Ce mercredi soir, Gérard Bouchard donnait une conférence à l'Université McGill dans le cadre du prestigieux «Alan Aylesworth Macnaughton Lecture 2010»...
En ouverture, il a fait quelques blagues bien senties du genre: après qu'on ait enterré le rapport Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, certains «ont cru que leurs auteurs, aussi, avaient été enterrés»!
Et Gérard Bouchard d'avancer ensuite tout de go ceci: cette conférence «marque mon retour dans l'arène, moi aussi»...
Comme son illustre frère, Lucien Bouchard, était dans l'auditoire, en première rangée, tout droit devant lui, on se demande bien si le «moi aussi» faisait fraternellement référence au «retour» de son frère depuis deux semaines dans l'arène publique...
On n'échappait pas à cette impression. À la sortie, un étudiant qui leur voue de toute évidence une grande admiration me disait même à la blague que les frères Bouchard, c'est comme le lait. Un, c'est bien. Mais deux, c'est mieux....
Bref, si on comprend bien, Gérard et Lucien Bouchard sont bel et bien de retour....
Ce même mercredi matin, Gérard Bouchard était d'ailleurs également à l'émission de Christiane Charette: http://www.radio-canada.ca/emissions/christiane_charette/2009-2010/chronique.asp?idChronique=105167
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Dans le cadre de sa conférence, Gérard Bouchard a fait un exposé sur les quatre «paradygmes», «modèles» et divers «niveaux d'analyse» qu'il propose pour appréhender la diversité ethoculturelle des sociétés et des États de ce monde.
Il a évidemment expliqué ce qui, de son point de vue, différenciait le «multiculturalisme» à la sauce Trudeau de l'«interculturalisme» à la québécoise. Tout comme il a «revisité», comme on dit, certains constats de la Commission Bouchard-Taylor.
Entre autres choses, il a également avancé que dans tout ce débat, et de tous les partis politiques au Québec, il considérait que Québec solidaire était le plus «nuancé» et s'était le «mieux comporté». Un autre beau cadeau pour Pauline Marois...
Bref, votre humble chroniqueure et non moins politologue, se ferait un plaisir de partager avec vous ses nombreuses «notes de cours» prises ce soir, s'il n'était pas si tard...
Et je reviendrai peut-être dans les prochains jours sur certains éléments plus spécifiques de sa conférence.
Mais, bon, le fait est que c'était fort intéressant et que j'aurais sûrement donné mon oreille gauche pour le plaisir de débattre avec Gérard Bouchard sur ses nombreuses hypothèses...
Je sais, je sais. Une politogue peut toujours rêver...
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Pour le moment, je noterai sa déclaration plutôt étonnante sur l'usage de la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés .
(On parle ici d'une clause renouvelable tous les cinq ans permettant à un gouvernement de suspendre l'effet d'un jugement de la Cour suprême sur une loi qu'elle aurait invalidée. Et on parle ici d'une clause exigée par les provinces de l'Ouest lors des négociations entourant le rapatriement de la constitution en 1981 par Pierre Trudeau dans le but de protéger la souveraineté des parlements de l'arbitraire de la Cour suprême. Politiquement, Trudeau n'avait d'autre choix que de l'accepter, sans quoi ces provinces n'auraient jamais permis son rapatriement. Mais en échange, le premier ministre fédéral s'assura qu'elle ne s'appliquerait qu'à un nombre restreint d'articles de la Charte...)
Bon. De retour à nos moutons...
Donc, ce soir, Gérard Bouchard, dans la foulée des demandes croissantes d'accommodements en tous genres a déclaré ceci (et je le cite en anglais, comme il l'a dit, pour ne pas déformer ses propos):
«It is often said that Quebec values are threatened by the Canadian Supreme Court because this court operates in accordance with the Canadian multiculturalism. In keeping with the article 27 of the Canadian Charter of Rights. I have something to say about that. If it ever comes to a point where the Supreme Court of Canada, through its judgements, repeatedly and almost systematically violates and imperils the most fundamental values of Québec such as gender equality, French language, institutional separation of the State and the Church.
If it ever comes to that, I think that Québec should be fully entitled to resort to the notwithstanding clause of the Canadian constitution. And, in doing so again, it would not detract from the spririt of pluralism or interculturalism. I truly think so. Now, don't misquote me on this. Every word matters. But this is exactly what I think.»
Traduction libre: «Il est souvent dit que les valeurs québécoises sont menacées par la Cour suprême parce qu'elle opère en fonction du principe du multiculturalisme canadien. De l'article 27 de la Charte canadienne des droits. J'ai quelque chose à dire sur cette question. Si nous devions en arriver au point où la Cour suprême, de par ses jugements, de manière répétée et presque systématiquement, violait et mettait en danger les valeurs les plus fondamentales du Québec telles que l'égalité entre les sexes, la langue française, la séparation de l'État et de l'Église. Si jamais nous devions en arriver là, je crois que le Québec aurait pleinement droit de se prévaloir de la clause dérogatoire de la Constitution canadienne. Et ce faisant encore une fois, ceci ne s'éloignerait aucunement de l'esprit du pluralisme et de l'interculturalisme. Je le pense vraiment. Maintenant, ne me citez pas incorrectement là-dessus. Chaque mot compte. Mais c'est exactement ce que je pense.»)
Bien compris.
Mais ici, notons une ou deux choses.
- Cette fameuse clause de dérogation - ou «nonobstant», comme on l'appelle communément -, fut utilisée par les gouvernements québécois à plusieurs reprises. Mais la plus «spectaculaire», si l'on peut dire, fut lorsque Robert Bourasse l'invoqua fin 1988 pour protéger l'affichage commercial extérieur en français d'un jugement de la Cour suprême. (M. Bourasse refusa ensuite de la renouveler en 1993).
- Puis, en 1996, Lucien Bouchard, nouveau premier ministre, refusa à son tour de s'en prévaloir pour rétablir cette section de la Loi 101, tel que l'avait exigé son nouveau parti, le PQ, lors du congrès de novembre 1996. Son argument: il affirma qu'il ne serait pas capable de «se regarder dans le miroir» s'il devait se trouver obligé de le faire. Mais de mémoire, il avait appuyé Robert Bourassa en 1988 lorsqu'il en avait fait usage.
- Donc, au fil des ans, une certaine désinformation et une politisation extrême d'une clause pourtant parfaitement légale, constitutionnelle et légitime - en fait, une partie intégrante de la Charte de 1982 - a finit par la transformer injustement en tabou absolu et en une dangereuse bombe politique. Alors que cela est tout à fait faux.
- D'ailleurs, voici en quels termes même le «guide» officiel de la Charte des droits décrit pourtant cette clause dérogatoire: «Aux termes de cet article, c'est le Parlement et les législatures des provinces et non les tribunaux qui ont le dernier mot en ce qui concerne les questions importantes touchant les mesures d'intérêt public. Si à un moment donné les droits garantis par la Charte ne reflètent plus les valeurs des Canadiens, les corps élus démocratiquement, comme le Parlement et les législatures, peuvent adopter des lois qui dérogent à la Charte».
Que ceux et celles qui se font un plaisir depuis des années à présenter faussement la clause dérogatoire comme le mal incarné se le tienne pour dit...
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- Bref, «nonobstant» certains de mes différends intellectuels avec Gérard Bouchard, force est de saluer sa déclaration de ce soir sur la clause dérogatoire. Ceux et celles qui me lisent depuis longtemps savent que je défends ce même point de vue depuis au moins un bon quinze ans.
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Cependant, il faut noter que la clause dérogatoire ne s'applique PAS à l'article 27 de la Charte des droits invoqué par M. Bouchard - soit celui sur le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.
En d'autres termes, si un jugement était rendu par la Cour suprême contre une loi québécoise en se basant sur l'interprétation de ce fameux article 27, le gouvernement du Québec ne pourrait pas invoquer la clause dérogatoire pour en suspendre l'effet pendant cinq ans.
Mais le droit constutionnel canadien est une chose fort complexe et de plus en plus subjective, étant voué à l'interprétation des juges.
Donc - et je n'entrerai pas ce soir dans les méandres de ces articles qui peuvent parfois se contredire et parfois s'entrecroiser selon l'humeur de la Cour -, mais il reste que la Charte est rédigée ainsi: cet article 27, contrairement à celui portant sur la liberté d'expression et de religion, n'est pas soumis directement à la clause dérogatoire.
Ne resterait alors que le fameux «test» de l'article 1 de la Charte des droits. À savoir que les droits qui y sont énoncés «ne peuvent être restreints que par une régle de droit, dont des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer sans le cadre d'une société libre et démocratique». Donc, encore une fois, une question d'interprétation des juges.
Mais là, franchement, je vais vous épargner la complexité du test de «proportionnalité» que les juges doivent aussi appliquer pour répondre aux exigences de cet article 1.
Et je vais me contenter d'ajouter que ceci est en bonne partie matière à interprétation des juges.... Comme dans «bonne chance, Québec!»...
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Le tout en vous conseillant, si cela vous intéresse, de jeter un coup d'oeil à mon billet du 27 février, où je suggérais une manière possible et tout à fait démocratique de tenir tête à la Cour suprême dans l'éventualité où le Québec ne pourrait justement pas invoquer la clause dérogatoire pour suspendre un jugement basé sur cet article 27: http://www.voir.ca/blogs/jose_legault/archive/2010/02/27/lectures-de-fin-de-semaine.aspx
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