Grandiose hommage de la Flandre à la Wallonie

Chronique de José Fontaine

Il est vraiment grand temps de dire que livre de Pascal Verbeken , La terre promise, Flamands en Wallonie, Le castor astral, Bruxelles, 2010, est sans doute l’essai journalistique (et sans doute littéraire au sens le plus élevé du terme), le plus sûr à propos de la Wallonie paru ces dix, vingt dernières années. Voire depuis plus longtemps…
Le lancement médiatique de ce livre avait suscité en moi les appréhensions les plus affreuses. Parce que (peut-être même aussi de la faute de l’auteur), les médias audiovisuels (et écrits), qui ont tendance à tout simplifier, donc à tout fausser, avaient mis en avant l’enquête d’un journaliste flamand sur l’exode au 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle des travailleurs flamands en Wallonie. J’ai même entendu dire que cette question était une question occultée en notre histoire. Avec le sous-entendu que l’accueil des Flamands en Wallonie aurait été exécrable et xénophobe, pire même. Les médias ont atteint leur objectif : le livre de Verbken est partout. Mais il les dément formidablement. J’ai même cru un moment que les médias avaient « lancé » ce livre parce qu’ils le supposaient antiwallon, apte en tout cas, en faisant désespérer un peu plus les Wallons d’eux-mêmes (comme beaucoup d’entre eux s’y emploient avec soin), à conforter la Belgique. En tout cas, les médias y ont trouvé un mythe qu’ils entretiennent (la Wallonie riche, la Flandre pauvre, d’abord, puis l'inverse : quand on veut tout simplifier on caricature les contes de fées...).
Médias ignorants du vrai travail
En 2006, un historien wallon scrupuleux, Yves Quairiaux, avait publié sur cette question un livre majeur L'image du Flamand en Wallonie, se contentant d’ailleurs d’aller jusqu’à l’année 1914, bourré de chiffres, renvoyant à une multitude de débats parlementaires, de débats journalistiques ignorés, de milliers de documents en wallon peu consultés (parce que souvent les historiens bruxellois ne peuvent pas lire cette langue ni les Flamands), 600 pages serrées, plus de 1200 notes. Ignoré des médias, bien entendu. Quairiaux en concluait que les Flamands n’avaient pas été accueillis de manière xénophobe, mais avaient plutôt été très stigmatisés socialement, objets d’une moquerie généralisée, souvent cruelle, mais jamais raciste. Certes, Verbeken assimile parfois cet accueil des Flamands à celui des Maghrébins aujourd’hui ou des Italiens hier (parfois, voire souvent xénophobe et même raciste), dans une Wallonie prospère industriellement à l’époque, car la deuxième puissance économique du monde (même parfois en termes absolus). Mais – premier mérite – Verbeken donne longuement la parole à cet historien dont je veux à nouveau saluer le mérite inégalé (1). Contrairement à ce que les médias disent du livre de Verbeken, l’auteur n’oppose pas aussi radicalement qu’on ne l’a dit la Wallonie riche d’avant 1950 à la Flandre pauvre de la même période, puis la Wallonie pauvre (d‘aujourd’hui), à la Flandre riche (d’aujourd’hui également). C’est plus complexe. Sans doute que son livre donne parfois cette impression. Mais j’en retire la leçon inverse et même que, contrairement à son titre, Verbeken nous prouve plutôt qu’il n’y a pas de terre promise. Ni en Wallonie, ni nulle part.
La terre promise n’existe pas
La Wallonie, certes, était forte économiquement avant 1950, mais son prolétariat était l’un des plus exploités du monde. Il y avait du travail en Wallonie en raison du développement inouï de l’industrie, mais cette Wallonie prospère ne faisait pas des Wallons des gens riches. N’en est-il pas de même ainsi partout ? L’Amérique prospère et puissante a attiré des millions d’Européens (notamment d’Italie), mais qui se retrouvaient misérables et détestés dans cette terre dite « promise » où la misère règne toujours au siècle où nous sommes. Il n’y a pas de terre promise. Il y a sans doute des pays sans espoir d’emplois et des pays où l’on peut - au moins - trouver du travail. Comme la Wallonie pour les Flamands avant 1950 ou les USA pour les Italiens avant 1914 surtout.
Pascal Verbeken visite en son livre la Wallonie la plus désespérante : celle des anciens bassins industriels où l’industrie ancienne s’est épuisée après 1950 sans toujours retrouver le dynamisme d’antan dans de nouvelles activités (elles existent pourtant ces nouvelles activités: 40 entreprises wallonnes sont leaders mondiales dans leur domaine, Verbeken semblent parfois trop le négliger, mais ce n’était pas son propos). Mais en ces régions ouvrières, la misère n’est pas une nouveauté, elle s’est simplement étendue, le quart monde s’y est agrandi. J’ai parfois des doutes à l’égard de qui procède de manière journalistique, sans produire une analyse globale, notamment statistique et historique. Pourtant la méthode de Verbeken a fini par me conquérir. Car il ne se livre pas à quelques enquêtes de terrain, à quelques coups de sonde, mais à des dizaines et même des centaines. Il a rencontré des centaines de gens, longuement traversé et retraversé la Wallonie (essentiellement le vieux sillon industriel mais il n'ignore pas les régions rurales). Il donne la parole à des Flamands qui se sont installés dans cette région, parfois qui sont revenus en Flandre avec leur amertume, mais parfois pas (comme certains amis que je retrouve, François Nyns par exemple: il n'est pas rare que les Wallons les plus passionnés soient souvent des Flamands).
Verbeken a rencontré de grands intuitifs wallons
Il a aussi longuement rencontré à l’ouest de la Wallonie un homme que les Québécois connaissent : Franco Dragone (présenté ici par telequebec.tv (2)) ; et, à l’est, Jean-Pierre Dardenne (l’un des frères Dardenne, formidables cinéastes wallons qui montrent la Wallonie telle qu'elle est et en tire une vision mystique qui passionne les Américains), et de multiples autres acteurs culturels, des journalistes (Jean Guy, mort depuis, un grand ami), un prêtre etc. Mais il ne donne pas vraiment la parole aux syndicalistes ni aux politiques. Il donne par contre la parole à des centaines d’ « intuitions » en Wallonie (flamandes ou wallonnes). Notamment ce prêtre d’origine flamande, célèbre chez nous dans les milieux progressistes, Jef Ulburghs, venu en Wallonie ouvrière dès son ordination, qui lui déclare ceci en lui lisant une lettre qu’il a écrite un jour : « La Wallonie m’a fait tel que je suis. La Wallonie m’a éveillé à la vie. Souvent les gens [il cite le nom de sa première paroisse wallonne… Berleur] étaient à moitié analphabètes, mais ils m’ont appris à lire et à écrire ma vie. » Et Verbeken de poursuivre : « Il me regarde d’un air un peu solennel. ”Cela suffit comme déclaration d’amour ? ” »
Je ne dis pas que tout le livre se ramène à cette vison fraternelle et gratifiante pour la Wallonie. Il y a des considérations éminemment plus cruelles, plus critiques, parfois même à la limite du supportable (j’ai parfois noté des choses avec colère comme certaines phrases trop prédictives sur le succès des fascistes du Font National qui n'ont plus d'élus). Et pourtant, au total j’accepte ce livre, du fond même de mon patriotisme wallon intransigeant. Car, contrairement à certains de nos propres médias francophones, émis depuis la capitale hautaine (et parfois aussi de Wallonie, souvent et, parfois, même plus souvent qu'à Bruxelles), ce livre d’un Flamand intelligent et qui a du cœur ne nous condamne pas, ne nous nie pas. Un grand écrivain parvient à fixer les choses sans enquête suivie (comme Victor Hugo, à l’imagination échevelée, mais dont pourtant tous les suicides mis en scène sont, selon les observations rigoureuses de Durkheim, les suicides statistiquement les plus probables, chose étonnante qui définit la littérature comme savoir et non pas comme simple ornement). Alors, je dirais que Verbeken est un écrivain. En tout cas son livre mériterait d’être traité comme celui d'un écrivain,- comme le grand livre sans complaisance, mais, pourtant, écrit avec tendresse et perspicacité, que la Wallonie méritait que l’on écrive sur elle (et en plus, chose rarissime, il est bien traduit!). Les Wallons (qui doivent se précipiter sur ce livre), feront parfois la grimace, évidemment. Mais Verbeken nous a profondément compris, comme aucun Flamand n’ y était jamais parvenu et comme, je crois, peu de Wallons y parviendront jamais, surtout dans la petite-bourgeoisie repliée dans ses mépris et ses rancoeurs antiwallonnes. Nous existons par autrui si, du moins, il nous observe avec tendresse, dureté, honnêteté. Voilà un des rares livres honnêtes jamais écrits sur la Wallonie. Témoin du prodigieux savoir de Verbeken sur la nation wallonne. Avec cette phrase du préfacier, le grand écrivain flamand Geert van Istendael qui écrit «Le souvenir est la matière première d'une civilisation.»
Merci Pascal, merci Geert...
(1) Yves Quairiaux, L’image du Flamand en Wallonie, Labor Bruxelles, 2006
(2) Franco Dragone

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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