Par Johan Hardoy ♦ Dans son dernier livre, Edward Bernays, l’homme qui murmurait à l’oreille des foules (Éditions La Nouvelle Librairie, 77 pages, 7,50 euros), le journaliste franco-hongrois Yann Caspar s’intéresse à ce grand manipulateur de l’opinion publique qui aurait inspiré Joseph Goebbels lui-même.
Le tabac rend mince et libre !
Edward Bernays est né à Vienne en 1891 mais sa famille a quitté l’Autriche dès l’année suivante pour s’installer aux États-Unis. Double neveu de Sigmund Freud et grand-oncle du cofondateur et premier PDG de Netflix Marc Randolph, il est mort dans son pays d’adoption à l’âge de 103 ans.
C’est à lui que de nombreuses femmes doivent de fumer des cigarettes ! En effet, dans les années 1920, une femme qui fume en public est souvent considérée comme une prostituée, ce qui embarrasse fort la société American Tobacco qui voit ainsi lui échapper un segment de marché important.
Avec d’autres publicitaires, Bernays va donc promouvoir deux approches pour conquérir le public féminin. Sous son impulsion, Lucky Strike (une des marques d’American Tobacco) présente tout d’abord la cigarette comme l’équivalent d’une cure amaigrissante, avec la complicité de médecins rémunérés pour l’occasion. Dans un second temps, le tabac est associé à une conquête de la liberté pour les femmes. En 1929, une marche des « torches de la liberté » est ainsi organisée à New York, avec la participation de jolies fumeuses souriantes qui s’identifient en réalité à des mannequins du magazine Vogue payées pour leur prestation.
En privé, Bernays encourage son épouse, la célèbre féministe Doris Fleischman, à arrêter de fumer !
La fabrique du consentement
Alors qu’il débute dans la carrière de journaliste, Bernays se rend célèbre en promouvant une pièce de théâtre scandaleuse et des ballets russes pendant la Première Guerre mondiale. Dans les deux cas, « il dirige le public vers ce qui est secondaire et fait monter un phénomène d’abord secondaire pour le rendre central. L’accent est mis sur le look et les costumes des danseuses », de façon à ce que le public ciblé s’identifie principalement à ce qui entoure le produit.
En 1917, il participe à la commission Creel, créée par le président Woodrow Wilson pour convaincre les Américains d’entrer en guerre. Tous les moyens techniques vont être mis en œuvre, avec succès, pour faire basculer une opinion majoritairement isolationniste et pacifiste : interventions publiques, tracts, images, documents sonores, brochures, films, posters, caricatures, affiches (dont la célèbre « I want you for US Army »)…
En 1928 paraît son ouvrage majeur, « Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie ». L’auteur explique qu’il s’appuie sur la psychanalyse freudienne, tout en manifestant le plus vif intérêt pour la propagation des opinions via la radio, la presse écrite et le cinéma naissant, ce dernier étant jugé capable « d’uniformiser les pensées et les habitudes de toute la nation ».
Un as de la manipulation
Freud considère cependant que son neveu se livre à un dévoiement de son œuvre. De fait, Bernays est davantage un « praticien retors » qu’un penseur et un théoricien, mais sa production intellectuelle lui sert à forger sa réputation.
Comme le souligne Yann Caspar, « L’utilisation de la figure d’autorité est un des pivots des techniques de Bernays. Il suffit de se demander quelles sont les personnes exerçant une influence directe sur l’opinion pour savoir qui manipuler en premier lieu. »
Par ailleurs, et c’est très important : « Exit les injonctions directes et menaçantes, place à l’ingénierie sociale et psychologique, à la propagande douce qui flatte le sentiment de satisfaction immédiat, pulsionnel et exempt de tout raisonnement construit. »
Une propagande efficace se doit ainsi de ne pas contraindre de manière trop insistante, en visant notamment des ressorts tels que l’influence, le consentement volontaire et la satisfaction des désirs. « L’opinion doit sans arrêt être façonnée en stimulant ses failles et en manipulant ses faiblesses. »
Les propagandistes sont nus
Aujourd’hui, Yann Caspar observe des similitudes entre les travaux de la commission Creel et la propagande quotidienne martelant l’idée que la Russie est l’ennemie jurée des pays occidentaux. À un siècle de distance, les descriptions des Russes ressemblent à celles des Allemands de l’époque : « brutaux, sanguinaires, sauvages et prisonniers d’un régime politique impitoyable. »
L’application de la propagande bernaysienne devient pourtant plus délicate en Occident. Le déclassement économique et social, et le déclin démographique, entre autres, engendrent un durcissement des méthodes de gouvernement via « l’emploi d’un attirail liberticide et policier assumé et visible au grand jour ».
Ces dernières années, des « ruptures de contrat entre propagandistes et propagandés » sont manifestes, comme l’ont montré les Gilets jaunes, « l’exemple récent le plus abouti de mouvement spontané ». « D’ailleurs, pour y répondre, le pouvoir n’a eu d’autre solution que de sortir la matraque », renonçant ainsi à la subtilité et la ruse préconisées par ce véritable « charmeur de serpents » qu’était Edward Bernays…
Johan Hardoy
29/05/2023