L'école à deux vitesses

Écoles privées - subventions - frais - décrochage

Malgré les beaux plans de lutte contre le décrochage scolaire qui se succèdent au Québec depuis vingt ans, rien n'y fait. L'an dernier, 26 % des élèves et 35 % des garçons ont quitté l'école sans avoir obtenu leur diplôme d'études secondaires. La pire performance des provinces canadiennes après le Manitoba.
«Ce ne sont pas les chiffres qui m'intéressent, mais plutôt les actions, les moyens et la volonté», déclarait la ministre de l'Éducation, Michelle Courchesne, en septembre dernier. De la part de celle qui a réintroduit le bulletin chiffré, cela étonne un peu.
En réalité, cela dépend de quels chiffres il s'agit. Hier, Mme Courchesne a fait valoir que 85 % des élèves qui entrent au secondaire finissent par obtenir leur diplôme un jour ou l'autre. Évidemment, courir le 100 mètres en dix minutes plutôt qu'en dix secondes, c'est mieux que rien.
Pour 100 décrocheurs en Ontario, on en compte 137 au Québec, a calculé l'économiste Pierre Fortin. Dans la province voisine, le taux de décrochage a connu une baisse spectaculaire au cours des dernières années, tandis qu'il monte en flèche ici.
Tout le monde convient que le facteur socio-économique est déterminant. Un élève inscrit à une école de Westmount a presque sept fois plus de chances de terminer son secondaire que son camarade de Pointe-Saint-Charles.
Cela ne suffit toutefois pas à expliquer pourquoi les choses se détériorent à ce point au Québec et s'améliorent en Ontario. Soit, le Québec se classait au 10e rang des 13 provinces et territoires en matière de revenu par habitant en 2006, alors que l'Ontario arrivait 6e, mais les trois provinces dont le revenu par habitant est inférieur à celui du Québec ont fait mieux au chapitre du décrochage.
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En juillet 2003, Le Devoir avait publié le texte d'une enseignante montréalaise, , qui, après avoir enseigné plusieurs années dans une école secondaire de la région de Toronto, avait profité d'une année sabbatique pour venir voir ce qui se passait dans les écoles de Montréal. Si l'expérience était concluante, elle n'excluait pas un retour définitif.
Elle a cependant eu un choc. En 16 ans à Toronto, elle n'avait jamais rencontré d'élèves qui lui avaient lancé l'équivalent de «Mêle-toi de tes crisse d'affaires» ou encore «Ça m'tente pas de travailler, stie». Pourquoi des adolescents si semblables dans la rue étaient-ils si différents dans la classe?
Elle avait alors réalisé qu'à Toronto, où l'école privée n'est pas subventionnée par l'État, tout le monde ou presque envoyait ses enfants à l'école publique, alors que le tiers des élèves montréalais, ceux qui en ont les moyens et qui sont jugés suffisamment performants, fréquentent maintenant l'école privée.
«Il est étonnant de constater qu'au Québec, on condamne la médecine à deux vitesses alors que l'éducation à deux vitesses y est acceptée et que l'écart entre ces deux vitesses semble même s'élargir», écrivait-elle. «Je vais m'ennuyer terriblement de Montréal, mais je retourne à Toronto, dans un système public qui a ses fautes, mais l'avantage d'inclure tous les élèves.»
Si Mme Bellerose revenait dans la métropole, elle découvrirait que rien n'a changé, bien au contraire. Seule l'introduction des mêmes méthodes de sélection dans certaines écoles publiques ralentit quelque peu l'exode vers l'école privée. Le résultat est de dépouiller encore davantage l'école publique «ordinaire» de ses meilleurs éléments. Inévitablement, la dynamique en classe s'en trouve affectée.
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En 1996, le rapport de la Commission des États généraux sur l'Éducation avait recommandé non seulement un moratoire sur l'ouverture de nouvelles écoles privées, mais également la diminution progressive des subventions versées par l'État, qui représentent 60 % du financement du réseau privé. La Centrale des syndicats du Québec (CSQ) demande qu'elles soient carrément abolies.
Que je sache, l'absence d'écoles privées subventionnées ne prive pas les élèves ontariens d'un enseignement de qualité. Cela n'élimine peut-être pas le décrochage, mais il faut bien constater que la situation est moins désastreuse qu'ici.
De toute évidence, le Québec n'est pas l'Ontario. Durant la campagne électorale de 2007, le chef du Parti progressiste-conservateur ontarien, John Tory, avait signé son arrêt de mort en proposant de subventionner les écoles confessionnelles.
Ici, le suicide politique consisterait plutôt à tenter de couper les vivres à l'école privée. Il est vrai que l'Ontario constitue une exception au Canada, mais aucune autre province ne lui fait une aussi grande place que le Québec.
D'ailleurs, il serait absurde de démanteler un réseau de cette qualité, que la population apprécie et qui permet au surplus à l'État de réaliser des économies. Rien d'interdit cependant d'en exiger une plus grande solidarité.
En 2005, Mme Marois avait proposé de conditionner les subventions aux écoles privées à leurs efforts pour intégrer des élèves en difficulté d'apprentissage. On n'en a plus entendu parler depuis. Durant la dernière campagne électorale, la plate-forme électorale du PQ parlait plutôt d'un plan d'action -- «national», bien entendu -- de lutte contre le décrochage. Un autre!
mdavid@ledevoir.com
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Christine Bellerose, Enseignante
Le Devoir du jeudi 10 juillet 2003

Après avoir enseigné pendant plusieurs années au niveau secondaire dans la région de Toronto, j'ai décidé de prendre une année sabbatique pour venir voir ce qui se passait dans les écoles de Montréal et peut-être y revenir définitivement. C'est donc avec beaucoup d'espoir et d'intérêt que j'ai commencé à faire de la suppléance pour l'English Montreal School Board et la Commission scolaire de Montréal.
Chez les enseignants, j'ai retrouvé la même énergie, le même intérêt pour les élèves; pendant le dîner, on discute de leçons qui fonctionnent ou pas, d'évaluation, de bulletins, d'excursions et de bien d'autres sujets personnels et professionnels... Je me sentais tout à fait à l'aise dans ce milieu. Bien sûr, j'entendais certaines plaintes, mais je sais bien qu'en Ontario aussi, certains aspects de notre profession se sont détériorés, surtout depuis que les conservateurs de Mike Harris sont arrivés au pouvoir. Rien n'est parfait.
J'ai été agréablement surprise par la structure administrative des écoles, où les élèves sont beaucoup mieux encadrés et suivis que ce que j'ai vu à Toronto; il est vrai que les élèves du secondaire étant plus jeunes ici, ils ont davantage besoin de cette structure. Donc, chapeau aux enseignants, au personnel de soutien et aux administrateurs...
Du jamais vu
Mais le coeur de la profession d'enseignant reste d'abord et avant tout les élèves, auxquels on donne beaucoup de temps et d'énergie pour essayer de leur apprendre une matière mais aussi pour les aider à acquérir une certaine maturité, à se découvrir eux-mêmes, à se respecter et à respecter les autres... et cette tâche me semble extrêmement plus difficile à Montréal. Des élèves qui me disent «Sac'-moé patience!» ou «Mêle-toé de tes crisse d'affaires!» ou «Ça m'tente pas d'travailler, stie!» en se mettant les deux pieds sur le bureau, je n'avais jamais vu ça en 16 ans d'enseignement dans plusieurs écoles de l'Ontario et à différents niveaux. Et pourtant, je me disais que les adolescents de Montréal ne devaient pas être si différents de ceux de Toronto. Dans les rues, ils se ressemblent tous, peu importe leur langue ou leur culture... Certains jouent les durs, d'autres ont l'air plus tranquilles. Pourquoi sont-ils si différents dans les salles de classe?
L'automne dernier, un article de La Presse m'a éclairée. On y disait que dans la région de Montréal, en septembre 2002, un tiers des élèves de secondaire I était entré à l'école privée et qu'il y avait une augmentation considérable de cette tendance depuis cinq ans. Il est bien évident que ce tiers, sélectionné par les écoles privées, siphonne les meilleurs élèves et que dans une classe de 32, au lieu d'avoir un ou deux élèves difficiles, l'enseignant en a six ou sept, ce qui change toute la dynamique d'une classe. En Ontario, les écoles privées ne sont pas (encore) subventionnées, bien que Mike Harris leur ait accordé une déduction d'impôt. Les frais étant donc très élevés (de 10 000 à 15 000 $), la grande majorité des gens envoient leurs enfants à l'école publique sans se poser de questions.
Au Québec, les conséquences sont dévastatrices pour le secteur public qui, avec le même argent par élève, doit faire face à toute la clientèle en difficulté. Les «bons» élèves existent aussi dans le secteur public mais se perdent dans de larges classes dominées par une minorité qui demande toute l'attention du prof. La plus grande injustice est commise envers les élèves moyens et faibles mais travaillants qui sont littéralement noyés dans ces classes et qui peuvent plus facilement subir les influences négatives de la classe.
Pour attirer les meilleurs élèves au public, on utilise une stratégie semblable à celle du privé: isolement d'élèves sélectionnés dans les classes enrichies ou section internationale. Difficile de blâmer le secteur public, qui essaie tant bien que mal de garder le plus de jeunes possible. Les parents ne sont pas faciles à satisfaire, et qui pourrait les blâmer de ne pas vouloir prendre de risque avec leurs enfants? Ma fille a fréquenté l'école publique à Toronto, mais après ce que j'ai vu ici, je l'aurais envoyée à l'école privée à Montréal.
Des subventions à revoir
Il est étonnant de constater qu'au Québec, on condamne la médecine à deux vitesses alors que l'éducation à deux vitesses y est acceptée et que l'écart entre ces deux vitesses semble même s'élargir. On dira que les élèves québécois, dans les résultats de tests standards, se comparent très bien aux jeunes d'autres provinces et pays. Je pense qu'on s'occupe très bien ici des «bons» élèves: on les isole des mauvaises influences, on les encadre, on les encourage. Mais comment s'occupe-t-on des autres jeunes? Le Québec n'a-t-il pas aussi un taux de décrochage plus élevé chez les garçons? Les jeunes ne cherchent pas seulement leurs modèles auprès des enseignants, chanteurs et athlètes mais aussi auprès de leurs copains et copines; quels modèles voient-ils dans leurs classes?
Le syndicat des enseignants a-t-il jamais lancé une campagne sérieuse sur ce sujet? Une campagne aussi structurée, soutenue, que celle qu'il mène sur l'équité salariale en ce moment ou sur la sécurité d'emploi il y a quelques années? Ce syndicat, au nom de tous ses membres, doit veiller à la préservation et à l'amélioration de l'enseignement dans le secteur public, et je m'étonne que ce dossier ne soit pas ouvert jusqu'à sa résolution. Il me semble évident que le gouvernement provincial doit remédier à cette injustice afin que tous les jeunes reçoivent la même qualité d'éducation ensemble. Le secteur public a tous les outils pour remplir cette tâche. La solution est évidente: les subventions aux écoles privées devraient diminuer graduellement pour éventuellement être éliminées. Un geste politique difficile, j'en conviens, mais nécessaire pour un gouvernement qui veut travailler sincèrement à la justice sociale.
Quant à moi, je vais m'ennuyer terriblement de Montréal, mais je retourne à Toronto, dans un système public qui a ses fautes mais l'avantage d'inclure tous les élèves. Je lutterai encore davantage pour la préservation de l'enseignement public maintenant que j'ai vu les ravages de son érosion. Bonne chance à mes collègues!


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