Démocratie ou «juristocratie»?

La Charte canadienne des droits et libertés au banc des accusés

17 avril 1982 - la Loi sur le Canada (rapatriement)



Son arrivée a marqué un tournant tant juridique que politique et social. Vingt-cinq après son adoption, le 17 avril 1982, la Charte canadienne des droits et libertés continue d'alimenter les débats, instrument maudit pour les uns, béni pour les autres... ou inversement, au gré des affaires tranchées par les juges! Le Devoir entreprend aujourd'hui une série pour faire le point sur 25 ans de Charte, série qui se poursuivra mardi et mercredi.

Ottawa -- Elle a servi à légaliser l'avortement mais aussi à interdire le suicide assisté. Permettre le port du kirpan à l'école mais refuser aux enfants le droit de n'être jamais corrigés par leurs parents. Reconnaître l'homosexualité comme un motif de discrimination interdite, puis accorder en vertu de cette reconnaissance le droit au mariage.
Au cours de ses 25 années d'existence, la Charte canadienne des droits et libertés a été l'ultime arme avec laquelle les groupes minoritaires ou militants ont défendu leur cause, et les tribunaux, l'arène suprême dans laquelle ces enjeux sociaux et moraux ont été tranchés.
Plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer la «juristocratie», la nouvelle suprématie des magistrats qui utiliseraient la Charte pour enfoncer dans la gorge de la classe politique des lois libérales dont elle ne veut pas. Les juges et leurs défenseurs rétorquent au contraire qu'ils n'ont jamais demandé de tels pouvoirs et que ce sont les politiciens qui ont largué sur la magistrature une Charte derrière laquelle ils se cachent pour s'éviter l'arbitrage de délicates questions.
Alors célèbre-t-on vraiment un quart de siècle d'activisme judiciaire?
«C'est une fausse approche», lance d'entrée de jeu l'ex-juge de la Cour suprême, Claire L'Heureux-Dubé. «Les juges qu'on dit activistes sont toujours ceux dont on n'aime pas les jugements. Les plus activistes, selon des statistiques compilées par le juge [de la Cour suprême américaine Stephen] Breyer, sont les réactionnaires. Eux, on ne les taxe jamais d'activisme, parce que ce terme a été inventé par des personnes conservatrices qui ne voudraient pas que la loi évolue avec la société.»
À l'autre extrême, on retrouve des gens comme le juge de la Cour d'appel d'Alberta John Wesley McClung. En 1996, en renversant la décision d'un tribunal inférieur accordant des bénéfices à un conjoint homosexuel, il avait livré une charge vitriolique contre la logique activiste des juges «idéologiques».
«Nous, les juges, avons désormais le droit de corriger avec modération les excès législatifs, avait-il écrit dans son arrêt, mais nous devrions nous restreindre au rôle de collaborateurs auprès des législateurs [...] et ne pas nous aventurer à deviner leurs intentions comme si nous en étions les substituts. Pourtant, les juges se détachent lentement mais sûrement de leur rôle de défenseurs des parlementaires pour devenir leurs Némésis.»
Ce jugement est renversé deux ans plus tard par la Cour suprême, où Mme L'Heureux-Dubé siège. La Cour sert alors une rebuffade féroce au juge albertain, lui reprochant sa «méconnaissance» du nouveau rôle de la magistrature découlant de la Charte. La querelle de toges se transporte dans les journaux, où l'Albertain accuse la Québécoise d'être castratrice et responsable du haut taux de suicide des hommes dans sa province. Le tout se solde par une motion de blâme envers Monsieur... Comme quoi le sujet attise les passions, même parmi les principaux visés, et depuis longtemps.
Une magistrature déchirée
La Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur le 17 avril 1982, et ce n'est qu'en mai 1984 que la première cause l'invoquant a été tranchée par la Cour suprême du Canada.
Les magistrats ont dû apprendre à évoluer dans ce nouveau contexte juridique. Certes, les juges ont toujours été appelés à interpréter les lois. Par exemple, la Cour suprême a dû se prononcer sur ce que signifiait la «décence» inscrite dans le Code criminel pour déterminer si les «danses à 10 $» ou encore les clubs échangistes étaient acceptables. (Contrairement à la croyance populaire, ce n'est pas en vertu de la Charte que ces pratiques ont été acceptées. Le Parlement ne peut donc pas s'y soustraire en invoquant la clause dérogatoire.) Mais l'avènement de la Charte a décuplé ce travail interprétatif.
La célèbre décision Morgentaler en 1988, par laquelle la Cour suprême a décriminalisé l'avortement, témoigne des divergences de points de vue qui animaient les juges quant à leur nouveau rôle. Dès le début de son arrêt, le juge en chef Brian Dickson tentait de désamorcer d'éventuelles critiques: «Quoiqu'on puisse toujours sans aucun doute affirmer que les tribunaux ne sont pas le lieu où doivent s'élaborer les politiques générales complexes et controversées, les tribunaux canadiens se voient néanmoins confier aujourd'hui l'obligation cruciale de veiller à ce que les initiatives législatives de notre parlement [...] se conforment [à] la Charte.»
Son collègue dissident, William McIntyre, répliquait que la Cour devrait respecter la volonté initiale du législateur. «Les tribunaux doivent s'en tenir aux valeurs [...] énoncées dans la Charte et s'abstenir d'imposer ou de créer d'autres valeurs qui ne s'y trouvent pas. Il s'ensuit donc, selon moi, que notre tâche en l'espèce ne consiste pas à résoudre ni à tenter de résoudre ce qu'on pourrait appeler la question de l'avortement.»
Les propos de McIntyre trouvent écho encore aujourd'hui. L'ancêtre du Parti conservateur, le Reform Party, avait fait de la réforme de la Cour suprême une idée maîtresse de sa plateforme politique. Le chef Preston Manning en appelait à un «meilleur équilibre» entre les juges et les élus et proposait de rédiger dans chaque projet de loi fédéral un préambule résumant l'intention du législateur afin de guider les juges lors d'une éventuelle contestation.
Dans les coulisses du gouvernement conservateur actuel, ce courant de pensée est dirigé par le chef de cabinet du premier ministre, Ian Brodie, un intellectuel qui a même écrit un livre en 2002 sur l'industrie de la contestation judiciaire. M. Brodie y déplorait que le programme de contestation judiciaire (aboli cet automne par l'équipe Harper) ait favorisé les revendications de groupes militants non représentatifs, et ainsi offert aux juges activistes l'occasion de faire avancer des causes sous couvert d'interprétation constitutionnelle.
M. Brodie a décliné la demande d'entrevue du Devoir, tout comme le ministre de la Justice Rob Nicholson, ses prédécesseurs conservateurs Kim Campbell et John Crosbie ainsi que l'ex-premier ministre Brian Mulroney.
Pouvoirs usurpés
Plusieurs critiques déplorent que les tribunaux aient volé aux politiciens leurs pouvoirs législatifs. Par exemple, l'homosexualité ne figure pas à l'article 15 de la Charte énumérant les motifs de discrimination interdits. C'est la Cour suprême qui a, en 1995, étendu sa portée à l'orientation sexuelle. Et ce sont d'autres juges qui ont, une décennie plus tard, conclu que, pour ne pas être discriminatoire, le mariage devait aussi s'offrir aux gais et lesbiennes.
Tous les juristes consultés font toutefois valoir que la liste rédigée par les politiciens en 1982 n'est pas «fermée»: l'énumération est précédée du mot «notamment», laissant entendre par là que d'autres motifs pourraient s'ajouter selon l'interprétation de l'époque.
En fait, l'orientation sexuelle a volontairement été omise de la liste originale, raconte Barry Strayer, aujourd'hui juge à la retraite de la Cour fédérale d'appel, mais à l'époque sous-ministre adjoint au ministère de la Justice et à ce titre, responsable de la rédaction de la fameuse Charte. Il travaillait sur ce projet depuis les année 1960 à la demande du ministre de l'époque, un certain Pierre Elliott Trudeau!
«Nous savions qu'en utilisant le mot "notamment", nous laissions l'énumération ouverte, c'était délibéré, se rappelle-t-il. Nous aurions préféré ne pas procéder ainsi, mais il y avait plusieurs domaines à propos desquels nous n'arrivions pas à nous mettre d'accord. La préférence sexuelle en était un. Alors nous avons laissé la question en suspens, d'un accord tacite.»
L'ancien premier ministre et chef du Parti progressiste-conservateur, Joe Clark, réfute par ailleurs cette thèse de la classe politique flouée. Il se rappelle du débat sur l'adoption de la Charte en 1981-82 puisqu'il dirigeait l'opposition à la Chambre des communes. «C'était entendu que ces arbitrages seraient jugés par des juges. Ce fut un choix délibéré et conscient du Parlement, alors cette idée que d'une certaine manière quelqu'un usurpe les droits du Parlement est tout simplement fausse», dit-il.
Selon Patrick Monahan, professeur de droit à l'Osgoode Hall, renvoyer les juges à un rôle strict d'application de la lettre des lois «n'est pas accessible, à moins que le gouvernement ne se débarrasse de la Charte». Ce qui serait politiquement suicidaire, à son avis.
Barry Strayer croit pour sa part que les juges sont allés plus loin que l'intention initiale du législateur. Il en veut en particulier aux juges d'avoir donné une importance démesurée à l'expression «justice fondamentale» contenue à l'article 7 de la Charte, source selon lui des «plus grands changements».
Cette expression, utilisée sous la rubrique «garanties juridiques» de la Charte, avait pour unique objectif de garantir aux citoyens un processus judiciaire diligent, rien de plus, soutient-il. Or, déplore-t-il, elle a été utilisée par les tribunaux tel un critère à l'aune duquel ils déterminent si une loi est «juste» ou pas, si elle est «bonne ou mauvaise». «Avec le recul, je constate que nous aurions dû être plus précis...», conclut M. Strayer.
Des coulisses du pouvoir... refroidies
Doyen de la faculté de droit à l'Université Victoria, en Colombie-Britannique, Andrew Petter estime pour sa part que les arrêts de la Cour suprême auxquels s'en prennent les critiques ne constituent que la pointe d'un «très, très gros iceberg». L'effet de la Charte se fait sentir davantage dans les coulisses du pouvoir où les avocats-conseils de toute sorte font peur aux politiciens en évoquant la Charte pour les tenir loin de certaines avenues politiques...
«La Charte a tendance à judiciariser la politique», déplore M. Petter qui, à titre de ministre néo-démocrate de sa province de 1991 à 2001, en a eu souvent la preuve. «Les politiciens qui n'ont pas un bagage juridique répugnent à prendre une chance. Alors, lorsqu'ils reçoivent un avis légal prédisant que telle ou telle approche pourrait ne pas passer le test de la Charte, cela a un impact énorme! Plus que les jugements eux-mêmes.»
Certains remarquent par ailleurs que c'est désormais devant les tribunaux que se discutent les plus épineux sujets, tels que l'avortement ou le suicide assisté. La Charte y est-elle pour quelque chose? Au contraire, estime Joe Clark. «Je crois que ces sujets sont plus susceptibles d'être abordés aujourd'hui qu'avant la Charte», fait-il valoir. Car au moins, un citoyen las de l'inaction de son gouvernement peut faire éclore le débat en se tournant vers les tribunaux.
L'ex-procureure générale libérale Anne McLellan abonde dans le même sens et accuse même ses collègues politiciens de pleutrerie. «Lorsque les parlementaires accusent les tribunaux d'être trop activistes, peut-être qu'ils devraient se regarder et constater qu'ils sont un peu hypocrites. Ça les arrange parfois que les tribunaux tranchent à leur place. Ils peuvent ensuite dire que les tribunaux leur ont forcé la main!»
Tout indique que la magistrature est sensible aux accusations d'activisme judiciaire. Dans de plus récents jugements de la Cour suprême, on note chez les juges une nette volonté de renvoyer la balle dans le camp parlementaire. Le dernier en liste: la cause invalidant une portion des certificats de sécurité. La Cour suprême a suggéré au gouvernement fédéral pas moins de cinq manières de rendre sa loi conforme. Sans compter qu'elle lui a accordé 12 mois pour procéder.
«Les tribunaux n'ont pas à être les décideurs ultimes, tranche Andrew Petter. C'est la théorie du dialogue. On a vu récemment que, lorsque les juges sont mal à l'aise pour rendre une décision, ils noteront de manière plus explicite qu'auparavant que le législateur peut répondre au jugement pour rendre sa loi plus acceptable. Alors, nous avons un parlement qui tente de déplacer sa responsabilité vers les tribunaux et, dans une certaine mesure, des tribunaux qui tentent de ramener cette responsabilité aux parlementaires.»


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