Les dispositions du Code civil du Québec traduisent bien le large consensus de la population à l’égard des unions matrimoniales. En 1991, lors des débats parlementaires qui devaient mener à l’adoption de ce nouveau Code civil, le ministre de la Justice d’alors, Me Gil Rémillard, jugeait « important de respecter la volonté de vivre en dehors de l’institution formelle du mariage, donc de se référer à une union libre. Si c’est libre, c’est parce que c’est basé sur une relation consensuelle que les couples établissent comme ils veulent bien l’établir ». Cette position adoptée par le ministre avait reçu l’aval de plusieurs organismes, dont le Conseil du statut de la femme.
Lois à caractère social
L’État québécois est loin de faire preuve de discrimination envers les conjoints de fait. J’en veux pour preuve l’ensemble des protections législatives mises en place depuis 1965 et qui démontrent sans équivoque possible que dans le contexte de l’application de lois à caractère social, l’État n’entend soutenir aucune distinction entre conjoints de fait et conjoints mariés. […]
La fin des années 1990 et le début des années 2000 constituent un autre moment où la société québécoise a pu se prononcer sur les rapports socio-économiques des conjoints de fait à l’occasion de la reconnaissance de l’égalité de traitement des couples homosexuels et hétérosexuels.
L’idée d’un registre étatique des unions de fait permettant aux conjoints de fait d’obtenir des droits et obligations l’un envers l’autre n’eut pas de suite. Enfin, lors de l’adoption de la loi instaurant ce nouveau mode juridique de conjugalité qu’est l’union civile (2002), le ministre de la Justice déclara que ce projet de loi reconnaissait trois types d’unions conjugales, soit le mariage, l’union civile et l’union de fait, n’imposant à cette dernière aucune modalité de vie commune lui conservant toute liberté pour les partenaires de définir certains aspects de cette union libre.
Compte tenu de ce bref historique, prétendre aujourd’hui que le législateur québécois a, au mieux, « oublié » les conjoints de fait lorsqu’il a légiféré sur la conjugalité ou, au pire, fait preuve de discrimination à leur endroit, démontre une grossière ignorance de l’histoire législative récente de notre province. Ne pas être d’accord avec l’option retenue ne justifie pas l’ignorance de l’histoire.
La connaissance du droit
Il y a cinq ans, à l’aide d’un sondage mené auprès de citoyens vivant en union libre, la Chambre des notaires du Québec a évalué le degré de connaissance de ces citoyens des droits découlant du mode de vie conjugale qu’ils avaient choisi. Le résultat peut paraître étonnant à première vue.
En effet, près de 60 % des conjoints de fait connaissent peu ou ignorent que les dispositions législatives portant sur le partage des biens ou sur le droit à une pension alimentaire ne leur sont pas applicables. En levant l’interdiction édictée par l’ancien Code civil, interdiction qui empêchait les concubins de convenir des rapports économiques découlant de leur union, l’État québécois s’en est tout simplement remis à leur volonté quant à ce choix de vie conjugale.
Or, cela étant, rien ne prouve que même mieux informés, ces couples cesseraient de vivre selon le type d’union qu’ils ont choisi. Il conviendrait toutefois que le gouvernement québécois assure une meilleure diffusion de l’information juridique auprès de ces 40 % de citoyens vivant en union libre.
Et si d’aventure la population en venait à considérer que cette situation devait changer, rien n’empêcherait le législateur québécois de reconsidérer sous un autre angle la question des pensions alimentaires des conjoints de fait.
Recours à la « clause nonobstant »
À la lecture de ce qui précède, on constate à quel point le respect de la liberté de choix exprimée par les conjoints de fait correspond à une valeur sociale profonde au Québec. Il a suffi, après que les deux jugements eurent été rendus en cette affaire, d’écouter les diverses tribunes radiophoniques et lire les pages réservées aux lecteurs des médias écrits pour mesurer l’attachement intense et largement majoritaire de la population québécoise à cette valeur.
Or, le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Éric c. Lola risque fort de nous rappeler que le caractère distinct de notre société ne saurait résister à une uniformisation juridique pancanadienne. Il est fort probable que le plus haut tribunal du pays dictera au législateur québécois ce qu’il devra faire, au mépris du fort consensus exprimé par les citoyens et citoyennes de la province.
Encore une fois, la Charte viendra se substituer à la volonté démocratique du peuple québécois, volonté fidèlement traduite par l’État québécois dans sa législation.
Ne restera alors pour un gouvernement québécois qui se respecte qu’à invoquer l’exception de la « clause nonobstant » de cette même Charte. C’est le seul outil à sa disposition lui permettant de faire échec à cette atteinte à son pouvoir législatif.
À mon avis, sur le plan moral, il n’appartient absolument pas à la Cour suprême du Canada d’imposer au peuple québécois une avenue autre, basée sur une culture juridique qui lui est étrangère. Et reconnaître l’autorité législative du Québec en cette matière n’interdira aucunement au législateur québécois d’ouvrir de nouveau le débat sur cette question des pensions alimentaires pour les conjoints de fait.


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