L'espion et le justicier

Avec la désorganisation et le climat qui sévit à l'Hôtel de ville, Montréal est devenu une poudrière

Corruption à la ville de Montréal


Le maire Gérald Tremblay affronte tourmente après tourmente.

Photo : Jacques Nadeau - Le Devoir


Jeanne Corriveau , Kathleen Lévesque - Les récents cas d'espionnage à la Ville de Montréal soulèvent de nombreuses questions sur le chemin emprunté par le maire Gérald Tremblay pour assumer le rôle de justicier qu'il s'est attribué. Ils rappellent surtout l'état de désorganisation de Montréal, qui est devenue une poudrière.
C'était en 1995. Cela faisait un an que Pierre Bourque s'était hissé dans le fauteuil de premier magistrat. Le fonctionnaire Pierre Reid, qui était directeur adjoint aux ressources humaines, devient contrôleur. Ses méthodes d'enquête suscitent déjà, sinon de l'indignation, du moins de l'étonnement.
Un membre du comité exécutif de l'époque, qui a requis l'anonymat compte tenu de ses fonctions actuelles, se souvient d'avoir reçu la visite impromptue de Pierre Reid dans son bureau. «Il se met à me raconter ma vie: ce que je fais et qui je fréquente. C'est alors qu'il veut savoir quels sont mes liens avec [une chef de cabinet d'un ministre québécois] en laissant entendre qu'elle est ma maîtresse alors que c'est une amie de longue date, bien avant qu'elle accède au poste politique qu'elle occupe», raconte-t-il. Avant d'être invité à quitter le bureau du politicien, Pierre Reid aurait expliqué qu'il était dans l'ordre des choses de suivre à la trace les élus. «Ça m'apparaissait tellement loufoque à l'époque que je n'ai rien dit», ajoute-t-il.
Sous l'administration Tremblay, Pierre Reid et son équipe ont continué leurs fouilles. Les enquêtes ont parfois permis de débusquer de véritables problèmes. Ce fut le cas avec le dossier des fraudes à la Direction du service informatique et avec le voyage en Italie du directeur des travaux publics, Robert Marcil, à l'invitation et en compagnie du patron de Construction Garnier.
Pierre Reid s'est aussi intéressé au cas de Lachine, dirigé par Claude Dauphin. La Ville s'est interrogée sur le nombre élevé de contrats accordés par l'arrondissement à la firme Génipur ainsi qu'à la subvention accordée à la société Mindev pour la décontamination des terrains de l'ancienne teinturerie Global. Mindev est détenue par Frank Minicucci, bras droit de l'entrepreneur Tony Accurso.
S'il reconnaît que le président de Génipur, Pierre Turmel, est une «connaissance de longue date», Claude Dauphin nie que l'entreprise a obtenu un traitement de faveur de son administration. «C'est vrai que Génipur a obtenu beaucoup de contrats à Lachine, mais elle en avait beaucoup avant mon arrivée, explique M. Dauphin. Les élus ne touchent jamais aux appels d'offres. On fait strictement du "rubber stamping".» Il dit se fier aux fonctionnaires, dont la directrice de l'arrondissement, Jocelyne Dragon, qui était l'adjointe de Pierre Reid avant d'être embauchée par Lachine il y a plus de deux ans.
Certaines vérifications administratives ont toutefois tourné au dérapage. L'espionnage récent du vérificateur général, Jacques Bergeron, et du président du conseil municipal, Claude Dauphin, en est l'illustration parfaite. Du coup, l'intervention du gouvernement du Québec de cette semaine apparaissait inévitable: l'Unité permanente anticorruption (UPAC) débarque, ce qui signifie que tous les recoins de l'administration seront scrutés.
La paranoïa
En février, l'espionnage visant le vérificateur général avait semé l'inquiétude parmi les élus. Le directeur général, Louis Roquet, a tenté de les rassurer en affirmant qu'aucune enquête administrative n'avait été conduite par la Ville à l'égard des élus et que leurs courriels n'avaient pas été épiés. C'était sans compter la volte-face du maire. L'homme-qui-ne-sait-jamais-rien a finalement admis que les courriels de Claude Dauphin avaient été consultés.
Personne ne s'y retrouve, même pas Québec puisque le ministre des Affaires municipales, Laurent Lessard, a exigé des explications, qui ne sont arrivées que deux semaines plus tard, incomplètes et imprécises selon le ministre. L'UPAC a été jetée dans la mêlée. Une autre façon de dire que Montréal fait l'objet d'une enquête.
«C'est un blâme officiel à Gérald Tremblay qui témoigne de l'absence totale de confiance du gouvernement en la capacité du maire à rétablir la situation, estime Pierre P. Tremblay, professeur au Département de science politique de l'UQAM. C'est le message qui est envoyé. Si on avait eu affaire à un maire plus solide qui aurait conservé toute sa crédibilité, je crois qu'on y serait allé avec des gants blancs.»
Le désaveu vise également Louis Roquet. Arrivé en grande pompe comme un redresseur, il a surtout accumulé les bourdes (transmission d'un chapitre du rapport du vérificateur général à Telus, son accord tacite aux méthodes de M. Reid, par exemple). De plus, M. Roquet, qui avait promis un changement de climat dans la fonction publique dont il est le grand patron, est confronté à une suspicion généralisée.
Solidarité mise à rude épreuve
Cette suite de scandales n'a rien pour apaiser l'insatisfaction au sein d'Union Montréal, le parti du maire, et plusieurs élus trouvent que la solidarité commence à être lourde à porter. Sans souhaiter ouvertement le départ de Gérald Tremblay, certains membres du caucus espèrent que le temps va arranger les choses. Mais le troisième mandat de Gérald Tremblay s'avère pénible.
En décidant de se retirer lui-même de la présidence du conseil municipal mardi, Claude Dauphin a épargné à ses collègues un déchirant dilemme: celui d'être loyal à Gérald Tremblay ou fidèle à leur collègue Dauphin, espionné illégalement. Un vote favorable à M. Dauphin aurait pu leur coûter cher et aurait mis en péril leurs postes au sein des commissions du conseil et la rémunération qui y est rattachée.
Le mécontentement à l'endroit du maire et de son administration ne date pas d'hier, alimenté notamment par les douloureuses conséquences des fusions-défusions et la frustration liée aux dotations insuffisantes accordées par la ville centre aux arrondissements.
Sur le terrain, les élus ne sont pas indifférents aux critiques des électeurs qui se plaignent des hausses de taxes. «Attendez que les gens reçoivent leur facture de 45 $ par auto», signale un membre d'Union Montréal en faisant référence à la nouvelle taxe d'immatriculation qui sera imposée au cours de l'année 2011 aux contribuables de l'île de Montréal, mais dont les résidants des banlieues seront épargnés.
Le nouveau chapitre qui s'est déroulé cette semaine n'a pas arrangé les choses, mais, à en croire Bernard Blanchet, président du caucus, la solidarité au sein des troupes d'Union Montréal est toujours intacte. «Personne n'est content de ce qui s'est passé, mais le maire a blâmé les méthodes utilisées [par Pierre Reid] et le caucus a fait preuve de solidarité», a-t-il indiqué au Devoir.
Dans l'immédiat, les mécontents semblent prêts à donner une chance au coureur, mais ce sursis pourrait être de courte durée. À la fin de l'automne, la détermination des budgets de recherche pourrait inciter aux défections. C'est d'autant plus vrai que le sentiment d'appartenance à la Ville de Montréal s'est effrité au profit des petits royaumes que sont devenus les arrondissements.
Désorganisation politique
Au fil des ans, l'échafaudage politique a été ébranlé. Depuis le départ du très puissant président du comité exécutif, Frank Zampino, et la controverse qu'il a laissée dans son sillage liée au contrat des compteurs d'eau, la fonction a perdu de son lustre. Claude Dauphin a occupé le siège une seule année avant que le maire lui-même assume la fonction jusqu'à il y a dix jours.
Plusieurs observateurs de la scène montréalaise soulignent à quel point les deux fonctions ne peuvent être menées par une seule et même personne tant chacune a un objectif différent. D'un côté, le maire a un rôle de représentation qui le conduit à développer une vision d'ensemble, à donner l'orientation générale à l'équipe. De l'autre, la présidence du comité exécutif se penche sur la gestion au quotidien de Montréal sous ses différents aspects.
C'est maintenant au conseiller municipal Michael Applebaum qu'échoit cette responsabilité centrale. Mais si la loyauté et l'intégrité de l'homme sont indiscutables, la poigne et le leadership ne sont pas ses qualités premières.
En coulisse, d'autres problèmes surgissent, notamment en regard de l'entourage immédiat du maire Tremblay. Un membre du caucus s'interroge sur les conseils prodigués au maire par sa garde rapprochée et sur le cumul de fonctions qu'a assumées Gérald Tremblay depuis novembre 2009.
Les deux dernières années, le cabinet du maire a été le lieu de toutes sortes de tourmentes, dont le départ de la chef de cabinet Diane Lemieux, qui a été cavalièrement poussée vers la sortie. Aujourd'hui, Gérald Tremblay est conseillé par son chef de cabinet Hugo Morissette, identifié comme un «junior» plein de bonne volonté, Christiane Miville-Deschênes (officiellement en congé), connue pour son caractère abrasif et dont le mantra semble être l'expression «la fin justifie les moyens», ainsi que l'ancien maire de Rosemont, André Lavallée, que l'on dit très influent.
Le professeur Pierre P. Tremblay se questionne sur le bien-fondé des stratégies utilisées par le maire. «Ou bien le maire est entouré de mauvais conseillers, ou bien le maire n'écoute pas», dit-il. Le défi, c'est de trouver l'équilibre entre la nécessité d'informer le maire et de le protéger tout à la fois, signale une personne qui connaît bien les rouages d'un cabinet politique.
Les choix de positionnement ou la capacité de réaction de l'équipe de M. Tremblay font l'objet de beaucoup de critiques à Montréal. C'est notamment le cas dans le dossier du remplacement du pont Champlain. «Gérald était tellement en retard que c'en était gênant. Quand une coalition se met en place sans Montréal et que Jacques Olivier, un personnage honni de sa communauté, prend le devant de la scène, on comprend que Montréal n'a pas de gouvernail», a soutenu un des partenaires montréalais qui a demandé l'anonymat.
D'autres témoignages d'acteurs économiques convergent. «Le maire se félicite qu'il y a plein de grues en ville comme pour prouver son propre dynamisme. Mais franchement, Montréal n'a rien à voir avec ces grues. La plupart d'entre elles sont liées aux projets institutionnels, comme le CHUM et le CUSM», a souligné une personne qui ne souhaite pas être nommée.
Le malaise est palpable, mais on n'ose pas publiquement suggérer au maire de quitter ses fonctions. «La situation actuelle est préoccupante parce que la communauté des affaires aime un climat politique stable qui fait en sorte qu'on puisse se concentrer sur les décisions à prendre sans être pris par des distractions, explique Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Mais présentement, la perception, c'est qu'il y a une immense distraction.»


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