Le pluralisme comme incantation

Interculturalisme - subversion furtive, déniée (le progressisme a ses contraintes...)

Le Devoir du 3 février dernier publiait dans ses pages un manifeste dans lequel ses signataires se prononcent [en faveur d’un Québec pluraliste->25606]. Les auteurs visent deux tendances qu’ils voient à l’oeuvre au sein de la société québécoise et dont ils affirment que les débordements qu’elles entraînent risquent de mettre en péril le vivre-ensemble.
La première tendance serait véhiculée par une frange de «nationalistes conservateurs» hostiles à l’expression de la diversité au nom des prérogatives de la majorité historique québécoise. La deuxième tendance serait incarnée par des laïcistes «stricts», eux aussi hostiles, mais pour d’autres raisons, à l’expression de la diversité. Ces deux tendances conjuguées auraient pour effet de nier le pluralisme constitutif de la société québécoise et les exigences éthiques qui en découleraient.
Les auteurs de ce manifeste s’arrogent ainsi le monopole d’un idéal qu’ils refusent de partager avec ceux qui ne communient pas à leur vision particulière du pluralisme, laquelle n’est ici rien d’autre qu’une version du multiculturalisme tel qu’il se pratique au Canada et dans d’autres pays. On peut certainement adhérer au multiculturalisme, mais on ne saurait pour autant en faire l’emblème du pluralisme alors que toute autre manière de faire société serait vouée aux gémonies et récusée au nom des grandes valeurs de la démocratie.
Qui a peur du pluralisme?
Le pluralisme est une catégorie éthique fondamentale de la société moderne. L’idée recouvre la liberté d’opinion, de religion ou encore d’association. Elle suppose aussi la tolérance vis-à-vis des cultures et des modes de vie minoritaires. En dépit des tensions et des conflits que génère inévitablement l’expérience de la différence en toute société, personne ne voudrait vivre en dehors de cet idéal.
Nul ne voudrait d’un monde au sein duquel ne pourraient s’exprimer la dissidence, la liberté de religion, la possibilité de prendre la parole et de s’opposer au pouvoir. S’il est une chose communément partagée entre les signataires du manifeste et ceux qui pour un certain nombre de raisons refusent d’y adhérer, c’est bien cette conviction. C’est donc un bien mauvais procès que l’on intente aux «nationalistes conservateurs» et aux laïcistes «stricts».
L’aménagement du pluralisme
En réalité, l’enjeu du débat ne consiste pas à départager les tenants du pluralisme de ceux qui s’y opposeraient. Il tient plutôt dans la question de l’aménagement du pluralisme. En d’autres termes, il s’agit de savoir de quelle manière faire société sur fond de différences; de quelle manière s’ouvrir au pluralisme des valeurs sans pour autant renoncer à un horizon de sens commun; de quelle façon articuler les rapports entre majorité et minorités.
Mais ces questions difficiles en engagent d’autres plus complexes encore. De quelle manière écrire l’histoire commune dans des sociétés pluralistes? Quelle place doivent y trouver les différents groupes qui la composent? Jusqu’à quel point peut-on favoriser l’expression individualiste ou communautariste de la différence? En somme, et c’est bien là la question la plus épineuse, comment faire monde commun alors que certains voudraient nier la réalité de ce monde commun au nom du droit à la différence?
Pluralisme et multiculturalisme
La réponse à ces questions, on l’a vu, le manifeste la trouve dans une modalité particulière d’aménagement du pluralisme: le multiculturalisme. On favorise alors la coexistence de groupes aux identités culturelles, ethniques ou religieuses bien définies dont on espère que l’intégration à la société s’effectuera non pas par la participation à un monde commun déjà constitué, mais par leur adhésion à une éthique de la cohabitation pacifique des différences. Pour que l’intégrité identitaire de ces groupes soit assurée, il faut alors que soit protégé leur droit à la différence et à l’expression de leur culture particulière. C’est le rôle des chartes de droits et d’une éthique sociale de l’ouverture à l’autre dont on a confié à l’école le soin de l’inculquer.
Cette forme d’aménagement du pluralisme se fonde alors sur une représentation paradoxale selon laquelle la société ne préexiste pas à l’action des acteurs sociaux. Les chartes de droits règlent la circulation des intérêts identitaires en même temps qu’elles ignorent l’épaisseur culturelle et historique des sociétés. Il arrive en effet que l’aménagement du pluralisme fondé sur le multiculturalisme place la majorité dans la situation essentiellement négative où elle doit consentir à s’effacer devant l’affirmation du droit à la différence, ou encore s’opposer aux droits des minorités en prêtant alors le flanc à la critique qui lui reprochera son refus du pluralisme.
La majorité sera d’autant plus suspecte de vouloir inhiber les droits des minorités qu’elle se réclamera de l’histoire et osera dire «nous» en parlant du monde commun qu’elle voudrait constituer à partir d’elle. Le manifeste se fonde exactement sur cette philosophie pour laquelle histoire, culture et mémoire sont des entraves à l’affirmation de la singularité identitaire d’individus appartenant à des groupes minoritaires.
Le manifeste affirme pourtant inscrire son projet dans la continuité des grandes orientations éthico-politiques québécoises depuis la Révolution tranquille. Il oublie simplement que le Québec des cinquante dernières années ne s’est pas seulement découvert dans sa diversité, mais aussi en tant que nation groupée autour de la majorité francophone héritière d’une histoire et décidée à la prolonger.
Pluralisme et républicanisme
Une autre modalité d’aménagement du pluralisme est possible. On peut la qualifier de républicaine. Dans cette perspective, la société n’est pas représentée du seul point de vue des acteurs et de leurs interactions régulées par les chartes de droits, mais également de celui d’une communauté d’histoire et de culture. Autrement dit, l’exercice des droits s’effectue dans le cadre d’un territoire national dont on reconnaît la réalité historique et culturelle.
L’idéal républicain tient donc dans ces tentatives concomitantes du respect des droits fondamentaux d’une part et, d’autre part, du maintien d’une identité nationale forte servant de foyer de convergence. Le pluralisme religieux, politique ou idéologique continue bien sûr de s’y exprimer, mais l’objectif consiste à abriter l’expression de la diversité et de la différence sous un même toit. La société est alors le monde commun au sein duquel sont invitées à s’associer les diverses composantes de la société. La majorité n’entrave pas l’affirmation des positions minoritaires mais propose un cadre au sein duquel la solidarité sociale et la poursuite d’une histoire partagée demeurent possibles même sur fond de tensions et de différences.
Le Québec, nation plurielle
Est-il possible de défendre une conception de la nation québécoise dans laquelle celle-ci formerait monde commun en même temps que pourrait s’y exprimer le pluralisme des convictions, des appartenances, des idéologies et des associations? Évidemment, oui. Mais il faut pour cela que soient préservées les conditions du dialogue et de l’expression de la différence.
Quelles sont ces conditions? Dans l’esprit du manifeste, la majorité franco-québécoise, forte de son poids démographique et de l’influence qu’elle exerce sur les destinées du Québec, devrait renoncer à ses prétentions à faire société à partir d’elle-même afin de s’ouvrir à l’expression multiforme de la différence. Cette posture ignore bien sûr le fait pourtant incontournable de la situation très particulière de la collectivité franco-québécoise en Amérique et dans le cadre constitutionnel canadien.
En réalité, c’est en sens inverse qu’il faut concevoir les conditions de ce dialogue. Penser la nation québécoise, c’est d’abord imaginer ce que seraient les exigences d’un vivre-ensemble pluraliste mais inscrit dans la réalité historique et culturelle du parcours franco-québécois. Cela signifie que le Québec à construire doit se donner une culture de convergence, pour le dire comme Fernand Dumont, qui est celle de la majorité. Cela signifie aussi qu’il faut proposer à ceux qui acceptent de partager le destin de notre nation un horizon, un monde habitable dans lequel la tolérance et l’ouverture aux autres ne signifient pas effacement de soi.
Quelles sont les implications concrètes d’une telle posture sur l’aménagement du pluralisme québécois? Depuis un certain temps, elles nous apparaissent avec plus de clarté. C’est bien, en effet, au nom de ce monde commun à construire que plusieurs appellent de leurs voeux une charte de la laïcité, que l’on souhaite que la liberté de religion ne puisse pas être invoquée pour enfreindre le droit à l’égalité de l’homme et de la femme ou encore que soit établie une citoyenneté québécoise énonçant les règles incontournables du vivre-ensemble.
C’est dans la même direction que s’inscrivent les demandes de plus en plus pressantes en faveur d’un enseignement de l’histoire sensible au parcours national ainsi qu’une nouvelle loi 101 assurant la francisation des nouveaux arrivants et des milieux de travail. Ce qui résonne dans ces appels, ce n’est pas le refus du pluralisme, mais la volonté légitime d’accueillir la diversité au sein d’une histoire et d’une aventure nationale unique en Amérique.
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par Jacques Beauchemin et Louise Beaudoin
Respectivement professeur de sociologie à l’UQAM et députée de Rosemont et porte-parole de l’opposition officielle en matière de relations internationales, de francophonie et d’immigration.


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