L'État s'abandonne au privé

Le ministère des Transports partage de plus en plus le processus d'octroi de contrats avec les firmes d'ingénierie

Charest - dilapidation, dissimulation et corruption

Kathleen Lévesque - Il n'y a pas qu'à la Ville de Montréal que les relations publiques-privées sont étroites dans la préparation des appels d'offres. Depuis l'arrivée au pouvoir des libéraux de Jean Charest, en 2003, le ministère des Transports partage le contrôle du processus d'octroi de contrats avec des firmes d'ingénierie.

Comme l'a confirmé au Devoir le ministère des Transports (MTQ), l'implication du secteur privé à chacune des étapes menant à accorder tel ou tel contrat à un entrepreneur plutôt qu'à un autre est de plus en plus importante. «Il y a lieu de constater une augmentation substantielle du recours au privé. Et la tendance est à la hausse», a reconnu Réal Grégoire, membre de la direction des communications du MTQ.
Le ministère a toutefois été incapable de fournir des chiffres précis sur ce travail de collaboration. Aucune statistique n'existe sur le nombre de contrats préparés par les firmes de génie. Une demande du Devoir, en vertu de la Loi d'accès à l'information, a permis de comprendre qu'il s'agit de la presque totalité des appels d'offres pour lesquels le MTQ fait désormais appel à l'expertise privée.
Ce nouveau marché des services professionnels est évalué à plusieurs dizaines de millions de dollars l'an. Les firmes SNC-Lavalin, Dessau, BPR, Génivar, Groupe SM et autres Tecsult pénètrent ainsi un champ d'activités qui était jusque-là une prérogative de l'État. Déjà, sous le gouvernement du Parti québécois, les firmes d'ingénierie avaient mis le pied dans la porte. Mais aujourd'hui, cette dernière est grande ouverte.
La situation pourrait s'accentuer, dans un contexte où les gouvernements du Québec et du Canada ont décidé d'investir massivement dans les infrastructures afin de contrer les effets de la crise économique.
Une telle promiscuité fait sourciller le commissaire au lobbyisme. Une douzaine de firmes d'ingénierie parmi les plus importantes ont été contactées, mais aucune n'entend s'inscrire au registre des lobbyistes. La question est dans l'air depuis que Montréal est plongée dans une crise. Pourtant, les mêmes comportements semblent chose courante au sein du gouvernement du Québec en général, et au MTQ en particulier.
Manque de personnel
Entre 1994 et 2002, soit la période de gouverne péquiste, la moyenne annuelle d'investissements du MTQ dans les différents chantiers (routes, viaducs, par exemple) s'établissait à 700 millions. Pour la seule année 2009-2010, les investissements font un bond majeur pour atteindre 3,3 milliards. La participation privée dans la sélection des entrepreneurs qui exécuteront ces travaux suit une courbe similaire.
«On a 1700 chantiers de prévus. Il y a une explosion des travaux au Québec. Mais on n'a pas tout le personnel pour y répondre», a expliqué Renée Delisle, chef du service de la gestion contractuelle au MTQ.
Cela ne doit pas remettre en question l'intégrité du processus d'octroi de contrats en vigueur au MTQ, a ajouté Mme Delisle. Les exigences demeurent les mêmes et le MTQ garde entre ses mains «l'aspect administratif de la rédaction des appels d'offres».
Reste que la frontière entre public et privé s'est atténuée au fil des ans, diminuant ainsi l'accès du gouvernement à l'expertise indépendante que lui procuraient ses fonctionnaires. Dans les faits, le nombre d'ingénieurs est à la hausse (de 387, ils sont maintenant 523), mais cela ne permet pas d'absorber le flot de projets. Le MTQ est ainsi obligé de déléguer des pans importants de ses activités, en particulier celles conduisant à la sélection des entrepreneurs. «Le MTQ concentre ses ingénieurs sur des fonctions clés comme la gestion de projets plutôt que sur les appels d'offres», a précisé Réal Grégoire.
Par ailleurs, les règles d'attribution ont été modifiées quelques semaines avant le déclenchement des élections, l'automne dernier. Ainsi, depuis le 1er octobre 2008, le seuil obligeant le MTQ à lancer un appel d'offres public est passé de 25 000 à 100 000 $. Tous les contrats de moins de 100 000 $ pourront être accordés de gré à gré ou selon la formule d'appel d'offres sur invitation.
Soigner ses relations
L'omniprésence des firmes d'ingénierie se fait sentir au MTQ, mais aussi à la Ville de Montréal. Le processus d'octroi de contrats y est devenu une opération de plus en plus menée par le privé, ce qui soulève des critiques.
Mais il y a autre chose. Tant à Montréal qu'au MTQ, les firmes d'ingénierie soignent leurs relations politiques. Depuis des décennies, cette promiscuité semble même le modèle de développement des affaires. Jusqu'à tout récemment, le président du Parti libéral du Québec et candidat à l'élection partielle dans Rivière-du-Loup, Jean D'Amour, faisait du développement des affaires pour la firme BPR dans sa région. C'est cette même firme qui pilote le controversé dossier des compteurs d'eau et qui a recruté le haut fonctionnaire responsable du dossier de l'eau à Montréal.
Chez Dessau, le p.-d. g. Jean-Pierre Sauriol est un habitué des officines politiques. Sa firme est partenaire du magnat de la construction Tony Accurso, avec qui il a obtenu le contrat des compteurs d'eau. C'est Dessau qui a embauché l'ex-président du comité exécutif de Montréal, Frank Zampino, lequel a toutefois remis sa démission devant la tourmente provoquée par son séjour sur le yacht de luxe de Tony Accurso.
Dessau profite également des compétences de Benoit Savard, qui a été l'organisateur en chef du PLQ jusqu'en 2007. M. Savard est responsable du développement des affaires sur le plan national au sein de l'équipe de direction chez Dessau.
On ne trouve pas que des libéraux aux côtés de M. Sauriol. Le vice-président au développement des affaires, Denis Guindon, est un proche de l'ancien premier ministre Bernard Landry, dont il a présidé la campagne de financement lors de la course à la chefferie. Au «conseil consultatif» du C.A. de Dessau, on trouve aussi l'ancien premier ministre Lucien Bouchard, aujourd'hui associé dans le cabinet d'avocats Davies Ward Phillips Vineberg.
Du côté du Groupe SM, son p.-d.g. Bernard Poulin est un libéral de longue date. En 1970, il travaillait auprès de Lawrence Cannon, alors ministre dans le premier gouvernement de Robert Bourassa. Dans les rangs libéraux consultés par Le Devoir, M. Poulin est connu pour être un «important collecteur de fonds». Joint au téléphone, il s'est défendu de faire du financement électoral.
Il y a quelques années, Tecsult a été au coeur d'une affaire de financement illégal des partis politiques. La firme avait contourné les règles pour garnir les coffres du PLQ et du PQ. C'est le ministère du Revenu qui a découvert le pot aux roses. Devant la Cour d'appel, un dirigeant de Tecsult avait reconnu que c'était une façon de maintenir la «réputation» de la firme auprès des donneurs d'ouvrage. La même firme avait été condamnée pour du financement illégal au parti Vision Montréal de l'ex-maire Pierre Bourque.


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