Le « friend-shoring » de la va-t’en guerre Chrystia Freeland

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Une nouvelle idéologie : l’ « étayment de l’amicale “ démocratique ” »

Dans une importante communication devant la Brookings Institution à Washington le 11 octobre dernier – au moment où le gratin de la finance mondiale se trouvait dans la capitale américaine pour les réunions annuelles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international – la ministre des Finances Chrystia Freeland a court-circuité la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly – sans parler du premier ministre Trudeau – pour élaborer ce qui a toutes les chances de devenir la politique étrangère du Canada.


Selon Mme Freeland, la guerre en Ukraine a sonné le glas de la mondialisation et la division du travail qui l’a caractérisée : la conception des produits dans les pays avancés et leur production dans les pays à faible coût de main-d’œuvre. Désormais, la mondialisation doit être remplacée par la « friend-shoring », c’est-à-dire le commerce entre les pays qui « partagent les mêmes valeurs démocratiques » – en gros, les pays de l’OTAN – avec le découplage de leurs relations économiques d’avec les États dirigés par des dictateurs (Russie, Chine). Goldy Hyder, le président du Business Council of Canada, qui était présent, n’a pas hésité à qualifier l’énoncé de politique de « Doctrine Freeland ».


L’expression « friend-shoring » n’est pas été inventée par Mme Freeland. Elle a été concoctée par la secrétaire au Trésor américaine Janet Yellen qui l’a présentée comme la nouvelle philosophie économique de l’administration Biden. Elle implique une remise en question des relations économiques avec la Chine et va de pair avec la nouvelle stratégie de sécurité nationale de l’administration Biden dévoilée par le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan: S'imposer à la Chine à long terme et contrer la Russie dans l'immédiat afin de rester la première puissance mondiale incontestée. Le réputé chroniqueur du New York Times, Thomas L. Friedman, s’étonnait que son pays s’en prenne à la fois à la Russie et à la Chine. Une politique qui n’aurait pas eu l’aval, par exemple, d’un Henry Kissinger, qui avait organisé le voyage de Nixon en Chine pour conclure une alliance afin de contrer l’URSS.


Gaz, pétrole et voitures électriques


Fidèle à ses origines ukrainiennes, Mme Freeland a été le fer de lance de la politique d’appui du Canada à l’Ukraine. Dans le dossier Huawei, elle a été celle qui s’est opposée à toute initiative canadienne qui n’aurait pas d’abord été avalisée par Washington.


Originaire de l’Alberta, elle plaide, dans le plus pur esprit de « friend-shoring », pour une augmentation rapide de la production des hydrocarbures et de leur exportation vers les pays européens privés de pétrole et de gaz naturel russes.


Députée de l’Ontario, elle a identifié, dans un discours devant l’Automotive Parts Manufacturers’ Association, l’industrie de la voiture électrique comme une autre composante du « friend-shoring » avec les États-Unis.


« Le Canada doit — et va — faire preuve » de générosité envers ses alliés « en accélérant, par exemple, la réalisation des projets énergétiques et miniers dont nos alliés ont besoin pour chauffer leurs maisons et fabriquer des véhicules électriques », a déclaré la vice-première ministre, qui fréquentait les milieux financiers new-yorkais lorsqu’elle était journaliste.


Bienvenue, Oncle Sam


Le découplage économique et politique d’avec la Chine sera beaucoup plus complexe que celui d’avec la Russie. Si la Russie ne pèse que 3 % dans le PIB de la planète, la Chine, deuxième puissance mondiale, représente 18 % de l’économie et 30 % de la production manufacturière. Mettre fin aux importations d’hydrocarbures russes ne pénalisait que l’Europe, pour le plus grand plaisir des Américains, en affaiblissant un rival économique et en favorisant les exportations des producteurs américains de pétrole et de gaz naturel.


Mais la Chine, c’est autre chose. Elle produit non seulement des biens de consommation, mais elle contrôle 60 % de la production et 90 % de la capacité d’affinage des métaux et des terres rares nécessaires pour prendre le virage énergétique. Dans son discours, Mme Freeland a rassuré à cet égard l’Oncle Sam en ouvrant la porte toute grande à une plus grande exploitation des énormes richesses minérales du Canada.


Taïwan et le « bouclier de silicium »


Mais la plus grande préoccupation des adeptes du « friend-shoring » demeure la production des semi-conducteurs, éléments essentiels dans l’économie moderne. On les trouve partout : les téléphones, les ordinateurs, les voitures et, bien entendu, dans les armements (avions, missiles, etc.).


Près de 70 % des semi-conducteurs et 92 % des plus performants d’entre eux sont produits par une firme de Taïwan : Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC). Et, à la fois les États-Unis et la Chine en sont dépendants.


Au mois d’août dernier, le président Biden a ratifié la loi américaine appelée « Chips and Science Act », prévoyant d’injecter 52 milliards de dollars pour relancer la production de puces électroniques aux États-Unis. Mais construire de nouvelles usines prend du temps.


Les États-Unis se targuent aujourd’hui d’avoir trois générations technologiques d’avance sur la Chine, mais celle-ci s’est engagée à les rattraper en y consacrant, depuis 2014, 200 milliards $.


Tant que les États-Unis et la Chine dépendront de Taïwan, les deux grandes puissances ont tout intérêt à continuer à se narguer autour de Taïwan sans y déclencher les hostilités. D’ailleurs, les Taïwanais appellent TSMC leur « bouclier de silicium ». Le jour où une d’entre elles n’en dépendra plus, le risque du déclenchement de la Troisième guerre mondiale sera élevé.


Doctrine Freeland : Les perdants et les gagnants


Le Doctrine Freeland, le « friend-shoring », coûtera cher aux contribuables canadiens et québécois. Mme Freeland ne le cache pas. « Nous devons ensuite être prêts à encaisser certaines pertes de faveur politique à l’échelle nationale pour sauvegarder la sécurité économique de nos partenaires démocratiques », a-t-elle déclaré devant la Brookinds Institute.


Dans un récent discours à Gatineau, elle a précisé l’origine de ces « pertes de faveur politique » : « La situation va rester difficile. Difficile pour nos amis. Pour notre famille. Pour nos voisins. Et pour nos communautés. Notre économie va ralentir, car la banque centrale doit s’attaquer à l’inflation. Plusieurs personnes vont voir leurs paiements d’hypothèque augmenter. Les affaires ne seront plus aussi bonnes que depuis le déconfinement. Et le taux de chômage ne sera plus à un creux historique. »


Elle annonçait que la politique canadienne sur les taux d’intérêt va continuer à s’aligner sur celle de la Federal Reserve américaine. Une autre illustration du « friend-shoring ».


En prédisant des jours « difficiles pour nos amis », Chrystia Freeland ne faisait évidemment pas référence aux marchands d’armes, aux minières, aux pétrolières, aux gazières et à leurs banquiers.