La finance internationale ayant, elle aussi, horreur du vide, le repli des Etats a permis de conforter le pouvoir d’une poignée d’agences de notation privées. Alimentées par un flot montant d’innovations, elles évaluent la solvabilité de tous les intervenants sur « les marchés », entreprises et gouvernements confondus. Une mauvaise note peut coûter très cher, une bonne note se négocier... Cet engrenage n’est pourtant pas fatal : des économistes suggèrent les moyens de restaurer l’autonomie des Etats et de jeter du sable dans les rouages de la finance. Leurs propositions butent contre le mur du silence.
Par Ibrahim Warde
« Le monde de l’après-guerre froide compte deux superpuissances, les Etats-Unis et l’agence Moody’s. » Thomas Friedman, éditorialiste de politique étrangère du New York Times, explicite ainsi sa formule : si les Etats-Unis peuvent anéantir un ennemi en faisant usage de leur arsenal militaire, l’agence de notation financière Moody’s possède les moyens d’étrangler financièrement un pays en lui décernant une « mauvaise note ».
Jusqu’à une période récente, le pouvoir des agences de rating se limitait au monde des entreprises et des collectivités locales, dont elles notaient les émissions d’obligations. La note - étalée de AAA à D - se fonde sur une analyse de la solvabilité des emprunteurs. Le mythique triple A, très convoité mais rarement décerné, est accordé aux meilleurs emprunteurs et indique une totale sécurité de paiement. A mesure que la probabilité de non-paiement s’accroît, la note baisse. Le triple B constitue la mention « passable » car on est encore, mais de justesse, dans la catégorie « investissement » (investment grade) : un investisseur prudent peut donc s’y aventurer. En deçà, on tombe dans la catégorie de « spéculation » (speculative grade), qui ne convient qu’aux téméraires, prêts à assumer le risque, en échange d’un rendement élevé. La note D, accordée aux obligations en défaut, constitue le zéro pointé du système.
Une bonne note permet d’emprunter au moindre coût. Plus la note baisse, plus le taux d’intérêt augmente, car les investisseurs exigeront une prime de risque. Les obligations mal notées (ou pas notées du tout) sont considérées comme des obligations « pourries » (junk bonds), même si leurs vendeurs préfèrent l’appellation d’« obligations à haut rendement » (high yield bonds). La procédure de notation est bien rodée : le client présente son dossier, une équipe d’examinateurs lui rend visite et épluche ses comptes avant de présenter un rapport interne ; ce dernier est ensuite soumis à un comité qui fixe la note.
Pour certains types d’établissements, un bon rating est vital. Une banque mal notée se trouve automatiquement en position défavorable face à des concurrents mieux notés, qui paieront moins cher leurs fonds. De même, pour une compagnie d’assurances, dans la mesure où la note reflète la capacité de faire face aux engagements à l’égard des assurés, toute dégradation est de nature à susciter la méfiance des clients, et donc une baisse du chiffre d’affaires.
Bien que privées, les agences de notation financière reçoivent la caution des pouvoirs publics et sont en mesure de définir les règles du jeu financier. D’une part, la plupart des émetteurs sont tenus d’obtenir une note. D’autre part, certains investisseurs institutionnels - compagnies d’assurances, fonds de pension, caisses d’épargne - doivent investir l’essentiel, voire la totalité, de leurs capitaux dans des émissions bien notées. Par ailleurs, les institutions financières bénéficiant des meilleures notes sont souvent soumises à une réglementation moins contraignante. Aux Etats-Unis, six agences - Standard and Poor’s, Moody’s, Fitch Investors Services, Duff and Phelps, Thomas BankWatch, IBCA - sont agréées par la Securities and Exchange Commission (SEC), le « gendarme de la Bourse » (1).
Cette emprise sur les marchés ne va pas sans controverses. Première critique : bien qu’en théorie ouvert à tous, le marché de la notation est, sauf sur des créneaux bien précis, un duopole de fait, constitué par Standard and Poor’s, filiale de la maison d’édition McGraw Hill, dont l’origine remonte à 1860, et par Moody’s, filiale du groupe d’information financière Dun and Bradstreet, fondée en 1900. Ces deux sociétés jouissent d’une rente de situation puisqu’un nombre toujours croissant d’émissions doit être noté - au coût de 50 000 à 100 000 dollars par émission - et usent de méthodes musclées pour élargir leur emprise et éliminer leurs concurrentes.
Moody’s est l’objet d’une enquête du ministère de la justice, pour concurrence déloyale, et d’un procès intenté par le district scolaire de Jefferson County dans l’Etat du Colorado. En 1993, cette collectivité, refusant de solliciter Moody’s, demanda à la petite agence Fitch Investors Services de noter son émission d’obligations. En réplique à l’affront, Moody’s décerna une note « non sollicitée » (ou « note sauvage »), et bien entendu mauvaise, ce qui rendit l’émission impossible. Pour l’agence de notation, il ne s’agissait pas là d’un chantage, mais d’un service rendu au public et couvert par le premier amendement de la Constitution, qui garantit le droit à la libre expression (2).
Le procédé revient pourtant à dire : « Payez-nous, sinon cela vous coûtera cher. » Autrefois, les revenus des agences provenaient essentiellement des usagers de leurs notations. Désormais ce sont les notés qui paient pour l’être. Les émetteurs ont certes le droit de s’adresser à une agence moins connue, voire celui de ne solliciter aucune notation. Mais ils courent le risque de se voir infliger une note « non sollicitée »... D’où le raisonnement de bon sens qui prévaut : solliciter une notation et la payer coûte moins cher qu’une prime de risque rendue nécessaire par une mauvaise note non sollicitée (3).
Deuxième critique : les agences de notation commettent de graves erreurs. En 1975, à la veille de sa mise en cessation de paiements, la ville de New York était encore bien notée. Plus récemment, à la suite de la faillite du comté d’Orange, Standard and Poor’s a été prise en défaut de vigilance et fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires. Là encore, l’agence assurait les investisseurs que le comté d’Orange était en bonne santé et bien géré, alors même que 2 milliards de dollars partaient en fumée, à la suite de spéculations sur les produits dérivés (4). En octobre 1994, le bulletin de la Réserve fédérale américaine cautionna les investisseurs. Tout en reconnaissant que « les notations jouent un rôle important et estimable dans le fonctionnement et la surveillance des marchés financiers », l’article suggérait que « les investisseurs devaient en faire une utilisation critique ».
Les agences de notation poursuivent malgré tout leur fulgurante expansion. En effet, plus l’innovation financière et la titrisation se répandent, plus le besoin de notation se fait pressant (5). Tant Standard and Poor’s que Moody’s s’apprêtent à noter les fonds mutuels, qui continuent de proliférer, en fonction de leur niveau de risque. Mais c’est surtout à l’étranger, la plupart des places financières ayant connu une évolution à l’anglo-saxonne, que la croissance des géants de la notation est le plus spectaculaire. Forts de leur expérience et de leur notoriété, ils ont multiplié leurs succursales extérieures où ils coopèrent souvent avec les autorités boursières nationales. En France, par exemple, depuis que la notation par des agences agréées des titres de créances négociables et des opérations de cotation a été instaurée par la loi, la Commission des opérations de Bourse (COB) exige une note pour les entreprises ou les collectivités locales accédant pour la première fois au marché obligataire.
C’est cependant le pouvoir de noter des Etats qui vaut aux agences l’image de superpuissance politique. En effet, depuis 1990 - la crise de la dette, l’asséchement de l’aide extérieure et des prêts bancaires, et les recettes néo-libérales des organisations internationales étant passés par là - l’essentiel du financement extérieur des Etats se fait sur les marchés obligataires. Depuis que la « loi Wriston » n’a plus cours (6), les investisseurs veulent s’assurer de la solvabilité des Etats emprunteurs... que seules les agences de notation se disent capables d’apprécier. La notation des différentes formes de la « dette souveraine » d’un pays (en monnaie nationale, en devises, etc.) revient à noter le pays (les entreprises privées s’y trouvant sont notées séparément, et en général plus sévèrement). Une mauvaise note ne signifie pas seulement un renchérissement du financement. A l’heure où emprunteurs privés et publics se livrent, à l’échelle mondiale, à une concurrence acharnée pour attirer les capitaux, elle peut aussi mener à l’étranglement financier d’un pays dont « les marchés » se méfient.
Une bonne note contre des « cadeaux »
Si la lecture d’un bilan d’une compagnie anglo-saxonne peut se prêter à des procédures codifiées et à des grilles d’analyse classiques, la notation d’un pays, surtout dans un contexte d’incertitude quasi totale, est semée d’embûches. Seuls quelques critères (revenu par habitant, croissance du produit national brut, inflation, dette extérieure, etc.) sont quantifiables (7) ; la plupart (« bonne gestion » de l’économie, perspectives à long terme, stabilité politique, etc.) ne le sont pas. Mais, dans le doute, les agences de notation ne s’abstiennent pas. L’arbitrage comprend alors une grande part d’arbitraire. Les pays riches peuvent compter sur de bonnes notes, tandis que les plus pauvres - et donc ceux qui ont souvent les besoins les plus pressants - sont pénalisés. Mieux vaut coopérer, c’est-à-dire fournir tous les documents demandés et recevoir la visite d’« examinateurs », que se voir décerner une note non sollicitée. Le système renforce les inégalités et regorge d’effets pervers. Le plus spectaculaire étant celui que les Anglo-Saxons appellent « self-fulfilling prophecy » : le simple fait de prévoir, même à tort, une déconfiture amène la déconfiture.
Tout gouvernement qui dépend pour son financement des marchés internationaux se trouve à la merci des agences de notation. Un pays peut voir sa note modifiée du jour au lendemain, ou se trouver placé « sous surveillance », en anticipation d’une éventuelle rétrogradation. De tels « avertissements » conduisent souvent à un changement de politique, histoire d’éviter la sanction financière des « marchés ». Tels des potaches nerveux, les gouvernements guettent les changements d’humeur des agences. Ainsi, au cours des dernières semaines, tant en Argentine qu’en Israël, de simples rumeurs de rétrogradation relayées par la presse ont provoqué des effondrements boursiers et des remous politiques. De nombreux pays font valoir que des pratiques qui ont cours hors du monde anglo-saxon ne sont pas prises en compte dans la notation. La « solidarité de place », par exemple : dans de nombreux pays, certains établissements, tels les banques, sont sauvés de la faillite par leurs concurrents. Ou les rapports privilégiés entre gouvernements et entreprises publiques : lorsque les banques d’Etat chinoises et leurs établissements associés à Hongkong se voient rétrogradés par Moody’s, un porte-parole du gouvernement accuse l’agence soit « d’une ignorance de la situation actuelle en Chine », soit d’une « distorsion intentionnelle des faits (8) ».
Un nombre croissant de pays se sont vu décerner des notes en 1996. Les considérations politiques n’en ont pas toujours été absentes. Ainsi, vu l’inquiétude qu’inspire le pays, les notes - très attendues - de la Russie furent meilleures que prévu : Ba2 (Moody’s) et BB - (Standard and Poor’s). A titre de comparaison, la Slovénie, la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie ont reçu des notes les plaçant dans la catégorie « investissement » (Baa3/BBB - et plus) tandis que la Roumanie, le Kazakhstan et la Lituanie sont dans la catégorie « spéculative » (Ba1/BB + et moins). A l’occasion de son grand retour sur les marchés obligataires, Moscou avait certes pris l’engagement d’un nouveau train de réformes et de « rembourser » son dernier emprunt (qui remonte à 1917), mais la note reçue n’était pas sans lien avec les différents « cadeaux » accordés par les gouvernements occidentaux à M. Boris Eltsine avant et après sa réélection (9).
L’autre note dont l’annonce déclencha un long suspense fut celle de l’Egypte. En septembre 1996, après que l’agence Moody’s eut annoncé qu’elle s’apprêtait à émettre une note non sollicitée, le gouvernement décida de demander à être noté (tout en affirmant qu’il n’avait pas l’intention d’émettre des obligations). S’entourant des banques d’investissement Goldman Sachs et EFG Hermes, les dirigeants égyptiens se livrèrent à un bachotage forcené et s’empressèrent d’accéder aux exigences du Fonds monétaire international en matière d’ajustement structurel. L’Egypte se vit décerner la note Ba2, se trouvant du coup au même niveau que le Mexique ou le Venezuela, soit un cran au-dessus d’autres pays émergents tels la Turquie, le Brésil ou la Jordanie, mais cependant derrière Israël, la Tunisie ou Bahrein. Pour M. Youssef Boutros Ghali, ministre d’Etat pour les affaires économiques, « cela vaut mieux que pas de note du tout, mais cela ne reflète ni la force ni le potentiel de l’économie égyptienne. J’espère que les notes qui nous seront bientôt décernées par d’autres agences de notation en tiendront compte (10) ».
Très sourcilleuses en matière de transparence lorsqu’il s’agit des notés, les agences de notation restent elles-mêmes bien mystérieuses. Leur pouvoir exorbitant et leurs abus appellent à un contrôle plus strict de leurs pratiques ou du moins à l’adoption d’un code de déontologie. De telles initiatives sont à l’étude, mais on peut douter de leurs succès. Les agences ne peuvent en effet être contrôlées que par ces mêmes gouvernements qu’elles tiennent sous haute surveillance.
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Ibrahim Warde.
Finance, États-Unis (affaires intérieures)
Ibrahim Warde
Professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur de Propagande impériale & guerre financière contre le terrorisme, Agone - Le Monde diplomatique, Marseille-Paris, 2007.
(1) Les agences agréées sont celles ayant reçu le label d’« organismes nationalement reconnus de notation statistique » (NRSRO : Nationally Recognized Statistical Rating Organizations). Cinq d’entre elles sont américaines. IBCA, spécialisée dans la notation bancaire, est franco-britannique.
(2) Business Week, 8 avril 1996.
(3) Financial Times, 10 juin 1996.
(4) Ibrahim Warde : « Orange-citron, les mécomptes d’un comté », Le Monde diplomatique, janvier 1995.
(5) Ibrahim Warde : « Les assises du système bancaire détruites par la déréglementation », Le Monde diplomatique, janvier 1991.
(6) M. Walter Wriston, ancien président de la Citibank, a donné son nom à la « loi » selon laquelle les Etats paient toujours leur dette. Les grandes banques internationales se bousculèrent alors pour accorder des crédits aux gouvernements étrangers, jusqu’à l’annonce en 1982 que le Mexique n’était plus en mesure d’honorer ses engagements.
(7) Richard Cantor and Frank Packer : « Determinants and Impacts of Sovereign Credit Ratings », Economic Policy Review, Federal Reserve Bank of New York, octobre 1996.
(8) Far Eastern Economic Review, 1er août 1996.
(9) The Wall Street Journal, 22 novembre 1996.
(10) Financial Times, 23 octobre 1996.
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