♦ Dans les années 1990, Alexandre Dougine, Russe polyglotte de religion orthodoxe, s’est impliqué dans la vie politique de son pays en s’opposant au régime de Boris Eltsine. Il est notamment l’un des fondateurs, avec l’écrivain dissident Édouard Limonov, du Parti national-bolchévique, avant de devenir plus tard conseiller du Président de la Douma d’État pour les questions stratégiques et géopolitiques. Influencé par les penseurs de la « Tradition » Julius Evola et René Guénon, les philosophes Martin Heidegger et Carl Schmitt ainsi que par les thèses défendues par la Nouvelle Droite française réunie autour d’Alain de Benoist, Douguine est considéré comme le principal théoricien du néo-eurasisme, une doctrine géopolitique reposant sur l’idée que la Russie et ses proches voisins constituent une entité continentale à part entière, appelée Eurasie. Après les échecs des idéologies fasciste et communiste, cet auteur prône une « Quatrième théorie politique » destinée à supplanter le libéralisme actuellement triomphant dans le monde. Un de ses ouvrages a récemment été publié en français : Contre le Great Reset, le Manifeste du Grand Réveil.
Les racines de l’idéologie libérale
Le libéralisme est l’aboutissement d’un processus historique remontant au Moyen-Âge. Ce système politique et économique, expression d’une pensée d’ordre métaphysique, est aujourd’hui entré dans son stade final.
L’idéologie libérale découle d’une controverse scolastique fameuse, la Querelle des universaux, qui a divisé les théologiens catholiques en deux camps.
Selon les « réalistes » partisans de la réalité des universaux, « le concept précède la chose » car les idées générales constituent des réalités ontologiques. Les espèces, genres, qualités, etc., présentent des propriétés universelles (par exemple, « l’humanité » par rapport à tel homme pris isolément) qui existent hors de l’esprit humain.
Pour leurs opposants, défenseurs de la thèse « nominaliste », ces catégories ne représentent que de simples abstractions car « le concept vient après la chose » et seules les entités particulières présentent une réalité.
[Johan Hardoy : ce raccourci lapidaire est évidemment très loin de résumer la complexité des arguments avancés par les deux partis, d’autant que ce débat, sous des formes renouvelées, n’est toujours pas épuisé !]
Dans un premier temps, les réalistes l’emportent et les enseignements des nominalistes sont anathématisés. Ces derniers jettent pourtant les fondements doctrinaux du futur libéralisme, tant sur le plan idéologique qu’économique, en promouvant une éthique individualiste et relativiste. Ce courant de pensée prévaut d’abord en Angleterre avant de se répandre dans les pays protestants puis de devenir progressivement la principale matrice philosophique de la modernité.
La première phase du capitalisme
Le protestantisme remplace l’identité collective de l’Église en introduisant le nominalisme dans la religion. Désormais, des individus peuvent interpréter les saintes Écritures en se basant uniquement sur leur raisonnement, ce qui entraîne la prolifération d’une multitude de sectes et l’exode des plus ardentes d’entre elles vers le Nouveau Monde.
Dans le même temps, la trifonctionnalité sociale – prêtres, aristocrates et paysans – est remplacée à l’occasion de l’avènement de la bourgeoisie, dont le sens originel désigne les habitants des villes.
La philosophie de ce nouveau système, largement anticipée par Thomas Hobbes, est développée par John Locke, David Hume et Emmanuel Kant, alors qu’Adam Smith en applique les principes dans le domaine économique.
Le triomphe de la mondialisation libérale à la fin du XXe siècle
À travers l’industrialisation et la période des conquêtes coloniales, le capitalisme occidental devient une réalité mondiale, tandis que l’approche nominaliste s’affirme toujours plus dans les domaines de la pensée et de la vie quotidienne.
De nouveaux défis attendent toutefois l’individualisme libéral sous la forme de théories tout aussi modernes qui lui opposent des identités collectives vécues sous le mode totalitaire : la classe sociale avec les communistes, l’État avec les fascistes et la race avec les nazis.
En exploitant tactiquement la puissance de la Russie soviétique durant la Seconde Guerre mondiale, la « société ouverte » (Karl Popper) parvient à remporter une première victoire contre les fascismes, puis une seconde à l’occasion de la chute de l’URSS. Les théoriciens libéraux proclament alors la « fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama) et l’avènement du « moment unipolaire » (Charles Krauthammer).
Le transhumanisme comme avenir radieux
Le capitalisme entre désormais dans sa phase la plus avancée : l’individualisme, le marché, l’idéologie des droits de l’Homme, la démocratie et les valeurs occidentales règnent au niveau mondial.
Fidèles à leurs principes nominalistes, les libéraux s’attaquent désormais aux dernières identités collectives tout en favorisant l’atomisation des populations des pays de l’Ouest par le biais de migrations de masse.
Le genre – masculin et féminin – ne doit plus dépendre que du seul choix individuel, tout comme la religion, la profession ou le mode de vie. La lutte contre les conservateurs et les « homophobes » qui défendent une vision traditionnelle de l’existence des sexes devient un nouvel objectif pour les adeptes du progressisme, rejoints par de nombreux gauchistes censément anticapitalistes.
L’humanité doit également être abolie puisqu’elle n’est, pour les nominalistes, qu’un nom vide de sens. Il s’agit donc de remplacer les humains – au moins partiellement – par des cyborgs, des réseaux d’intelligence artificielle et des produits du génie génétique, conformément à une perspective transhumaniste qui va jusqu’à promettre aux mutants l’immortalité physique dans un avenir proche.
La parenthèse trumpienne
Aux États-Unis, Donald Trump réussit à devenir Président en voulant « rendre l’Amérique à nouveau grande ». Pour la Big Finance et la Big Tech, la victoire de Joe Biden, conjuguée à la diabolisation des partisans trumpistes (les « déplorables » d’Hillary Clinton), devient une question capitale, bien que Trump n’ait pas contesté le capitalisme ou la démocratie mais seulement ses dernières formes dans leur phase globaliste.
Depuis le « vol des élections » au bénéfice des Démocrates, la Grande Réinitialisation (Great Reset), qui s’inscrit dans la continuité de la philosophie nominaliste, peut désormais advenir, forte des progrès de la haute technologie, de l’intégration des sociétés dans les réseaux sociaux étroitement contrôlés et du perfectionnement des moyens de surveiller et d’influencer les masses. Désormais, toute personne qui remet en question le libéralisme, le mondialisme, l’individualisme ou le nominalisme devient l’ennemi des globalistes.
Le réveil des peuples
Douguine affirme la nécessité d’un Grand Réveil appuyé sur le concept de multipolarité : une internationalisation de la lutte des peuples contre l’internationalisation des élites. Ce n’est qu’en faisant appel à toutes les nations, cultures et civilisations de l’humanité que les « libéraux-bolcheviks » pourront être vaincus.
Aux États-Unis, la moitié de la population reste déterminée à défendre sa liberté individuelle, raison pour laquelle les libéraux tenteront bientôt d’abolir le deuxième amendement afin de désarmer ces opposants.
En Europe, la vague de populisme anti-libéral ne faiblit pas, même si le mondialiste Macron a réussi à contenir les manifestations des Gilets jaunes et que les libéraux sont jusqu’ici parvenus à isoler les partis populistes dans les divers pays.
Pour l’emporter, ces derniers devront impérativement dépasser la frontière artificielle entre la droite et la gauche, rejeter l’antifascisme et l’anticommuniste désuets tout en combinant l’exigence de justice sociale et la préservation des identités culturelles propres à chaque nation.
Les pôles les plus importants de la résistance à la Grande Réinitialisation ne se situent pourtant pas en Occident mais en Chine, dans le monde musulman (surtout en Iran et en Turquie) et en Russie. L’Inde, l’Amérique latine et l’Afrique devraient bientôt rejoindre ce front.
En Russie, l’identité nationale a toujours donné la priorité au collectif – la famille, la nation, le peuple, la tradition religieuse, etc. – et même le communisme représentaient une idée collective opposée à l’individualisme bourgeois. La faillite des réformes libérales dans les années 1990 a encore davantage convaincu la population de l’étrangéité du mondialisme, ce qui explique le soutien quasi-général (car il existe là aussi des « élites libérales » influentes) à la politique conservatrice et souveraine de Vladimir Poutine.
Ainsi, au lieu de la domination du seul Empire mondialiste de la Grande Réinitialisation, le réveil des peuples et des nations inaugurera l’avènement d’un monde multipolaire incarnant la diversité et la richesse des cultures humaines.
Johan Hardoy
04/04/2022