Il y a dans le film sur la vie du chanteur d'Offenbach, Gerry, une scène qui mérite à elle seule le détour. Après avoir réuni des milliers de fans au Forum, l'homme à la voix «presque étranglée», comme l'écrivait le poète Gilbert Langevin, s'exclame et dit à peu près: «On l'a fait. Comme les Américains!»
Tel est le leitmotiv de ce film, dont la réalisation et le scénario ne sont malheureusement pas à la hauteur du talent de Gerry Boulet. De ses débuts dans un sous-sol d'église au triomphe du Forum, le p'tit gars de Saint-Jean-sur-Richelieu n'aura eu qu'une obsession: faire comme les Américains! Il fallut même convaincre Gerry Boulet — que Pierre Harel en soit remercié — de chanter en français. Et pourtant, on se dit qu'il fallait un nègre blanc d'Amérique issu d'un autre peuple au destin tragique pour faire ce que les Français n'ont jamais pu accomplir: faire sonner le blues dans la langue de Molière.
En sortant du cinéma pour me retrouver rue Saint-Denis, autour de laquelle rivalisent les festivals tous plus «hénaurmes» les uns que les autres, je me suis dit que l'époque avait bien changé. Gerry cherchait à secouer sa petite ville tranquille de Saint-Jean-sur-Richelieu. Aujourd'hui, la festivalite aiguë s'est emparée du Québec. Et la cacophonie ambiante ne supporte plus le moindre espace de tranquillité. Dans sa grande naïveté, Gerry a probablement gagné la partie. Plus une manifestation culturelle, pas un spectacle, pas un chanteur qui ne nous tombe dessus comme une tonne de briques. Comme les Américains!
Est-ce pour cette raison que certains bombent le torse et se vantent jusqu'à plus soif de la venue de Metallica sur les Plaines, de U2 à l'hippodrome et de Sir Paul au Centre Bell? Qu'on me comprenne bien. Metallica, U2 et McCartney parcourent le monde. Il n'y a donc pas à se surprendre qu'ils passent par chez nous et que des milliers de personnes participent à ces grands-messes rock qui ont depuis longtemps remplacé les processions de la Fête Dieu.
Mais le Québec est probablement le seul endroit du monde à en faire un tel plat, comme a courageusement osé le dire le professeur de philosophie Jean Laberge dans une lettre au Devoir. Je m'explique. À Paris, à Rome ou à Berlin, ces grandes productions passent plusieurs fois par année. Mais elles font rarement la une des médias généralistes. On en parle évidemment dans les pages culturelles et les médias spécialisés.
Ici, dès qu'une grande vedette anglo-saxonne débarque, le grand choeur des colonisés se répand en courbettes. C'est comme si Metallica nous faisait une faveur inestimable. Comme si les nouveaux dieux nommés Bono ou Lady Gaga nous avaient désignés comme le nouveau peuple élu. Que Sir Paul prononce quelques mots en français sur scène et c'est le délire. Voilà qu'une armée de chroniqueurs et d'animateurs le remercient d'avoir daigné parler la langue de l'autochtone. Pourtant, il n'y a rien de surprenant à ce qu'un lord anglais parle français, comme une grande partie des élites du Royaume-Uni, où l'on parle plus et mieux français qu'à Toronto.
Partout où il va, Paul McCartney prononce quelques mots en allemand, en chinois ou en slovène, et cela n'étonne personne. Sauf ici, où nous avons poussé le mépris de nous-mêmes jusqu'à ne plus juger de notre réussite culturelle qu'à l'aune du regard des autres. C'est ce que disait à une autre époque Hubert Aquin. L'auteur de La Fatigue culturelle du Canada français reprochait à Pierre Trudeau d'engager ses compatriotes dans une spirale infernale où, au lieu d'assumer leur héritage pour ce qu'il était, ils devaient se rendre «indispensables» au Canada. Bref, ne plus exister qu'à travers le regard de l'autre. Cinquante ans plus tard, Aquin ne serait peut-être pas étonné de nous entendre nous vanter à ce point de la venue de quelques grandes vedettes rock ou, ce qui revient au même, des fabuleux succès à l'étranger du Cirque du Soleil. Toujours le regard de l'autre.
En passant, il faut tout un culot pour prétendre comme on l'a fait qu'assister à un concert d'une icône du rock anglo-saxon relève de l'«ouverture sur le monde». Je n'ai rien contre les 100 000 spectateurs de Metallica. Mais convenons qu'ils ne sont pas allés découvrir l'oeuvre d'un poète africain méconnu, ni celle d'un obscur rocker catalan. Ils sont simplement allés entendre le prêt-à-consommer de la gigantesque machine du showbiz anglo-saxon. Un «produit culturel» dans le vrai sens du terme, qui tourne à plein régime sur les radios du monde au détriment de centaines d'artistes locaux méconnus dont la découverte relèverait, elle, justement, de la véritable «ouverture à l'autre».
Mais pour s'ouvrir, dirait Aquin, il faut peut-être commencer par cesser de ne mesurer nos succès qu'en fonction des autres. Et mettre un terme à ce désir, en partie suicidaire, qui consiste à toujours vouloir faire comme les Américains. «J'sais pas si c'est moé / Qui est trop p'tit / Pt'être ben qu'le vent m'emporte / J'sais pas si c'est moé / Qui est trop grand / Pt'être ben qu'j'mélange / La vie pis les vues», disait Gerry Boulet. La chanson s'appelait Faut que j'me pousse. C'est d'ailleurs ce que fera l'auteur de cette chronique jusqu'au mois de septembre.
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