Le sexe des anges

"Je ne connais pas un peuple au monde qui se méprise au point d’accepter une telle aberration"



Pendant tout l'été, j'ai fréquenté le petit dépanneur situé à l'angle des rues Cartier et Gauthier. Ce quartier situé à l'est du parc La Fontaine a toujours été francophone à 100 %. Pourtant, la dame qui me servait parlait à peine français. Plus étrange encore, le présentoir de journaux offrait d'abord le National Post, le Globe and Mail et la Gazette. Pour se procurer les titres français, il fallait fouiller dans les rangées inférieures. On se serait cru à Ottawa.
Cela fait déjà plusieurs années que je constate la bilinguisation progressive de la métropole. Lorsque j'en parle à mes amis, plusieurs se contentent de hausser les épaules comme si les dés étaient jetés. Même surprise lorsque je découvre que l'anglais est la langue de travail de ce petit snack-bar de l'avenue du Mont-Royal. La serveuse française parle anglais à deux employés immigrants. Même scénario dans une succursale de la Brûlerie Saint-Denis qui n'hésite pourtant pas à jouer la carte française dans sa publicité. Des détails, direz-vous. Mais, additionnés à tant d'autres, ils tracent le portrait d'une métropole de plus en plus «full bilingue».
Il faut vivre dans un autre monde pour croire que la crise que traverse le Parti québécois ne concerne que les souverainistes. C'est plutôt l'avenir même du nationalisme québécois qui est en jeu. C'est pourquoi la comparaison avec la disparition de l'Union nationale dans les années 70 est boiteuse. Le parti de Daniel Johnson («égalité ou indépendance») est disparu en passant le flambeau à un parti nationaliste et souverainiste, le PQ. Face à l'implosion annoncée de ce dernier, on ne voit poindre aucun successeur un tant soit peu nationaliste, surtout pas François Legault qui a choisi de demeurer coi sur le débat identitaire comme l'a souligné le politologue Christian Dufour.
Si tel devait être le cas, nous serions vraiment à la fin d'une époque. Pendant 50 ans, notre vie politique fut le fruit d'un affrontement entre deux nationalismes. Les Lesage, Bourassa, Ryan défendaient un Québec qui cherchait sa place dans un Canada conçu comme un pacte entre deux nations. S'il y a un programme politique qui a échoué et qui est mort et enterré, c'est bien celui-là. Le bilan de deux référendums a montré que toute revendication identitaire, même défendue par des fédéralistes loyaux, faisait le lit des souverainistes. Ce fut la grande leçon de Meech qui signa la mort définitive d'un projet qui remontait à Henri Bourassa.
Plus étrange encore, le nationalisme semble devenu une notion étrangère à nombre de souverainistes. Le Québec regorge en effet de souverainistes qui rêvent avant tout d'un Québec vert, sans pauvreté, démocratique ou féministe. Cette «autre politique», comme on dit, n'a malheureusement pas besoin de l'indépendance du Québec pour progresser.
Étrangement, la plupart de ces souverainistes n'ont rien à dire sur l'anglicisation de la métropole. Même le Nouveau Mouvement pour le Québec reste bizarrement silencieux sur ce sujet devenu, dit-on, trop sensible. Rien à dire non plus face à l'anglicisation des milieux de travail qui pourrait conduire à une lente acadianisation des Québécois. Rien à dire sur les 50 % d'immigrants qui choisissent de fréquenter le cégep anglais alors que l'application de la loi 101 au cégep serait une évidence presque partout ailleurs dans le monde. Rien à dire non plus lorsqu'ils constatent l'effondrement de l'enseignement de l'histoire nationale et sa presque disparition au cégep — certains ne sont-ils pas allés jusqu'à suggérer d'enseigner notre histoire en anglais? Rien à dire lorsque le gouvernement de Stephen Harper brandit les symboles archaïques et insultants de la monarchie et du colonialisme britannique. Ceux-là peuvent bien se gargariser de démocratie qui ne réclament même pas la tête d'une députée qui, perversion suprême du jeu démocratique, ne parle pas la langue de ses électeurs. Je ne connais pas un peuple au monde qui se méprise au point d'accepter une telle aberration.
Au fond, tout se passe comme si, mondialisation oblige, une partie des souverainistes, et avec eux les partisans de François Legault, s'étaient résignés sans le dire à la lente, mais confortable, louisianisation du Québec, à son recul inexorable au sein du Canada. Un reflux démographique et politique qui ne s'est jamais démenti en 250 ans. Tout se passe comme si, après la reddition des nationalistes fédéralistes, une partie des souverainistes étaient devenus non-pratiquants, comme ces catholiques qui n'ont jamais mis les pieds dans une église. Cela ne les empêche évidemment pas de disserter sur la démocratie et le mode d'accession à l'indépendance, comme d'autres discutent du sexe des anges. Elle est là la crédibilité perdue des souverainistes.
Ce qui est en jeu dans la crise actuelle, ce n'est pas tant l'avenir du mouvement indépendantiste que celui du nationalisme qui en fut et en sera toujours le vivier essentiel. Si la source se tarit, comment ne pas trouver creux les débats sur l'indépendance? Il s'agirait pourtant que les 40 % de souverainistes des sondages se remettent à pratiquer pour que l'idée redevienne actuelle. Mais, il faudrait pour cela que l'étendard souverainiste soit autre chose qu'un cache-sexe destiné à dissimuler notre résignation.
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crioux@ledevoir.com


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