Henri Bourassa dégage le sens de l'événement

Est-il bien certain, même après l'interview du 13 septembre, que les préoccupations anglicisantes, impérialistes même, soient totalement étrangères à la thèse de Mgr l'archevêque de Westminster ?

Le français — la dynamique du déclin


D'aucuns ont cru voir dans le discours de Mgr Bourne et le mien un débat contradictoire, une sorte de dispute nationale. D'autres ont accepté l'interview de Sa Grandeur comme une explication complète et satisfaisante de son attitude.
Ce sont là des opinions de surface. L'importance de la question mérite une étude plus approfondie.
Pas de contradiction fondamentale
Il n'y a pas, entre la thèse de Mgr Bourne et la mienne, la contradiction qu'on a cru y voir. Il ne me semble pas non plus que les explications de Sa Grandeur soient finales.
Sur la thèse générale de Mgr l'archevêque de Westminster, il ne saurait y avoir de dispute. Ramener à l'Eglise la Grande-Bretagne, l'Empire britannique et toutes les nations anglochtones, est un idéal grandiose, dont les catholiques du monde entier, et plus particulièrement ceux qui habitent les pays de langue anglaise, doivent rechercher la réalisation avec une foi et une ardeur constantes.
Mais, ainsi que j'ai eu l'honneur de le faire observer à Mgr Bourne, dans l'entrevue qu'il a bien voulu m'accorder avec tant de bienveillance et de cordialité, toute thèse générale comporte des applications variées suivant les conditions de temps et de lieu où elle s'applique.
Incidences locales
Sa Grandeur a dit dans son discours et précisé davantage dans ses explications qu'Elle n'avait nullement voulu toucher aux problèmes locaux d'ordre politique de notre pays. Mais ces problèmes n'en existent pas moins; et il ne pouvait manquer d'arriver que la thèse de Mgr Bourne s'y adaptât, dans l'esprit de ceux qui poursuivent l'extinction de la langue française comme de ceux qui veulent son maintien.
L'instinct national de la grande majorité de l'auditoire, ses préjugés, si l'on veut, ou les miens nous ont peut-être fait lire entre les lignes du discours plus qu'il ne comportait en réalité. D'autre part, il est indéniable qu'il offre aux partisans de l'assimilation anglochtone des points d'appui que Mgr Bourne n'avait sans doute pas l'intention de leur fournir.
Est-il bien certain, même après l'interview du 13 septembre, que les préoccupations anglicisantes, impérialistes même, soient totalement étrangères à la thèse de Mgr l'archevêque de Westminster ?
"Fédération impériale"
Le premier mot qui m'a frappé comme détonnant quelque peu dans le milieu où il était prononcé, c'est celui de "Fédération impériale." Et ma surprise n'a pas diminué lorsque j'ai entendu l'orateur aborder le problème de la défense navale du Canada. Sa Grandeur n'a pas insisté; mais je me suis immédiatement demandé et je me pose encore la question : Quel rapport peut-il bien exister entre la propagation de la foi catholique et la fédération impériale, entre le culte eucharistique et la défense des côtes de la Colombie anglaise ?
Les catholiques d'Angleterre sont admirables de foi et de courage. En politique, un grand nombre d'entre eux sont torys et plusieurs sont impérialistes; c'est du reste un droit que nul ne leur conteste.
Mgr Bourne a-t-il voulu se faire leur interprète et prouver que les sujets catholiques de Sa Majesté, désireux d'exprimer leur reconnaissance à la Couronne pour la modification du serment du roi, sont prêts à travailler à l'oeuvre de la fédération impériale ?
Je l'ignore; et Sa Grandeur ne s'est pas expliquée sur ce point.
Je me borne donc à dire que l'on peut être bon catholique et fidèle sujet du roi sans partager les opinions du duc de Norfolk contre le Home Rule en Irlande, ou celles de tout autre catholique anglais sur la fédération impériale.
J'ai souligné ce passage afin d'indiquer que dans ce discours, où "chaque mot est choisi et pesé de manière à n'offenser personne", Sa Grandeur a prononcé au moins une parole qui n'était pas ‘acceptable à tous les catholiques du Canada.’
Abordons maintenant la partie principale du discours, celle qui traite de l'emploi de la langue anglaise dans la prédication de l'évangile et le gouvernement de l'Eglise.
Les avantages du français
Il est à noter que Mgr Bourne a surtout, - je pourrais dire exclusivement -, parlé de la conversion des hérétiques, du retour à l'Eglise de ceux qui en sont séparés depuis plusieurs siècles.
Il y aurait peut-être lieu de contester l'exactitude absolue de cette proposition que tous "les enfants des colons qui viennent de pays où l'anglais n'est pas parlé parleront aussi la langue anglaise à leur tour."
En maintes autres circonstances, et souvent en présence d'auditoires anglais et protestants, je me suis efforcé de démontrer tout l'avantage qu'il y aurait, pour l'unité du peuple canadien et le maintien des institutions britanniques au Canada, de propager davantage l'usage de la langue française dans les provinces de l'Ouest. Je n'y reviens pas ici : cet aspect de la question touche au domaine politique, que je veux éviter tout autant que Mgr Bourne. Mais sans sortir de la sphère des intérêts religieux, n'est-il pas quelque peu téméraire de rechercher la principale source du salut de l'Eglise dans l'usage général de la langue anglaise ?
La conservation des fidèles
Le vénérable prélat semble oublier un point capital. C'est que si la conversion des hérétiques est une oeuvre admirable que tout catholique doit seconder de toutes ses forces, la conservation des fidèles est une autre oeuvre apostolique également essentielle.
Nous appuyons de tout coeur le voeu héroïque que formule l'illustre prélat dans son âme d'apôtre et de patriote. Et le jour où le monde britannique fera retour à l'Eglise et à la Papauté, nul ne tressaillira d'une allégresse plus profonde et plus vraie que les catholiques canadiens. Mais, dans les courtes limites de la prévision humaine, ce jour ne paraît pas près de luire, ni en Angleterre ni aux Etats-Unis.
En attendant . . .
En attendant l'heure, si ardemment désirée par tous les catholiques, où la langue, la littérature et la mentalité anglaises seront acquises au catholicisme, ces forces morales n'en restent pas moins vouées, dans une large mesure, au service du protestantisme, de l'agnosticisme et, aux Etats-Unis surtout, au culte de l'or et de tous les appétits matériels. Tant qu'il en sera ainsi, ne serait-il pas imprudent de méconnaître la force de conservation religieuse et morale qu'offre le maintien de la langue française, non seulement chez les Canadiens français et les Acadiens, mais même chez les immigrants européens catholiques qui déjà parlent le français ou l'apprendraient de préférence à l'anglais ?
Sans doute, Mgr Bourne n'a pas préconisé la suppression de la langue française. Il a même déclaré, dans son interview du 13 septembre, que sa disparition serait "une calamité". Mais il ajoute immédiatement : "Peut-être serait-ce encore un plus grand malheur qu’il se développât dans le Dominion un peuple immense de langue anglaise, si ce peuple devait être entièrement non-catholique."
C'est précisément cette manière de poser le problème qui me semble inexacte.
Fausse alternative
Je ne puis accepter, ni comme catholique, ni comme Canadien et sujet britannique, que l'Eglise soit réduite à l'alternative de choisir entre l'abandon de la langue française et l'arrêt de son apostolat, - entre ‘une calamité’ et "un plus grand malheur".
A la thèse que l'avenir du catholicisme au Canada dépend principalement de la diffusion de la langue anglaise, j'oppose la thèse que dans l'avenir comme dans le passé, le catholicisme ne peut et ne doit être ni anglais ni français, mais essentiellement catholique.
A l'opinion que l'Eglise doit s'appuyer tantôt sur une race et tantôt sur une autre, propager aujourd'hui une langue et demain une autre, je réplique humblement' qu'elle doit s'appuyer sur toutes les races et les évangéliser toutes dans leurs langues respectives.
On me répondra peut-être que la conclusion du discours de Mgr Bourne est absolument identique, puisqu'il souhaite que l'Evangile soit enseigné à "chaque enfant de la nation canadienne dans sa langue maternelle."
Oui, mais cette conclusion fait suite à l'idée, qui ressort plutôt de l'ensemble du discours que des paroles mêmes de l'orateur, que l'avenir de la foi est en danger dans les provinces de l'Ouest à cause d'une absence trop marquée de la langue et de la mentalité anglaises dans la prédication et le ministère apostoliques.
Il n'y a pas d'obstacles
Le plaidoyer de Mgr Bourne en faveur de la langue anglaise aurait été très opportun et sa conclusion logique s'il existait quelque part au Canada le moindre obstacle à la diffusion de l'anglais dans le gouvernement de l'Eglise.
Qu'il n'y ait pas un nombre suffisant de missionnaires de race et de langue anglaises dans les régions de l'Ouest, c'est possible et même probable. Mais ceci tient à deux causes : le défaut de croissance normale de la population catholique de langue anglaise dans les provinces de l'Est - conséquence de son émigration constante aux Etats-Unis; - et le peu de vocations religieuses qui se manifestent dans cette population, surtout pour les missions lointaines.
Je ne crois pas qu'on puisse signaler, dans toute l'étendue du pays, un seul cas où un évêque français ou canadien-français ait refusé à une paroisse ou à une mission, en majorité anglochtone, un prêtre capable d'exercer le ministère dans la langue anglaise. Si le défaut de sujets a souvent empêché la nomination de prêtres de la nationalité des fidèles, on y a toujours désigné des pasteurs parlant la langue de la majorité et exerçant le ministère dans cette langue.
Singulier
Par contre, dans plusieurs diocèses gouvernés par des évêques de langue anglaise, les Canadiens français ou les Acadiens ont été privés systématiquement de prêtres de leur langue et de leur nationalité; et l'enseignement du français a été proscrit ou restreint.
Ce qui m'a paru singulier, - et l'auditoire de Notre-Dame semble avoir spontanément partagé mon impression - c'est que Mgr Bourne ait cru devoir faire un plaidoyer si chaleureux en faveur de l'usage de la langue anglaise, que personne n'entrave dans l'Eglise canadienne, et qu'il n'ait trouvé aucun conseil à donner aux prélats américains et canadiens qui travaillent avec ardeur à la suppression de la langue française, c'est-à-dire à ce que Sa Grandeur appelle Elle-même "une calamité".
Si l'on veut bien saisir la pensée de ces assimilateurs, qu'on relise la relation qu'un journaliste de Paris, M. Louis Madelin, a publiée dans la République Française, et que le Canada, de Montréal, a reproduit, le ler août 1908, sous le titre : "Impressions d'outre-mer". M. Madelin fait le récit d'une entrevue que lui avait accordée Mgr l'archevêque de Saint-Paul et il exprime son opinion sur le clergé américain :
Un clergé "patriote"
C'est un clergé patriote. Je ne sais si j'ai trouvé ailleurs plus d'orgueil américain. Et je ne sais si aucune force agit plus efficacement pour l'américanisation des immigrants. Jamais les prélats américains, - même ceux dont les parents sont venus d'Irlande ou d'Italie - n'ont admis l'existence de groupes catholiques nationaux. Pas d'Eglise canadienne, pas d'Eglise italienne pas d'Eglise irlandaise dans l' Eglise catholique américaine. "C'ETAIT UN GRAND DANGER POUR LA DISCIPLINE, me disait Mgr Ireland.. ON PRECHE EN ANGLAIS, ON CONFESSE EN ANGLAIS, SAUF AU DEBUT, ET ON ENSEIGNE EN ANGLAIS." Qui n'aperçoit le service rendu dès lors par l'Eglise catholique à la nationalité américaine ?
M. Madelin, on le voit sans peine, semble fortement atteint de cette disposition singulière qui porte certains publicistes français à admirer tout ce qui tend à détruire l'influence française dans le monde. Mais cette note admirative est précieuse en l'occurrence : elle nous enlève tout doute sur la bonne foi de l'écrivain et fortifie l'authenticité du récit.
Ceux qui ont vu et entendu Mgr l'archevêque de Westminster et Mgr l'archevêque de Saint-Paul auront peine à croire que ces deux éminents prélats puissent se rencontrer sur le même terrain, - sauf, bien entendu, celui des principes fondamentaux du catholicisme, où tous, pasteurs et fidèles, nous sommes d'accord. Mais même sur cette question de langue, qui est essentiellement libre et discutable, ils diffèrent plus par le ton, par le langage et par le geste que par le fond.
Au fond
Tous deux voient le triomphe de l'Eglise dans la prédominance de la langue anglaise et de la mentalité anglo-saxonne, - américaine chez Mgr Ireland, britannique chez Mgr Bourne -, et dans l'assimilation anglochtone de tous les catholiques d'Amérique.
La nuance discrètement impérialiste de l'un est remplacée chez l'autre par une teinte assez forte de jingoïsme.
Mgr Bourne fait une réserve en faveur de la conservation de la langue française chez les Canadiens français, mais non pas, qu'on le remarque bien, de sa diffusion, pas même chez les immigrants de langue française ou étrangère. Mgr Ireland, lui, ne fait aucune réserve. Il veut tout assimiler, - les Canadiens français comme les autres.
Ils ont choisi
Or la thèse de Mgr Ireland compte beaucoup d'adhérents aux Etats-Unis. Au Canada, elle a plus de partisans que celle de Mgr Bourne.
Dans l'esprit des tenants de cette école, l'alternative à peine esquissée par Mgr Bourne se pose d'une manière absolue. Entre la "calamité'' de voir disparaître le français, - et aux yeux de plusieurs ce n'est guère une calamité - et le "malheur plus grand" de ne pas répandre suffisamment l'usage de l'anglais, leur choix est fait et leur décision prise. Invoquant le vieil axiome qu'entre deux maux il faut choisir le moindre, ils font des efforts considérables pour faire accepter leurs idées à Rome; et, pour ce qui regarde le Canada, ils ont trouvé jusqu'ici un appui dans la personne et l'influence de Mgr Sbarretti.
Ce que j'ai craint, lorsque j'ai entendu Mgr Bourne développer sa thèse, c'est que les disciples de Mgr Ireland ne prissent dans ce discours que les arguments favorables à leur cause.
Si j'avais gardé le silence, on n'aurait pas manqué d'affirmer que le Congrès, dont les neufdixièmes se composaient de Canadiens français, avait ratifié tacitement les déclarations de l'éminent archevêque et même les déductions que les assimilateurs s'efforceront d'en tirer.
Approbations
La manière significative dont l'auditoire a souligné les réserves que j'ai cru devoir faire, les approbations nombreuses que j'ai reçues de toutes parts, et des sources les plus autorisées, me permettent de croire que j'ai touché la note juste.
Je regretterais vivement qu'on dépassât ma pensée et qu'on exagérât la portée de mes paroles. En relisant le compte rendu sténographié d'un discours improvisé dans des circonstances assez périlleuses et très émouvantes, je crois pouvoir me rendre le témoignage que je n'ai pas outrepassé les bornes du respect dû à un vénérable prélat.
Je suis heureux de répéter ici que les observations qu'il m'a semblé nécessaire de formuler à la suite du discours du primat d'Angleterre ne peuvent diminuer en rien l'admiration profonde qu'inspirent à tous, catholiques et protestants, Français et Anglais, le zèle, la vertu et 1a haute distinction du digne successeur des grands évêques qui ont illustré le siège de Westminster.
Source: Henri BOURASSA, in Hommage à Bourassa, Montreal, 1952, 216p., pp. 117-121; originally this was published in Religion, Langue, Nationalité, Montréal, Le Devoir, 1910, 30p., pp. 1-7. The text is dated September 26,1910.


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