Plusieurs trappes

Les suites économiques de la guerre contre la pandémie : inflation, récession, déflation, stagflation ou stagnation séculaire ?

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Chronique de Rodrigue Tremblay

Par le Professeur Rodrigue Tremblay



« Le meilleur moyen de détruire le système capitaliste est de débaucher la monnaie. Par un processus inflationniste continu, le gouvernement peut confisquer, secrètement et sans être vu, une partie importante de la richesse de ses citoyens. »


John Maynard Keynes (1883-1946), économiste britannique, 1936.



« Toutes les crises financières mettent en cause des dettes qui, d'une manière ou d'une autre, deviennent dangereusement décalées par rapport aux moyens de paiement disponibles. »


John K. Galbraith (1908-2006), économiste américain, né au Canada, en 1994).



« Tôt ou tard, il se produira un krach boursier et ce sera peut-être catastrophique. Il se produira un cercle vicieux et cela débouchera sur une grave dépression économique. Il y aura possiblement une ruée vers la vente qui dépassera tout ce que la Bourse n’a jamais vu. Les investisseurs les plus sages seront ceux qui auront diminué leurs dettes. »


Roger Babson (1875-1967), entrepreneur et économiste américain, le 5 septembre 1929.



Après quarante ans de désinflation et de baisse des taux d'intérêt, il règne présentement une certaine confusion quant à savoir si cette longue baisse dés-inflationniste est sur le point de prendre fin et d'être remplacée par une période de hausses des salaires réels, des prix et des taux d'intérêt.



Cela pourrait certes être le cas dans la foulée de la présente reprise économique post pandémique. En effet, on peut prévoir, à plus long terme, un contexte d’importants changements démographiques, tandis que la mondialisation économique et financière continuera de montrer des signes d’essoufflement, et pourrait même s'inverser dans les années à venir.



Ces changements produiront des chocs négatifs sur l'offre de main-d'œuvre et s’accompagneront de chocs à la hausse sur les prix. Tout cela, bien sûr, dans le contexte de changements climatiques importants et des coûts croissants pour s’y adapter.



De même, il est possible que les plus importantes économies subissent à plus court terme une inflation rampante, comme cela s'est produit dans le passé après une grande guerre.



Après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, la période de six années de reconstruction de 1946 à 1951 a connu un taux d’inflation moyen de 6,4 %, aux É.U., résultat d’une combinaison d’une inflation par la demande et d’une inflation par les coûts. Plusieurs gouvernements et leurs banques centrales avaient injecté beaucoup d'argent dans l’économie pendant la guerre, mais à cause du rationnement de la consommation, les gens n’étaient autorisés à dépenser qu’une partie de leurs revenus, ce qui les forçait à économiser une plus grande partie de ces revenus. En conséquence, les taux d’épargne étaient très élevés. Après la guerre, il y avait donc beaucoup de demande refoulée et l’augmentation des dépenses fit bondir les prix.



De même, la reconversion de nombreuses usines à la production de biens privés impliqua des coûts additionnels, ce qui se répercuta aussi dans les prix.



À l'époque, une forte pression démographique, causée par l'avènement du 'baby-boom' d'après-guerre, et des prêts hypothécaires facilement accessibles, firent flamber les prix de l'immobilier.



De nos jours, dans la foulée de la guerre globale contre la pandémie de 2020-2021, le marché immobilier est de nouveau en pleine exubérance. La cause est encore une fois démographique, conséquence de niveaux très élevés d'immigration. De généreux programmes publics de soutien des revenus et des taux hypothécaires exceptionnellement bas contribuent aussi à la surchauffe.



Des déficits publics et des dettes publiques en expansion, et des politiques monétaires ultra laxistes de la part des banques centrales



Afin de lutter contre les dommages économiques causés par la pandémie de 2020-2021 et les blocages économiques qui ont suivi, les gouvernements des plus grandes économies se sont lancés dans des programmes agressifs de soutien du revenu, de déficits gonflés et d'endettement public accru, combinés à une politique d'expansion monétaire de la part des banques centrales.


                                                                                                


C’est ainsi, par exemple, que la dette nationale de l’État fédéral américain (à l’exclusion des dépenses anticipées de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie, lesquelles ne sont pas comptabilisées) est passée de 22 700 milliards de dollars en 2019 à 28 200 milliards de dollars en mai 2021, soit une augmentation de 24 % et un niveau qui dépasse le 100 % du PIB étasunien annuel.



Aux États-Unis également, comme elle l’avait fait pendant la Grande récession de 2008-2009, la Fed a acheté des quantités massives de titres du Trésor et de titres adossés à des créances hypothécaires, avec de la monnaie nouvellement imprimée. En effet, en date du 15 mars 2020, la Fed a annoncé qu’elle comptait acheter au moins 500 milliards de dollars de titres du Trésor et 200 milliards de dollars de titres adossés à des créances hypothécaires garantis par le gouvernement, au cours des « prochains mois ».



Et il y a quelques mois, plus précisément en décembre 2020, la Fed a réitéré sa politique d’achat mensuel « d’au moins » 120 milliards de dollars d’obligations du Trésor et de titres adossés à des créances hypothécaires (80 milliards de dollars de dette publique et 40 milliards de dollars de titres adossés à des créances hypothécaires), et ce « jusqu’à ce que l’économie retrouve le ‘plein emploi’ ».



Cependant, la définition du «plein emploi» pourrait poser problème, car des millions de travailleurs ont décidé de quitter le marché du travail, ou de prendre leur retraite pour de bon, pendant la pandémie et le ralentissement économique.



Ainsi, la force ouvrière pourrait être plus petite aujourd’hui qu’avant la pandémie, ce qui entraînerait un marché du travail plus tendu et des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs parce que, aux dires des employeurs, certains travailleurs ‘ne veulent tout simplement pas travailler’, si ce n’est pas du télétravail. Par conséquent, peu importe combien de temps la Fed maintiendra les taux d’intérêt au plancher, ce ne sont pas tous les emplois perdus pendant la récession pandémique qui reviendront.



Le danger des bulles financières



Il n’en demeure pas moins que les achats massifs de titres par la Fed ont poussé les taux d’intérêt à court terme au plancher, tout en maintenant les taux d’intérêt à long terme artificiellement bas. Ce faisant, la Fed (et d’autres banques centrales) a créée des bulles financières sur les marchés des obligations, des titres boursiers et de l’immobilier. Et lorsque ces bulles éclateront, une grave récession pourrait logiquement s’en suivre.



La politique monétaire ultra laxiste de la Fed en matière de liquidités excédentaires a également entraîné la situation inhabituelle de banques inondées de liquidités en trop qu’elles ne peuvent prêter de manière rentable. Elles n’ont donc aucun autre choix que d’en déposer la majeure partie à la Fed, sous la forme de réserves excédentaires. En date du 2 juin 2021, le total des dépôts des banques américaines s’élevait à 15 802,6 milliards de dollars (non désaisonnalisés), contre seulement $13 912,2 milliards en mars 2020, soit une augmentation de 12 %.



Le signe évident d’une politique monétaire ultra laxiste se reflète dans la taille du bilan de la Fed. Ce dernier a explosé pendant la pandémie, passant de 4,17 billions de dollars (trillions en anglais) à la fin de décembre 2019, à 7,95 billions de dollars en juin 2021, un bond prodigieux de 90 %.



Une politique monétaire ultra laxiste pendant trop longtemps risque de générer de l'inflation, quoique ce ne soit pas inéluctable. En effet, quand une économie est déjà en récession ou en période de ralentissement économique, une telle politique d'injection de grandes quantités de liquidités peut faire plonger l'économie dans une trappe de liquidités.



Une trappe de liquidité et une trappe d’endettement



Voici comment je définis le phénomène de trappe de liquidité de John Maynard Keynes dans mon manuel de macroéconomique intermédiaire :



La situation monétaire qui prévaut quand le taux d’intérêt à court terme est à un niveau plancher et que tous anticipent une baisse du prix des obligations et une hausse des taux d’intérêt, de sorte que tout accroissement additionnel de la masse monétaire par la banque centrale n’est pas dépensé mais est thésaurisé.



Pour sortir une économie d'une trappe de liquidité, une banque centrale doit progressivement mettre fin à ses achats de titres et laisser les taux d'intérêt remonter lentement. À l’inverse, la politique budgétaire doit devenir plus agressive en stimulant les investissements et la demande globale.



Présentement, les banques centrales des plus grandes économies sont dans une impasse, car leur politique persistante de taux d’intérêt artificiellement affaissés — avec même des taux d’intérêt négatifs en Europe — a non seulement créée une trappe de liquidité, elle a également encouragé une hausse généralisée de l’endettement, créant possiblement une trappe d’endettement lorsque les taux seront libérés à la hausse.



Une trappe d’endettement pour les politiques monétaires laxistes



C’est alors que les banques centrales pourraient se voir confrontées à une situation d’aléa moral ou à une trappe d’endettement.



Ainsi, quand une banque centrale adopte pendant une longue période une politique monétaire laxiste et maintient des taux d’intérêt au plancher et même négatifs, elle incite non seulement les gouvernements, mais aussi les entreprises et les consommateurs, à assumer des niveaux d’endettement de plus en plus élevés, voire excessifs. C’est un peu ce que vit le Japon, dont l’économie est enlisée dans la déflation et dans la stagnation économique depuis plus d’un quart de siècle.



Or, tant en Europe qu’en Amérique du nord, les banques centrales poursuivent depuis 2008, et encore davantage depuis mars 2020, des politiques monétaires d’assouplissement quantitatif (QE) très agressives et de taux d’intérêt artificiellement affaissés, suivant en cela la politique monétaire japonaise.



À titre d’exemple, aux États-Unis, comme dans la plupart des pays développés tel le Canada, la dette hypothécaire totale est excessivement élevée, même si certaines autres catégories d’endettement, comme la dette sur les cartes de crédit, ont quelque peu diminué.



C’est pourquoi les banques centrales risquent d’être aux prises à un piège de l’endettement, et elles ont peut-être raison de craindre que toute poussée des taux d’intérêt vers un niveau plus normal ne déclenche une vague de faillites, et que cela nuise à l’économie. Les banques centrales se retrouveraient alors prisonnières de leur propre politique monétaire ultra laxiste.



L’analyse cyclique du marché immobilier: le cycle de Kuznets



Aux États-Unis, et tout particulièrement pour les états de la Floride et de la Californie, pour des raisons démographiques, le cycle des prix de l’immobilier de Kuznets, d’une durée de 18 ans (de sommet à sommet ou de creux à creux), joue un rôle passablement fiable. Les sommets précédents de ce cycle se sont produits en 1987 et en 2005, tandis que les creux ont eu lieu en 1993 et en 2011.



Si ce cycle allait se répéter aujourd’hui comme dans le passé (avec des hausses de prix sur une période de 12 ans et des contractions de prix étalées sur 6 ans), l’année 2023 pourrait marquer un sommet immobilier majeur. Un tel sommet coïnciderait avec l’engagement du président de la Fed, Jerome Powell, de garder les taux d’intérêt à des niveaux plancher, et cela jusqu’en 2023. Cela concorderait parfaitement avec la logique du cycle de Kuznets.



Quelles seront les conséquences en termes d’inflation future, de récession, de déflation, de possible stagflation et même de « stagnation séculaire » ?



Gardons à la mémoire que le sommet des prix de l’immobilier en 2005 a donné suite à la ‘crise des subprimes’ en 2007-2008, suivie de la Grande récession de 2008-2009, deux crises dans lesquelles la Fed a une part importante de responsabilité.



Or, seize ans plus tard, il semblerait que la Fed étasunienne veuille soutenir des bulles financières jusqu’en 2023, avec la poursuite de ses achats mensuels de titres et de sa politique monétaire ultra laxiste. Par conséquent, l’inflation devrait continuer à se faire sentir pendant encore plusieurs mois.



Cependant, lorsque la banque centrale étasunienne mettra fin à son programme d’achat et laissera les taux d’intérêt s'ajuster à la hausse, ce sera le signe que la bulle obligataire et la bulle immobilière seront sur le point de prendre fin. La bulle boursière ne devrait pas non plus durer beaucoup plus longtemps. En bout de ligne, l’histoire enseigne qu’après des bulles spéculatives importantes, il s’en suit généralement une importante récession économique.



Conclusion



Les années à venir devraient voir des inversions majeures de certaines tendances économiques importantes, notamment au chapitre de la démographie et de la mondialisation économique et financière. La période 2023-2025 est particulièrement à surveiller de près. Elle pourrait annoncer l’avènement d’une période de stagflation, c’est-à-dire une période de croissance économique lente, d’augmentation des impôts et d’inflation rampante par les coûts.



En effet, il faut prévoir après cette période des changements démographiques importants, car la période 2023-2029 verra les derniers baby-boomers prendre leur retraite du marché du travail. Les gouvernements pourraient aussi être confrontés à une crise budgétaire post pandémique importante, résultat de l’explosion de la dette publique et de l’accroissement des coûts des soins hospitaliers pour une population vieillissante.



En raison du choc démographique qui s’annonce, des pénuries de main-d’œuvre devraient perdurer, exerçant une pression à la hausse sur les salaires réels. Les entreprises se verront forcées d’accélérer leur recours à l’automatisation, à la robotisation et à l’intelligence artificielle dans de nombreuses industries. Un tel déplacement contribuera à réduire la demande pour certaines catégories de travailleurs et cela sera de nature à garder leurs salaires sous contrôle.



Il ne faut pas compter sur une immigration massive pour résoudre une pénurie de main-d’œuvre, sauf dans certains secteurs ou sous-secteurs bien identifiés et requérant des compétences spécifiques, car les généreux programmes d’accueil de réfugiés et les programmes de regroupement familial dans de nombreux pays accroissent davantage la demande de main-d’œuvre que l’offre de main-d’œuvre, en plus d’être une source de problèmes sociaux.



Enfin, il faut également garder à l’esprit que l’année 2029 marquera l’anniversaire centenaire du début de la Grande Dépression (1929-1939). Cela pourrait relancer les discussions chez les économistes concernant l’avènement d’une période de « stagnation séculaire », sous l’influence des facteurs structurels négatifs que sont le vieillissement des populations et la régression anticipée dans le phénomène de la mondialisation économique et financière.







Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d'économie à l'Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai, en 2018, « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 »,  (Fides). Il est titulaire d'un doctorat en finance internationale de l'Université Stanford.



On peut le contacter à l'adresse suivante : rodrigue.tremblay1@gmail.com.



Il est l'auteur du livre de géopolitique « Le nouvel empire américain » et du livre de moralité « Le Code pour une éthique globale », de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 ».



Site internet de l'auteur : http://rodriguetremblay.blogspot.com



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Mis en ligne, jeudi, le 8 juillet 2021.


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© 2021 Prof. Rodrigue Tremblay

 



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