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Préliminaire - Dès le jour même du décès de Michel Legrand, survenu le 26 Janvier dernier, j’ai procédé à ce qui est devenu, rétrospectivement, le jet initial de la présente. Et ce, essentiellement en réaction à l’article du Monde que je signale à l’instant. Alors voici, aujourd’hui, quoique toujours datée du 7 Février 2019, la version définitive de ce qui a cheminé entre-temps sous le format d’une Lettre ouverte publiée à Paris sur le site de ce même journal du Monde.
Intervention qui constitue en quelque sorte – par le biais de quelques noms et de quelques lignes de force choisies – une forme de panorama éclair, sinon de la Grande chanson d’expression française de la seconde moitié du XXe siècle, de l’ambiance générale qui imprégnait celle-ci des effluves de l’excellence et du talent. Et en regard de laquelle époque on ne peut éprouver, hélas, en notre temps d’une désolante vacuité, qu’une inconsolable nostalgie.
Mais heureusement – de Gilles Vigneault, Monique Leyrac, Georges Dor, Claude Gauthier, Pauline Julien, Jacques Michel, Claude Dubois, Stéphane Venne et Paul Piché à Georges Brassens, Léo Ferré, Édith Piaf, Jean Ferrat, Gilbert Bécaud, Barbara, Adamo, Georges Moustaki, Serge Reggiani et Charles Aznavour (sans compter, de Serge Lama, Françoise Hardy et Pierre Bachelet à Julien Clerc, Anne Sylvestre et autres Delpech, Guichard, Peyrac, Véronique Sanson, Fugain, Dassin, Lenorman ou Sardou, les jeunes loups qui essaimèrent ensuite) – que le silence n’est pas toujours d’or. Et que les transcriptions sonores (et vidéographiques) demeurent.
Réf. : Bruno Lesprit, « Le compositeur Michel Legrand est mort », Paris, Le Monde, 26 janvier 2019
« Croyez-le ou non, c’est l’audition du premier long jeu de Félix Leclerc [1951] qui m’a orienté vers la chanson définitivement. » - Jacques Brel
Admirateur de l’oeuvre musicale de Michel Legrand depuis l’enfance, et l’adolescence (j’ai l’âge de ses premiers enfants), j’ai été impressionné par la qualité et la richesse de ce texte, visiblement préparé de longue date, publié le 26 janvier dans Le Monde.
Mais quelle ne fut pas ma surprise tout de même – à la lumière des innombrables noms du milieu, tantôt célèbres, tantôt plus obscurs sinon oubliés, auxquels le quotidien de feu Hubert Beuve-Méry fait référence, et qui auront croisé la route du grand Legrand pendant quelque soixante-dix ans (Nadia Boulanger comprise !), et souvent, très souvent, pour générer rien moins que des collaborations mémorables, sinon parfois quasi-géniales (plusieurs de ses musiques de film, en particulier, dont cet Été 42 qui chamboula l’été de mes seize ans, resteront sans doute à jamais dans les mémoires) – de constater l’absence de la mention de l’association, que je qualifierais de mythique, avec un autre « monstre sacré » de la chanson d’expression française du XXe siècle.
À une époque où le compositeur des Moulins de mon cœur à venir n’était pas, ou très peu, connu – alors que l’auteur de Notre sentier (« frivolité » bien dissimulée dans ses tiroirs dès 1934) et de Moi mes souliers (un premier, et ce dès 1951, de trois Grands Prix du Disque de l’Académie Charles‑Cros en carrière) connaissait un succès phénoménal dans la France de la défunte 4e République –, le Québécois Félix Leclerc (1914-1988), puisque c’est de lui que je parle, demanda à Michel Legrand (figurant déjà au panthéon de ses amis avec les Brassens, Devos et autres Darry Cowl et Francis Blanche) de l’accompagner au piano à la faveur de représentations publiques en sol français. Et tout ceci, on s’en souviendra, ou peut-être pas, sous la haute vigilance de l’incontournable impresario Jacques Canetti (Jean Dufour, puis Pierre Jobin à compter de 1973, prendront le relais).
La collaboration entre les deux icônes de la chanson connut son acmé dans l’album Le roi heureux (1962)*, alors que le jeune Legrand (30 ans tout juste, tout comme Claude Léveillée qui nous offrait Frédéric la même année) y dirigeait l’orchestre d’accompagnement, mais non sans avoir, au surplus, et au préalable, conçu les arrangements musicaux des compositions de Félix.
(Au Québec, faisant fi du patronyme, ainsi qu'il est d’usage auprès des intimes, on dit volontiers « Félix », comme on dira « Le grand Jacques » en Royaume de Magritte, et « Léo » en Patrie de Charles l’illustrissime. Pour l’Helvétie – ave Saint-Légier ! – l’inspiration, dirai‑je, me fait défaut côté chanson. Resterait le « Jean-Jacques » de Genève. Qui après tout s’y connaissait aussi en musique)
Aussi, rédaction du Monde, mais également de La Libre Belgique, du Temps de Lausanne, du Figaro et autres Libération, vous m’accorderez sans peine, je pense, que ce n’est pas rien.
Cela dit, à votre décharge je signalerai que les médias d’ici, au Québec, Matrie de Gilles Vigneault toujours orpheline du Pays déjà naguère farouchement espéré par Félix, n’auront pas fait mieux que Le Monde à cet égard. Ni de l’ensemble de la presse européo-française, du reste.
En effet, une douzaine de journées suivant le triste événement, et après vérifications vétilleuses auprès des principaux médias des deux côtés de l’immense océan, qui nous unit, je ne puis que constater que l’« impair » identifié n’aura jamais été corrigé. Pas même chez Serge Truffaut ou Odile Tremblay – qui pourtant n’ont pas habituellement la mémoire courte – dans Le Devoir de la fin de semaine du 2 courant. Bref. Occultation partout. Réparation nulle part. Bien au contraire !
Je m’explique -. Le présentisme de notre temps (« ce présent coupé qui se retire du temps », écrivait déjà, jadis, Emmanuel Mounier; et que je qualifie pour ma part de prédateur de l’intelligence par manque de perspective, d’espace mental et de recul… temporel), selon lequel le monde est né le jour de la naissance du Moi qui en discoure, aura en quelque manière ajouté un vernis d’avanie sur l’affront initial repéré dans le texte annoncé en exergue.
En l’occurrence, ce seront les Ginette Reno, Mario Pelchat et autres Johanne Blouin qui, ici en Québec, par le concours de nos journalistes de haute culture (les voix citées à l’instant, en elles-mêmes, n’y sont pour rien), auront définitivement éradiqué l’homme du Tour de l’île, de La Nuit du 15 novembre, de Mon fils et de L’An 1** (diamants bleus des septantines à réécouter religieusement dans les versions orchestrales de François Dompierre) de la vie de l’homme du Cinéma et des Don Juan (vs Nougaro), des Parapluies de Cherbourg, de Coucher avec elle (qui ne se souviendra de l'interprétation d'Yves Montand...?) et des Demoiselles de Rochefort.
En terminant, une douloureuse mais sincère pensée s’envole sur‑le-champ, par delà les Atlantique, vers les quatre enfants de l’Artiste. Tous tout adultes qu’ils fussent depuis longtemps. Mais également vers dame Macha Méril, son ultime compagne – comédienne de fière descendance ukrainienne dont, pour ma part, j’aurai toujours grandement apprécié le jeu. Et l’attachante personnalité.
Et à qui j’aurais maintenant envie de demander, du haut de ma jeune soixantaine impudique, et non sans une certaine hardiesse à la limite de l’incorrection : What are you doing the Rest of your Life…?
Depuis Québec, ce 7 février 2019 (Juliette Gréco commémore aujourd’hui son 92e anniversaire de naissance, pendant que le très regretté Sylvain Lelièvre pleure - on ne sait où, puisqu’on ne sait pas tout - les 76 ans qu’il n’aura jamais célébrés)
[Ultime peaufinement le 24 suivant : ML aurait eu 87 ans ce jour]
* Oeuvre qui incidemment donna le titre à l’ouvrage de l’auteur-compositeur-interprète-instrumentiste de Rennes, et Nantais d’adoption, Jacques Bertin (un quadricéphale tout comme Félix, espèce rarissime eût dit monsieur Todd). À savoir, une chal'heureuse biographie du Patriarche de l’Isle d’Orléans. Parue très exactement, soit dit au passage, l'année suivant La Langue de Chez Nous d'Yves Duteil – autre quadricéphale, qui fut également un ami personnel de l'immortel Trouvère du pays des hivers. Et à qui d’ailleurs – depuis une terre qui hélas n’a plus aujourd’hui de français que le nom, à quelques détails près – il aura dédié ce petit bijou de la chanson… française. Enfin, il faut noter que fut de même partout passée sous silence la rencontre du futur « Big Mike » avec le jeune Brel, au mitan des cinquantines (S’il te faut, La Bastille...). En clair : deux authentiques légendes de la Chanson effacées, gommées, néanties. D’un trait de plume. N’est-ce pas là un geste confinant à l’outrage...?
Cela étant dit, parmi les grands « redevables » à Félix il faudra aussi compter, en parallèle, le très fraternel Hugues Aufray (Petit Simon, Il faut ranger ta poupée, Céline, La blanche Caravelle, Adieu monsieur le professeur...). Cet éternel jeune homme de 90 ans (très bientôt) né quelques semaines suivant Jacques Brel (Olivier Todd de même, l’un des biographes d’icelui), et quelques jours à peine avant Claude Nougaro. Nous étions en 1929. Singulier millésime. Trois ans plus tard Michel entrait en scène... (En pays de Jean-Pierre Ferland, pour l’anecdote, comme le rappelle cette Lettre à Raymond Lévesque, tout en ajoutant à la liste fabuleuse les cinéastes Gilles Carle et Michel Brault, c’est plutôt 1928 qui se sera révélé magique).
** Ironie de l’histoire, c’est dans Le Monde du 20 novembre 1976 que les paroles de ce récitatif furent publiées pour la toute première fois.
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