Reconnaissons-le, l'ancien président de la Commission européenne Jacques Delors avait raison au moment de la création de l'euro, en 1999. Cette monnaie unique, et la nécessaire indépendance de la Banque centrale européenne, n'avait de sens que si elle était contrebalancée par la création d'un pôle politique, une forme de gouvernement économique européen capable d'harmoniser les politiques des membres de la zone. Bref, si l'on voulait une monnaie solide, la seule limitation des déficits à 3 % (d'ailleurs vite abandonnée) ne suffisait pas. Il fallait un pilote dans l'avion.
C'est ce défaut structurel qui éclate aujourd'hui en plein jour à la faveur de la crise grecque. Certes, Athènes a menti sur ses états financiers et profité du laxisme de l'Europe. Mais, si les marchés, ces grands cyclothymiques, sont si fébriles, c'est que la zone euro est incapable de parler d'une seule voix. Ou qu'elle le fait souvent trop tard. Le temps des Bourses et celui de Bruxelles n'étant évidemment pas le même.
Le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, n'a pas tort de répéter que les bases de l'économie européenne sont bonnes. Du moins si on les compare à celles des États-Unis dont le déficit est abyssal. C'est bien la cote de crédit américaine qui vient d'être dévaluée, pas celles de la France ou de l'Allemagne. Que pèse en effet la faillite grecque à côté de la vigueur de l'économie allemande?
Pourtant, les spéculateurs ont beau jeu de miser sur les hésitations (par ailleurs faciles à comprendre) d'Angela Merkel, sur la lenteur à mettre en application le plan de restructuration de la dette grecque décidé le 21 juillet et sur le parfois difficile consensus franco-allemand. La moindre contradiction exprimée par l'un ou l'autre des 17 chefs d'États ou de gouvernements de la zone euro est devenu prétexte à spéculation. Certes, l'absence d'une agence de notation européenne se fait sentir. Mais cela ne suffit pas à faire oublier que la crise de l'euro est d'abord et avant tout une crise politique.
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Dans ce contexte, les partisans de la fuite en avant ont vite fait de trouver la solution. Il faudrait donc plus d'Europe et construire une union politique avec un véritable pouvoir économique fédéral. La belle affaire! Le hic, c'est que de ces «États-Unis d'Europe», pour reprendre formule de Victor Hugo, les peuples n'en veulent pas. Et ils l'ont dit à maintes reprises, même si certains fédéralistes impénitents, de gauche comme de droite, font la sourde oreille. Les Français l'avaient dit dès le référendum sur le traité de Maastricht, en 1992. Ils n'avaient alors été que 51 % (ça vous rappelle quelque chose?) à dire oui au traité qui proposait une union monétaire menant à la monnaie unique. En 2005, les Néerlandais ajoutèrent leur voix à celle des Français pour rejeter le projet de constitution européenne élaboré par l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing. Pendant que les architectes de l'euro faisaient mine que les nations étaient sur le point de disparaître, les peuples rappelaient aux eurocrates qu'ils n'entendaient pas quitter la scène de l'histoire.
Depuis dix ans, la Banque centrale européenne a agi comme s'il n'y avait pas d'importantes disparités économiques en Europe et comme si la France et l'Allemagne n'avaient pas des politiques fiscales et économiques souvent opposées. Devant cette cacophonie, faudrait-il se débarrasser de l'euro et qu'on n'en parle plus? Certains y sont déjà résignés. «L'explosion ne va pas prendre longtemps», estime le démographe Emmanuel Todd, qui avait à une autre époque annoncé la chute de l'URSS. L'idée est régulièrement envisagée dans la presse allemande. Pourtant, en France, seule la présidente du Front national, Marine Le Pen, par ailleurs allergique à tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à l'Europe, affiche un programme aussi radical.
Même un opposant de toujours à Maastricht, comme l'ancien ministre socialiste Jean-Pierre Chevènement, ne se résout pas, pour l'instant, à une telle alternative dont les conséquences économiques seraient catastrophiques. Sans parler des effets dévastateurs sur l'Union européenne elle-même. Mais, s'il faut sauver l'euro, dit Chevènement, ce doit être au prix d'une réforme qui devrait au moins lui rendre la souplesse qu'ont les autres monnaies, comme une politique de changes réaliste, ce qu'a toujours refusé l'Allemagne. L'ancien ministre n'est plus seul à proposer une certaine dose de protectionnisme. Comme les Américains et les Chinois n'hésitent pas à le faire. D'accord pour l'harmonisation économique, dit l'ancien ministre socialiste Hubert Védrine. Mais il s'empresse d'ajouter qu'un ministre des Finances qui sanctionnerait les budgets nationaux, «ce n'est pas démocratique».
Entre les utopies fédéralistes et la disparition de l'euro, l'Europe est condamnée à naviguer à vue dans un espace étroit. Mais la meilleure façon de courir à sa perte, ce serait de continuer à ignorer les nations qui la composent.
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crioux@ledevoir.com
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