De Gaulle et sa célèbre déclaration, 40 ans plus tard

Bouleversé par l'accueil délirant de Montréal, le général de Gaulle criait du haut du balcon de l'Hôtel de ville, le 24 juillet 1967, sa phrase la plus célèbre de ce côté-ci de l'Atlantique. «Vive le Québec libre!» a 40 ans. Et après ?

De Gaulle - « Vive le Québec libre ! » - l'Appel du 18 juin 1940

En juillet 1967, bien des Québécois se considéraient encore comme des Canadiens français, René Lévesque n'avait pas encore quitté le Parti libéral, Daniel Johnson père avait remporté son élection sur le thème «Égalité ou indépendance» et les partis indépendantistes récoltaient moins de 9 % des suffrages. C'est dans ce contexte que le général Charles de Gaulle débarquait pour une tournée triomphale en ces terres françaises d'Amérique.

La visite du chef de l'État français, sous le prétexte de l'Expo 67, était minutieusement planifiée, à commencer par son arrivée. Pour éviter de passer au préalable par la capitale fédérale, de Gaulle avait refusé de prendre l'avion. Il était venu en bateau, à bord du Colbert, pour être ainsi «forcé» d'arriver par la ville de Québec, le matin du 23 juillet.
Empruntant le Chemin du Roy, le long du majestueux fleuve Saint-Laurent, il vit des milliers de personnes l'acclamer, sur terre et sur mer, dans les villes et villages entre Québec et Montréal. Un accueil délirant comme il n'en avait jamais reçu en France, confirma son entourage. Tout un réseau d'autobus avait été prévu pour regrouper le plus de spectateurs possible, à qui l'on avait donné des petits drapeaux du Québec et de la France, rappelle Claude Morin dans son livre L'Art de l'impossible.
Quand de Gaulle arriva finalement à l'Hôtel de ville de Montréal, au début de la soirée du 24 juillet, de 15 000 à 20 000 personnes (selon Le Devoir du 25 juillet 1967) agitaient devant lui le fleurdelisée et le tricolore. Elles brandissaient aussi des pancartes revendicatrices («Appuyez la lutte pour la libération»; «France libre, Québec libre») qui sont sûrement tombées dans l'oeil du général. C'était l'époque où les Québécois, comme les Premières Nations d'aujourd'hui, aspiraient à l'autonomie et à la reconnaissance de leur caractère distinct.
Dans les pages du Devoir le lendemain, le jeune reporter Gilles Lesage décrivait la scène: «La foule, de plus en plus chauffée à blanc, reçut avec enivrement les paroles du président de la France, particulièrement lorsqu'il confia que tout le long de la route, il s'était senti dans une atmosphère semblable à celle de la libération, puis lorsqu'il lança, presque en douceur et après une pause savamment dosée: "Vive le Québec libre." Il avait lâché le grand mot que personne n'avait osé attendre. Ce fut une explosion de frénésie.» L'allocution improvisée du général est accessible dans son intégralité sur le site de youtube.com (tapez simplement «Vive le Québec libre» dans le moteur de recherche).
Sous-ministre aux Affaires gouvernementales lors de la visite de De Gaulle, Claude Morin se trouvait derrière le général lorsqu'il entendit l'impossible. «Ma première réaction, ç'a été de penser à la tête qu'ils feraient à Ottawa et ça m'a bien amusé», se souvient-il. Et quelle tête ils firent! De Gaulle dut écourter son séjour au Canada, sans passer par la capitale fédérale, à la suite de ces déclarations «inacceptables», selon les mots du premier ministre Lester B. Pearson. Vue de la rivière des Outaouais, l'affaire fut dépeinte comme le jour le plus sombre dans l'histoire des relations entre la France et le Canada. «Les Canadiens sont libres. Chaque province du Canada est libre. Les Canadiens n'ont pas à être libérés», affirma M. Pearson.
Les partisans du Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) et leur chef, Pierre Bourgault, n'en demandaient pas tant. René Lévesque parut pour sa part embarrassé par cette ingérence d'un chef d'État étranger dans les affaires internes du Canada et il se rangea derrière la condamnation sans appel de son chef, le libéral Jean Lesage. Le premier ministre Daniel Johnson père, sans doute le politicien le plus concerné par la déclaration, fut le dernier à y réagir avec quelques jours de décalage. À chaud, il susurra cependant à l'oreille de De Gaulle qu'il venait d'utiliser le slogan de ses adversaires politiques.
Le directeur du Devoir, Claude Ryan, fut l'un des premiers, après Pearson, à condamner cette déclaration à l'emporte-pièce. En se laissant «emporter par la foule», le général a formulé des propos «excessifs, voire déplacés de la part d'un chef d'État en visite au Canada», écrivit M. Ryan le 26 juillet. Dans un éditorial sur le bilan de la visite, le 27 juillet, M. Ryan avança une explication tout à fait représentative de l'ambiguïté de la chose politique canado-québécoise (ou québéco-canadienne). «En fait, de Gaulle n'a très probablement pas voulu dire exactement ce qu'on lui a fait dire», écrivit-il.
Le but du général
Qu'avait voulu dire de Gaulle? Les quatre petits mots du général ont généré, en 40 ans, une montagne d'explications savantes. Claude Morin fait partie de la courte liste de personnalités politiques qui peuvent encore témoigner de leur vivant de cet événement historique en compagnie d'André Patry (chef du protocole au gouvernement Johnson) et Marcel Masse (ministre délégué à l'accueil des chefs d'État lors de l'Expo 67).
En avril 1967, M. Morin s'était rendu à Paris pour préparer la visite du président français, et il se souvient très bien d'une longue conversation avec le conseiller diplomatique du général, René de Saint-Légier, relatée dans son ouvrage Mes premiers ministres. «Soyez sûr que le général ne se contentera pas, au Québec, d'inaugurer des chrysanthèmes», avait dit Saint-Légier. Claude Morin s'en souvient d'autant mieux qu'il n'avait jamais entendu pareille expression auparavant. «De Gaulle voulait dire des choses significatives. Ce n'est pas un accident que cette déclaration», pense encore aujourd'hui M. Morin.
Le 27 novembre 1967, à Paris, de Gaulle précisa on ne peut plus clairement ses intentions lors d'une conférence de presse: «À Montréal, la deuxième ville française du monde [...], le déferlement de passion libératrice était tel que la France avait, en ma personne, le devoir sacré d'y répondre sans ambages et solennellement. C'est ce que je fis, en déclarant à la multitude assemblée autour de l'Hôtel de ville que: la mère patrie n'oublie pas ses enfants du Canada, qu'elle les aime, qu'elle entend les soutenir dans leur effort d'affranchissement et de progrès». De Gaulle allait même jusqu'à évoquer l'avènement du Québec «au rang d'un État souverain, maître de son existence nationale», un an avant la naissance du Parti québécois.
Vingt-sept ans après l'onde de choc, l'ancien ministre de l'Éducation Alain Peyrefitte, envoyé au Québec par de Gaulle dans la foulée de sa visite pour consolider les liens avec la France, confirmait que «Vive le Québec libre» n'avait rien d'improvisé. Il confiait à La Presse, dans l'édition du 13 novembre 1994, que de Gaulle avait même été déçu «par le manque de courage et d'audace» des gouvernements Johnson et Bertrand.
Claude Morin, qui a conseillé tour à tour les premiers ministres Johnson et Jean-Jacques Bertrand, rappelle le contexte de l'époque. Treize mois avant la visite du général de Gaulle, les Québécois venaient de réélire un gouvernement de l'Union nationale. Dix ans auparavant, la province était plongée dans la Grande Noirceur, et voilà maintenant qu'elle était propulsée sur la scène internationale. «Pour bien des gens, de Gaulle en donnait plus que le client en demandait», illustre-t-il. «Je crois qu'on a utilisé au contraire tout le potentiel qu'on avait. On est allé aussi loin qu'on pouvait sans exagérer», ajoute-t-il.
Une coopération accrue
L'attachement du Québec à la personnalité de De Gaulle et, à l'inverse, la fixation du général sur le sort de ceux qu'ils appelait «les Français canadiens» possédaient une valeur de symbole terrifiante du point de vue d'Ottawa. De l'indépendance à la souveraineté, en passant par la souveraineté association (avec ou sans trait d'union), sans oublier le partenariat et les conditions gagnantes, la mouvance séparatiste n'est cependant pas encore arrivée à nommer son pays.
Le «Vive le Québec libre» de Charles de Gaulle a causé un sérieux refroidissement des relations entre Ottawa et Paris, en plus d'attiser la flamme sécessionniste à court terme. À long terme, c'est une autre histoire.
Selon André Patry, le général de Gaulle s'est avéré tout au plus «un instrument de l'émancipation du Québec». «C'est la France qui nous a sortis de notre isolement sur le plan international. Elle nous a introduits au monde», dit M. Patry, un figure marquante dans le développement des relations internationales du Québec. C'est à M. Patry que l'on doit notamment la théorie du prolongement international des compétences constitutionnelles de la province, épousée par Paul Gérin-Lajoie.
La coopération entre la France et le Québec avait commencé bien avant la visite du général au Canada. Elle reçut cependant «une impulsion considérable» dans les mois suivants, dit Claude Morin. De Gaulle décida notamment de changer le statut du Consulat général de France à Québec pour qu'il relève directement du ministère des Affaires étrangères, à Paris, et non plus de l'autorité de l'ambassade de France, située à Ottawa. Des accords d'échanges bilatéraux furent conclus, notamment dans le domaine de l'éducation, et l'Office franco-québécois pour la jeunesse vit le jour en 1968.
Le Québec s'est mis à recevoir des invitations pour participer à des conférences internationales sans les avoir sollicitées. La France poussait dans le dos de la communauté internationale, explique Claude Morin. «De Gaulle a vraiment permis l'émergence internationale du Québec», dit-il.
Peu avant la visite du général, le Canada se laissait bercer par une douce illusion d'unité en fêtant le 100e anniversaire de la Confédération. La ferveur nationaliste allait passer avec l'arrivée des trois colombes à Ottawa, croyait-on chez les fédéralistes. À cet égard, la visite de Charles de Gaulle aura eu «l'effet d'un électrochoc», pour paraphraser Claude Ryan. En quelques secondes, il aura mis sur la mappemonde le contentieux entre Canadiens anglais et français. On assistait enfin à une conscience plus aiguë du problème dans chacune des communautés, avait observé le premier ministre Daniel Johnson père.
Quarante ans plus tard, ce contentieux historique est loin d'être réglé.
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[Visionnez la déclaration du général de Gaulle sur le balcon de l'Hôtel de Ville.
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