Par Jean-Michel Demetz - Jean-Daniel Lafond, mari de Michaëlle Jean, Gouverneure générale (et à ce titre, chef d'État de facto) du Canada depuis septembre 2005. Ce Français, philosophe, écrivain et cinéaste, immigré il y a plus de trente ans au Canada, déroule tranquillement le parcours d'un destin étonnant.
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la "précision" de l'express.fr!
Nature du régime: république fédérale comprenant 10 provinces et 3 territoires. Régime parlementaire.
Chef de l'état: la reine Elisabeth II représentée par une «gouverneure générale», Michaëlle Jean.
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Votre biographie officielle parle d'un "exil" en 1974 quand vous quittez la France pour le Canada. C'est un drôle de terme...
On me l'a reproché. L'exil, m'a-t-on dit, c'est autre chose. Mais pour moi, qu'est-ce, sinon sortir de soi-même, être en période de flottement. J'ai subi cette expérience que je revendique et qui m'a aidé à me trouver moi-même. Je suis né, le 18 août 1944, dans un non-lieu, au nom évocateur - Désertines- une banlieue ouvrière de Montluçon. Je ne le dis pas péjorativement mais nos racines étaient ailleurs. Comme tant d'autres, ma famille était déracinée, de ces terres perdues du Bourbonnais et du Berry, à la suite de la guerre de 1914-1918 d'où le père revient sans poumon et où l'aîné devient soutien de famille à 15 ans. C'est étonnant mais j'étais déjà en quête d'un lieu, même si j'étais Français et si je ne doute pas de ces racines -la France m'a donné une culture, des diplômes...
Ce lieu, ça pouvait être autre chose que l'Amérique?
Sans doute pas. L'Amérique rentre très tôt dans mon enfance. Comme un mythe, celui du sauveur en 1944 - célébré par ma mère. J'étais marqué par la guerre dans ma tête et mon corps. Je me réfugiais dans un placard pour ne pas entendre les feux d'artifice, moi à qui ma mère disait que j'étais né sous les bombes. Je me rappelle, lors des vacances en Auvergne, le passage des soldats américains en manoeuvre qui nous jetaient des babioles que je recueillais comme des objets magiques. Puis, les livres, les films, les bandes dessinées... Américain, Canadien, je ne faisais pas de différence à ce stade. Je rêvais en exil. Mes héros n'étaient pas français, mais américains. Ce désir d'Amérique était un désir de voir ailleurs.
Comment passe-t-on de l'Amérique au Canada?
Par la langue française. Je découvre plus tard une partie cachée de l'Amérique française, une parenté cachée - même mythique. D'autres, avant nous, ont fait ce voyage. Pour quelles raisons ? Il faut aller voir à son tour.
Vous enseignez à Montluçon avant d'être détaché à l'Institut de recherche pédagogique à Paris et de vous intéresser au cinéma. Comment découvrez-vous le Canada?
Le Canada apparaît dans ma vie en 1972. Les Journées cinématographiques de Poitiers sont, cette année-là, consacrées au cinéma canadien, c'est-à-dire québécois. Le Canada vient à moi avec Pierre Perrault, Denys Arcand, Gilles Carle. C'est la découverte de gens qui racontent une histoire de résistance à l'assimilation. Dans la foulée, l'université de Poitiers met en place un programme de recherches avec Montréal où je suis envoyé comme universitaire. C'est un choc culturel. Ceci n'est pas la France, malgré l'illusion des langues. Ceci est un exil. Comme philosophe, j'avais connu Foucault, Serres, Garaudy. À Montréal, il me fallait changer de paradigme. Au premier séminaire que j'ai donné, je suis passé à côté de la plaque. J'ai été contraint de faire une révolution copernicienne. Et je deviens québécois, en 1974.
C'est alors que vous flirtez avec le nationalisme québécois...
Ah, non! On ne peut pas flirter avec le nationalisme québécois. C'est: "Marche ou crève!" J'arrive dans un monde traumatisé par octobre 1970, un monde blessé par l'erreur tragique et grotesque que fut la mort de Pierre Laporte [N.D.L.R.: homme politique enlevé et tué par le Front de libération du Québec], accusé de traîtrise - une accusation dont je ferai l'objet plus tard quand nous nous installerons ici. Je n'ai pas été fasciné par le nationalisme mais j'ai compris que je ne pouvais pas ne pas vivre avec. C'est autre chose. Mais je ne me suis jamais senti à l'aise avec ce nationalisme.
Pour quelle raison ?
Je n'ai jamais adhéré à un parti politique. À mes yeux, les enjeux sont plus larges. On a l'avantage d'appartenir à un territoire pancanadien qui tient debout parce qu'il a cette couleur particulière avec les deux langues enchâssées dans la Constitution. Je crois profondément que l'affirmation de soi ne passe pas par la rupture. Mon expérience en témoigne: je n'ai jamais rompu avec la France. Québec, Canada français, ces mots m'agacent un peu car la force du mot Canada est plus grande que celle du mot Québec. Dès mon arrivée, j'ai cru profondément que le vrai combat était non pas celui du séparatisme - une aberration géopolitique - mais celui mené pour la culture, pour que ce pays ou ce bout de pays, cette province, cette réalité culturelle soit respectés. Et le fait que nous soyons ici est à mes yeux une reconnaissance. Les vrais premiers Québécois, ici, sont des néo-Québécois: ma femme est née en Haïti, moi en France. Une image accomplie de l'immigrant.
Quels combats devraient alors mener les francophones ?
Je me bats, non pas pour un Québec qui a le français en langue officielle d'un côté et un français "hors Québec" - ce qui me semble extrêmement méprisant. Je me bats pour un Canada qui m'appartient, comme francophone, dans son ensemble. Il serait bon d'avoir un patriotisme canadien français et de reconnaître qu'il y a une citoyenneté canadienne française. De ce point de vue, la fonction que j'occupe m'a permis de redécouvrir la vigueur de cette francophonie "hors Québec" qui serait plus à l'aise si on l'appelait tout simplement "canadienne".
Vous n'avez pas peur qu'au fil des voyages officiels l'on ne vous montre que ce qu'on veut bien vous montrer et que la réalité est autre...
Non. J'en ai vécu de telles situations, en Iran, à Cuba... Je n'arrive pas naïvement et j'ai gardé mon franc-parler. Je vois la vitalité de la présence francophone. À Calgary, on vient tout juste de créer une troupe de théâtre francophone. D'ailleurs, de plus en plus de Français émigrent dans l'Ouest. Cela dit, j'ai vu, au fil des années, comme professeur, la déperdition de l'enseignement de la langue française au Québec. Et ce n'est pas le gouvernement fédéral qui organise cette dégradation! Le pourcentage d'individus qui ne peuvent pas lire correctement un journal en français au Québec est énorme. C'est incroyable dans une société occidentale. Et c'est désolant! On voit poindre deux niveaux de langue. S'il y a un beau combat à mener, c'est bien celui-là qui consisterait à mettre fin à cette créolisation du français, dans la rue en particulier.
Avez-vous le sentiment que l'expérience de l'immigration de la France vers le Canada a changé en quarante ans?
Ce n'est pas une aventure facile. On ne vient pas parce que c'est l'Eldorado. Si on croit ça, on risque d'être désespéré. Sauf à rester un "Maudit français", il faut apprendre à sortir de soi, à être l'autre. Je n'ai pas eu à fuir la France. Lorsque je travaillais à l'université à Montréal, mes collègues s'étonnaient que j'aie traversé l'Atlantique alors que j'avais un poste en France. Beaucoup étaient là pour des raisons économiques parce que la France ne répondait pas aux promesses de promotion à laquelle ils aspiraient. Je trouve que la génération actuelle arrive avec ce même souci d'un plan de carrière quand la précédente était portée par ses rêves.
Immigrer au Québec est-ce différent d'immigrer dans le reste du Canada?
Au Québec, l'immigration est un enjeu politique et idéologique. L'immigration y est présentée comme une bouée de sauvetage, comme la réponse à une natalité chancelante. Mais alors pourquoi ne pas lancer une politique nataliste?
Vous quitterez ces lieux cet automne. Quel bilan dresserez-vous de votre présence dans ces murs?
J'ai eu, cinq ans durant, la capacité de faire avec des moyens ce que j'ai toujours fait sans moyens dans le passé: défendre le français et le cinéma.
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