Un ovni dans le ciel ontarien

Laïcité — débat québécois


En matière de multiculturalisme et de laïcité, le Canada est vraiment le dernier des Mohicans. Alors que le multiculturalisme a été soumis à une critique systématique même dans des pays qui s'en faisaient le défenseur, comme la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, on s'étonne qu'il ait encore bonne presse au Canada anglais. L'exemple récent d'une école de Toronto nous montre pourtant jusqu'à quelles absurdités cette idéologie peut mener.
L'affaire a commencé lorsque l'école Valley Park, dans le nord de Toronto, a cru bon d'accorder à ses étudiants musulmans le droit de prier dans la cafétéria. Les vendredis, un imam est autorisé à y diriger la prière. Selon la direction de l'école, il s'agit de rendre service aux étudiants et d'«accommoder» les musulmans pratiquants.
L'école va jusqu'à permettre la ségrégation ouverte entre garçons et filles lors des prières. Pour invoquer Allah, ces dernières, probablement considérées comme impures, doivent s'asseoir à l'arrière. L'avant est réservé aux seuls étudiants masculins. Comble de l'absurdité pour une école, les étudiants ont le droit de «sécher» les cours pour participer à la prière. Ce qui est formellement interdit par l'Ontario Education Act. Visiblement plus soucieuse de son portefeuille que d'égalité entre hommes et femmes, l'école n'a pas oublié de faire payer ce bel «accommodement» par une organisation musulmane du coin. Charité bien ordonnée...
Grâce à l'inconscience qui sévit chez nos voisins en ces matières — n'est-ce pas l'Ontario qui avait songé à créer des tribunaux islamiques? —, l'affaire est passée inaperçue pendant trois ans. Jusqu'à ce qu'un beau jour des élèves hindous s'en aperçoivent. Puis des chrétiens. Puis des juifs. Tout ce beau monde s'apprête donc à défiler devant le conseil scolaire de Toronto pour exiger rien de moins que... la laïcité.
Même en pleine période estivale, l'affaire a fait suffisamment de bruit pour forcer le premier ministre de l'Ontario à faire une déclaration. Prenant son courage à deux mains, Dalton McGuinty a renvoyé la question à la commission scolaire, qu'il a chargée de trouver un nouveau compromis. Si l'on se fie à ses déclarations, il semblerait que la laïcité soit un objet volant non identifié (ovni) dans le ciel ontarien. Seuls y ont droit de cité les «accommodements» élevés au rang d'une impérieuse obligation juridique. Ces mêmes accommodements que la commission Bouchard-Taylor avait tenté de faire avaler aux Québécois.
Ne cherchez pas de grands principes dans cette affaire, dit Dalton McGuinty. Tout ne serait qu'affaire de «circonstances particulières», dit-il. La commission en sera quitte pour chercher un nouvel «accommodement». En échange de la cafétéria consacrée aux musulmans, peut-être les juifs se verront-ils offrir le gymnase? Les hindous, eux, pourraient mettre la main sur le laboratoire de physique. Quant aux chrétiens, pourquoi ne pas leur offrir la salle des professeurs? Souhaitons que, demain, les mormons et les scientologues ne revendiquent pas une salle, car il faudra agrandir l'école.
On en a la preuve sous les yeux, cette philosophie des «accommodements» n'est rien d'autre que la loi du marché. Nos «accommodeux» raisonnent sur la liberté de conscience comme le font les banquiers avec n'importe quelle marchandise. Le prix est ouvert à la négociation comme dans un encan. À ceux qui le peuvent de faire leur offre. Au fond, la règle des «accommodements» est à la liberté de conscience ce que le néolibéralisme est au marché. Une autre version de la loi du plus fort.
Car qui nous fera croire que, dans cette négociation, tous sont égaux? Personne ne s'étonnera qu'on n'ait pas encore entendu parler des athées et des agnostiques qui fréquentent probablement l'école. Les pauvres n'ont la chance ni de former une «communauté» ni d'avoir des groupes de pression pour défendre leurs intérêts. D'ailleurs, en parlant toujours de la liberté de religion, au lieu de la liberté de conscience, ne les exclut-on pas du vocabulaire lui-même?
À une autre époque, le combat pour la laïcité devait affronter une religion omniprésente. Ses rares défenseurs avaient devant eux une foi hégémonique qui refusait de céder ses privilèges. La laïcité d'aujourd'hui affronte un ennemi différent. Un ennemi insidieux qui se dissimule derrière un multiculturalisme à la mode et qui se revendique de la liberté individuelle et du droit de chacun de pratiquer sa religion partout tout le temps. Il se cache derrière un nouveau culte des différences qui sacralise les «communautés», que celles-ci soient réelles ou fictives.
Et pourtant, à Valley Park comme ailleurs, il n'y a pas d'autre solution que de s'en tenir à une séparation stricte des religions et de l'État. On n'est pas laïc à moitié, pour la bonne raison qu'il n'y a pas d'autre façon de respecter intégralement la liberté de conscience de chacun. Le refus de la laïcité au profit de l'accommodement généralisé n'annonce pas la paix, mais une version moderne des guerres de religion.


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