L'année dernière a marqué le centenaire de la naissance de Hannah Arendt. De la Slovénie à Waco, des conférences, des lectures, des expositions ont été organisées en son honneur. Ce mois-ci, Schocken Books publie un nouveau recueil de ses écrits, la cinquième publication d'un élément de son oeuvre en quatre ans. Penguin a réédité On Revolution, Eichmann in Jerusalem et Between Past and Future. Yale a inauguré une nouvelle collection, Why X Matters, avec le Why Arendt Matters d'Elisabeth Young-Bruehl.
Hannah Arendt aurait sans aucun doute été contente de tout cela. Elle n'aimait pas attirer l'attention, mais elle aimait les anniversaires. La naissance signifiait pour elle l'arrivée d'un tout nouvel être qui allait dire et faire des choses qui n'avaient été dites ou faites auparavant, ou du moins avait cette potentialité. L'apparition d'un tel être, pensait-elle, pourrait pousser d'autres à parler et à agir de façon nouvelle. Il y a toujours eu un certain pathos attaché à cette notion. Quelle que soit sa promesse, la naissance est un fait de la nature. Et la nature, a insisté Arendt, n'est pas du domaine de la nouveauté et de la liberté, mais de celui de la répétition et de la routine.
C'était peut-être inévitable, alors que le centenaire de la naissance de Hannah Arendt aurait dû se décliner en récitation de ce que tout le monde sait déjà. Une fois par semaine, il semble que tel ou tel ponte va débiter sa théorie du totalitarisme, la prolongeant comme il se doit, ainsi que ses partisans l'ont fait pendant la Guerre Froide, aux ennemis de l'Amérique: Al-Qaeda, Saddam Hussein, l'Iran. Le choeur universitaire d'Arendt continue d'enfler, fouillant les notes de bas de page les plus insaisissables de ses textes politiques, tout en ignorant ses remarques clairvoyantes sur le sionisme et l'impérialisme. Des carrières universitaires entières se sont construites sur l'interprétation de son oeuvre, et le carriérisme, comme Arendt l'a bien noté dans son livre sur Eichmann, est rarement propice à la pensée.
L'étoile polaire de l'industrie Arendtienne est Les origines du totalitarisme, publié en 1951 et réédité par Schocken en 2004 avec une introduction par Samantha Power. Divisé en trois parties, "L'Antisémitisme", "L'Impérialisme" et "Le Totalitarisme", le livre a été composé à deux moments différents et révèle deux impulsions conflictuelles. Arendt a écrit les deux premières parties dans la première moitié des années 1940, lorsque le fascisme était l'objet de sa peur et une Fédération Européenne social-démocrate son principal espoir. Elle a pensé appeler le livre L'Impérialisme et le titre de la conclusion qu'elle projetait, à propos du génocide nazi, L'Impérialisme de la Race.
Toutefois, à la fin des années 1940, l'espoir d'Arendt à propos de l'Europe d'après-guerre s'est affaibli -- il a été victime, comme elle l'avait prédit en 1945, de la campagne anti-communiste pour la sécurité collective, qu'elle a comparé à la montée de la Sainte Alliance de Metternich -- et L'Union soviétique est devenue sa principale préoccupation. Elle a écrit le dernier tiers du livre en 1948 et 1949, dans les premières années de la Guerre Froide. Le racisme a alors fusionné avec le marxisme, Auschwitz avec le Goulag, et le fascisme se transmua en communisme.
Cette dernière partie est la moins représentative -- et, comme les historiens du nazisme et du stalinisme l'ont souligné, la moins instructive -- de l'ouvrage. Mais il a toujours attiré le plus d'attention. Young-Bruehl affirme que la partie sur l'impérialisme est d'"une importance égale" à celle sur le totalitarisme, auquel cependant elle consacre seulement sept paragraphes épars. Samantha Power utilise la dernière partie pour se livrer à l'examen des génocides récents, à l'encontre de l'insistance d'Arendt sur le fait que le totalitarisme ne cherche pas à procéder à l'élimination d'un peuple, mais essentiellement à la liquidation de l'individu. Et quand Power tente d'expliquer Al-Qaïda ou le Hamas, elle louche également vers cette dernière partie, même si l'analyse d'Arendt à propos de l'impérialisme peut sembler nettement plus pertinente.
Hannah Arendt voyait le totalitarisme en tant que produit de la société de masse, qui s'est édifiée sur l'effondrement des classes et des Etats-nations. Ni groupement politique ni strate sociale, la masse était caractérisée par une orientation pathologique de l'identité individuelle. Arendt déclara que ses membres n'avaient pas d'intérêts propres, vivaient sans souci de leur propre bien-être ou même de leur survie, sans croyances, communauté ou identité propre. Tout ce qu'ils possédaient était une angoisse provoquée par la solitude, "l'expérience de ne pas appartenir au monde", et le désir de se fondre dans n'importe quelle organisation qui pourrait éteindre leur "identité de façon permanente." Avec leur insistance sur la loyauté absolue et l'obéissance inconditionnelle, les mouvements totalitaires pourvoyaient à ce besoin: ils bouclaient les hommes de la société de masse avec un "cerceau de fer", le dotant, lui et ses congénères, d'un sentiment de structuration et d'appartenance.
L'idéologie et la terreur renforçaient cette étreinte. Le racisme et le marxisme enfermaient leurs fidèles dans un "gilet de force de logique", prêtant au monde un semblant de cohérence et soulageant les gens de cette "liberté inhérente à la capacité de penser de l'homme". En réduisant les hommes et les femmes à la vie animale la plus sommaire, la terreur a veillé à ce que nul ne sache résister à la loi de la nature comme idéologie, dans le cas du nazisme, ou de l'histoire, dans le cas du stalinisme. Parce que l'idéologie "peut décider que ceux qui aujourd'hui éliminent les races", ou les classent, "sont ceux qui demain devront être sacrifiés", la terreur doit faire en sorte "d'adapter chacun d'entre eux aussi bien au rôle de bourreau qu'au rôle de victime". Le but du totalitarisme, en somme, n'était pas politique: il ne remplissait pas les exigences de la gouvernance. Il ne servait ni cause ni croyance; Il n'était en rien utilitaire. Sa seule fonction était de créer un monde fictif où les hommes pouvaient se sentir chez eux dans l'angoisse, même au prix de leur propre vie.
Le compte-rendu d'Arendt dissout les conflits du pouvoir, des intérêts et des idées dans un bain d'analyse psychologique, ce qui permettait à ses lecteurs de se soustraire aux questions difficiles de la politique et de l'économie. Nous n'avons pas besoin de sonder le contenu d'une idéologie particulière, ce qui compte, ce n'est pas ce qu'elle dit, mais ce qu'elle fait -- ou les intérêts qu'elle servent (ils n'existent pas). Nous ne pouvons ignorer la répartition du pouvoir: dans la société de masse, il n'existe qu'un désert d'anomie. Nous pouvons ne pas tenir compte des déclarations des griefs: ils ne cachent qu'une plus profonde veine de mécontentement psychique. Plus étrange que tout, nous n'avons pas à nous inquiéter de la responsabilité morale: la terreur fait de tout le monde -- de Hitler aux Juifs, de Staline aux koulaks -- un automate, incapable de juger ou d'être jugé.
Pendant la Guerre Froide, les textes de Hannah Arendt permettaient aux intellectuels et aux responsables d'éviter toute mise en balance de la politique du communisme et de sa séduction. Aujourd'hui, ils offrent un détour tout à fait similiaire. "Si l'on veut percer le voile de mystère qui obscurcit Al-Qaïda, le Hamas ou le Jihad islamique", écrit Power dans son introduction:
"On pourrait très bien y trouver certaines des qualités qu'Arendt associa aux mouvements totalitaires: un suprême mépris pour les conséquences immédiates plutôt que de la cruauté; le déracinement et la négligence des intérêts nationaux plutôt que le nationalisme; le mépris pour des motifs utilitaires plutôt que la poursuite inconsidérée de l'intérêt personnel; l'idéalisme, à savoir leur inébranlable foi dans un monde idéologique fictif, plutôt que la soif du pouvoir."
Power fait un signe de la tête occasionnel en direction de la politique américaine au Moyen-Orient et aux causes locales du terrorisme, mais elle ne peut résister à la poussée psychologisante de l'analyse d'Arendt: "Arendt a écrit sur le dévouement altruiste aussi bien allemand que soviétique à la collectivité idéalisée, mais qu'est-ce qui peut témoigner davantage de cette sorte d'abnégation de soi que le genre de martyre pour la mise en oeuvre duquel des milliers de jeunes hommes et femmes musulmans sont prêts à faire la queue aujourd'hui ?"
Young-Bruehl estime également que les éléments anti-politiques du totalitarisme continuent d'être parmi nous. Contrairement à Power, elle trouve cependant ces éléments des deux côtés de la guerre contre le terrorisme: dans l'islam militant et dans le néo-conservatisme; dans le 9/11 et dans les bombardements aériens massifs; dans le "supranationalisme" de Ben Laden, mais aussi dans celui de Bush; dans la poussée islamiste, mais aussi républicaine, pour soumettre la sphère privée au regard public.
Mais, comme presque toutes les analyses des services de renseignement l'ont démontré, les islamistes radicaux sont motivés par l'hostilité à l'État d'Israël et les régimes arabes répressifs, le subventionnement américain d'Israël et de ces mêmes régimes et, en Europe, par la discrimination contre les musulmans et le soutien à la politique américaine au Moyen-Orient. Eliza Manningham Buller, le chef du MI5, a récemment confié que les kamikazes Britanniques "furent motivés par une perception mondiale des injustices de longue date contre les musulmans; une interprétation extrémiste et minoritaire de l'Islam promue par certains prédicateurs et des personnes d'influence; et leur interprétation de la politique étrangère du Royaume-Uni comme anti-musulmane en particulier l'implication britannique en Irak et en Afghanistan". Les griefs islamistes sont locaux et spécifiques. Ils ne sont pas de quelconques débris de la société de masse ou d'un monde globalisé; ils proviennent des mosquées, des écoles, des partis et de quartiers très unis, et ils y retournent. L'attentat suicide est primordialement une réponse à l'occupation étrangère, et le terrorisme est, comme il l'a toujours été, l'arme de choix des personnes ayant peu de pouvoir ou de soutien de masse.
L'administration Bush s'est engagée envers les intérêts de ses principaux alliés naturels: les églises évangélistes, le lobby militaire et les grandes sociétés pétrolières. Cela a ravivé le plus toxique des éléments du nationalisme américain, non le supranationalisme, et bien que les néo-conservateurs peuvent savourer la guerre pour elle-même, Bush a enveloppé leur éthique dans la rhétorique de la sécurité nationale et des droits de l'homme. L'intrusion partielle dans la famille et la sexualité de son parti ne reflète pas une volonté générale de dissoudre le public et le privé -- les Républicains respectent volontiers les libertés des employeurs -- mais sont plutôt un effort pour consolider le pouvoir des hommes, maris et pères. Quoi qu'on puisse penser de ces antagonistes belliqueux, il est difficile de voir comment leurs objectifs peuvent être autre chose que politiques, leurs armes autres que stratégiques et rationnelles.
Avec la fin de la Guerre Froide, le récit d'Arendt du totalitarisme a été à ce point mis au rebut par les historiens qu'Irving Howe a fini par être forcé de défendre son auteur comme étant essentiellement un écrivain de fiction, dont les dons pour "l'intuition métaphysique" lui a permis de voir la vérité qui est sous ou au-delà des faits vérifiables. "Pour comprendre la signification intérieure du totalitarisme," écrivait Howe en 1991, "vous devez vous aider, vous-même, d'un peu d'imagination". Cette fiction-là est de nouveau en vogue, mais là où autrefois elle avait été adoptée dans les deux sens par les intellectuels et les serviteurs de l'état, aujourd'hui elle sert principalement à la "belligerati" ("va t'en en guerre" néo-conservateurs), qui ignorent tout des analyses mieux documentées de Manningham Buller ou de l'ancien officier de la CIA, Robert Baer.
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Si Hannah Arendt importe aujourd'hui, c'est à cause de ses écrits sur l'impérialisme, le sionisme et le carriérisme. Composés durant les années 1940 et au début des années 1960, ils ne contestent pas seulement des applications faciles et à la mode des thèses du totalitarisme; ils décrivent également avec une inquiétante étrangeté les dangers que le monde affronte aujourd'hui. En refusant de se confronter à ces écrits-là, les journalistes, intellectuels et universitaires actuels qui forment les gros bataillons de l'industrie Arendt trahissent cette dernière à deux égards: ils ignorent un pan entier de son oeuvre et négligent de se confronter aux réalités inquiétantes de leur propre temps.
Ce dernier point n'aurait pas surpris Hannah Arendt: les empires ont tendance à entretenir des mémoires sélectives. L'histoire de la "domination impérialiste", écrivait-elle au plus fort de la guerre du Vietnam, "semble à moitié oubliée" même si "sa pertinence pour les événements contemporains est devenue plutôt aveuglante ces dernières années". L'Amérique était à ce point paralysée par "les analogies avec Munich" et l'idée du totalitarisme qu'elle n'a pas réalisé que "nous sommes de retour à une échelle immensément élargie dans... l'ère de l'impérialisme".
Dans la deuxième partie des Origines du Totalitarisme, Hannah Arendt soutient que le moteur premier de l'impérialisme est l'expansion pour l'expansion. Contre les revendications de certains marxistes, elle insiste sur le fait que le capitalisme fournit le modèle, mais non pas la motivation pour l'impérialiste qui calque l'acquisition du pouvoir sur l'accumulation du capital. Le capitaliste voit l'argent comme un moyen d'accès à davantage d'argent. L'impérialiste voit chaque conquête comme n'étant qu'une étape sur la voie de la suivante. Cromer contempla l'Egypte et y a vu l'Inde. Rhodes a contemplé l'Afrique du sud et y a vu le monde. "J'annexerai les planètes si je le pouvais" déclara-t-il. C'est la même chose aujourd'hui: L'Afghanistan mène à l'Irak qui mène à l'Iran qui mène... on ne sait où encore. "La célèbre théorie des dominos" écrivait Hannah Arendt, est une "nouvelle version de l'ancien "Grand Jeu". Comme Kipling le disait, le Grand Jeu prend fin seulement "quand tout le monde est mort".
Malgré ses affirmations du contraire durant la Guerre Froide, Hannah Arendt soutenait que les Etats-Unis n'avaient jamais été menacés par le communisme. La deuxième guerre mondiale a fait des E.U "la plus grande puissance du monde et c'était cette puissance mondiale, plus que son existence nationale, qui a été concurrencé par le pouvoir révolutionnaire communiste dirigé depuis Moscou". Je me demande ce qu'Arendt aurait pu dire à propos du terrorisme islamiste, lequel constitue une menace encore bien moindre pour la survie de l'Amérique.
Elle était aussi sceptique face aux professions impériales de bienveillance, et elle se moquait, durant la Guerre Froide, des "assurances creuses des bonnes intentions" de la part des deux superpuissances. Et bien qu'elle avait beaucoup à dire au sujet de la menace que faisait peser sur les droits de l'homme un système international qui privilégiait la souveraineté étatique sur tout autre chose (un point dont Power discute longuement), elle perdait vite patience devant le spectacle des grandes puissances qui insistaient sur la limitation de la souveraineté des États faibles, tout en refusant d'accepter la moindre limitation comparable pour eux-mêmes (un point que Power ne mentionne jamais). Peu de développements ont engendré davantage de cynisme et de mépris pour les droits de l'homme que ce système de deux poids deux mesures.
Plus important, le langage de la responsabilité morale et des intérêts humanitaires au XXe siècle remémora à Arendt le racisme qui fut "la principale arme idéologique de la politique impérialiste au cours du 19ème siècle". L'empire britannique mit en place la plus réussie des combinaisons entre racisme et responsabilité, et servit ainsi d'exemple instructif pour son successeur américain. Arendt identifia Burke, plausiblement le plus grand critique anglais de l'impérialisme, comme étant en fait une des inspirations souterraines de l'empire. Contre les jacobins, Burke insistait sur le fait que les Droits de l'Homme n'existaient point, mais seulement les droits de l'Anglais. Cette union de l'héritage et de la liberté, pensait Arendt, transforma la Grande Bretagne en un "sorte de noblesse parmi les nations", ce qui "était la base idéologique à partir de laquelle le nationalisme anglais reçut son curieux stigmate de sentiment de race".
Au XIXe siècle, les successeurs de Burke transformèrent sa critique du libéralisme messianique en une charte pour l'impérialisme raciste. Avec leur notion de "mission nationale" qui avait "une affinité toute particulière avec la pensée de race", les impérialistes britanniques cherchèrent à exporter les droits des Anglais au reste du monde. S'imaginant être des "pourfendeurs de dragons chevauchant avec enthousiasme dans des contrées lointaines et curieuses aux peuples étranges et naïfs pour pourfendre les nombreux dragons qui les avaient tourmenté pendant des siècles", les administrateurs coloniaux et les agents secrets -- les figures emblématiques de l'empire -- prirent sur leurs épaules "une responsabilité qu'aucun homme ne peut porter pour ses semblables, pas plus qu'aucun peuple ne le peut pour un autre", c'est-à-dire de protéger ceux l'on estime être "désespérément ses propres inférieurs".
Pendant un temps, on aurait pu croire que les rhétoriciens de l'empire d'aujourd'hui avaient réussi à évacuer le racisme du langage de la responsabilité. Mais l'enlisement tragique en Irak a renversé cette perspective. "Les sociétés arabes ne peuvent pas soutenir la démocratie telle que nous la connaissons", déclare Ralph Peters, un officier à la retraite et par ailleurs chroniqueur remarqué. Plutôt que de construire une société libérale, les irakiens "ont préféré s'adonner aux vieilles haines, à la violence confessionnelle, au sectarisme ethnique et à une culture de la corruption". Selon le chroniqueur du New York Times, David Brooks, après la chute de Saddam Hussein, les irakiens succombèrent à leurs démons naturels "l'avidité, la soif du sang et une capacité ahurissante à rechigner au compromis... même au risque de l'auto immolation". Les faucons libéraux tels que Leon Wieseltier partagent volontiers la même croyance:
"La situation sécuritaire est au fond identique à la situation socioculturelle. Il semble de plus en plus clair pour moi que la responsabilité de la violence en Irak et de sa frénétique révulsion devant ce que Fouad Ajami a appelé avec optimisme le "cadeau de l'étranger", revient surtout aux irakiens. Les cadeaux ne doivent pas seulement être offerts, ils doivent aussi être reçus... Depuis trois ans et demi, les irakiens ont été un peuple libre. Qu'ont-ils donc fait de leur liberté ? Après que nous eûmes envahi l'Irak, l'Irak s'est envahi lui-même."
En regardant en arrière sur douze années de ruines et de gâchis nazis, Hannah Arendt écrivait en 1951: "Il n'y a guère d'aspect de l'histoire contemporaine plus irritant et énigmatique que ce fait que parmi toutes les grandes questions politiques non résolues de notre siècle, il a fallu que ce soit cet apparemment insignifiant problème juif qui eût le douteux honneur de mettre en branle la totalité de la machine infernale". Il y avait quelque chose d'extravagant dans l'écart entre la taille et l'importance relativement minimes de la judaïté européenne et la guerre qui résulta de l'animosité contre elle. Et encore ce ne serait pas là la dernière fois que les plus anciens parias du monde allaient servir de point de mire à l'attention internationale.
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Bien que Arendt s'était impliquée de longue date et souvent avec sympathie dans la politique du sionisme, elle se méfiait du projet quasiment depuis le début. "Je trouve cette expérimentation territoriale de plus en plus problématique", avait-elle écrit dans une lettre datée de 1940, figurant justement parmi les documents fascinants réunis par Jérôme Kohn et Ron Feldman dans leur splendide collection des écrits juifs d'Arendt, dont certains ont été traduits pour la première fois. En 1948, elle confessa sa complète "opposition aux actuelles politiques sionistes". Son opposition s'enracinait dans trois inquiétudes: la correspondance qu'elle repéra entre sionisme et fascisme, la dépendance sioniste vis-à-vis de l'impérialisme, et enfin sa conscience croissante de ce qu'elle appela la "question arabe".
De toutes les cooptations de Hannah Arendt à des fins politiques contemporaines, aucune n'est plus scandaleuse que le parallèle esquissé par Power et d'autres avant elle entre les militants palestiniens et les nazis. Arendt rejetait fermement cette analogie (dans une lettre de 1948 à Frontière Juive) et peu de protagonistes de la lutte pour la Palestine ne lui ont rappelé aussi bien les nazis que les sionistes eux-mêmes, notamment ceux de la tendance révisionniste dont Arendt fut parmi les premiers à relever l'influence.
Depuis sa conception, avançait Arendt, les sionistes avaient donné à voir certaines des caractéristiques les plus infectes du nationalisme européen. S'appuyant sur "des sources allemandes", elle écrivait en 1946 que Herzl posait que les juifs ne constituaient ni une religion ni un peuple mais "un corps national organique" ou une race qui pourrait être casée, un jour, "entre les murs fermés d'une entité biologique", autrement dit d'un État. Avec son insistance sur la lutte éternelle entre les juifs et leurs ennemis, écrivait-elle dès 1930, la vision sioniste du monde semblait "se conformer parfaitement à celle des nationaux socialistes". Les deux idées, ajouta-t -elle en 1944, "relevaient d'une nette tendance à ce qui plus tard sera connu sous le nom d'attitude révisionniste".
D'abord un courant mineur, selon Arendt, le révisionnisme se coula dans la tendance générale sioniste dès les années 1940. Les révisionnistes savaient ce qu'ils voulaient et utilisaient des armes à feu pour l'obtenir. Loin de leur dénier une légitimité, leur violente audace provoqua tout juste un désaveu du bout des lèvres de la part du courant sioniste qui secrètement ou involontairement soutint ainsi leur initiative. La violence révisionniste invoquait une nouvelle alliance parmi les juifs, décrite par Arendt dans L'Etat Juif. Après des siècles de compromis au nom de "la survie à n'importe quel prix", les juifs allaient désormais insister sur "la dignité à n'importe quel prix". Bien que Arendt appréciait ce changement de position, elle détecta aussi une discrète pulsion de mort à l'oeuvre dans cet esprit machiste: "derrière cet optimisme de pacotille se cache un désespoir de tout et un authentique empressement au suicide". De nombreux sionistes, affirma-t-elle deux ans plus tard, préféreraient sombrer avec le navire que de faire le moindre geste de compromis, de peur que ce compromis ne les renvoie aux jours humiliants de la silencieuse souffrance vécue en Europe.
En 1948, le leader du Herut, le parti révisionniste d'Israël, s'est rendu en Amérique. Arendt écrivit une lettre de protestation au New York Times, qui fut signée par Einstein, Sidney Hook et bien d'autres. Herut n'était pas "un parti politique comme les autres" écrivait-t-elle. Il était "tout à fait semblable dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et son attrait social aux partis fascistes et nazis". Il utilisait "le terrorisme" et son but était un "Etat führer" basé sur "l'ultra nationalisme, le mysticisme religieux et l'idée de la supériorité raciale". La lettre dénonçait également ces "américains de renommée nationale" qui "ont prêté leur nom pour faciliter l'accueil" du leader du Herut, donnant "l'impression qu'une grande partie de l'Amérique soutenait les éléments fascistes en Israël". Ce leader du Herut était Menahem Begin.
Le deuxième défaut du sionisme, selon Hannah Arendt, était que ses leaders regardaient plus, en terme de soutien, du coté des "grandes puissances" que vers ses futurs voisins. Son désaccord était à la fois moral -- "en se prévalant des intérêts impérialistes", écrivit-elle en 1944, les sionistes ont collaboré "avec les forces les plus maléfiques de notre temps" -- mais aussi bien stratégique. Au moment même où l'impérialisme était en train d'être défié partout dans le monde, le sionisme s'est attaché à un modèle universellement vilipendé. "Seule la folie pourrait dicter une politique qui confie sa protection à un pouvoir impérial éloigné, tandis qu'elle s'aliène la bonne volonté de ses plus proches voisins", écrivit-elle encore. Dans un essai de 1950, elle déclara que les sionistes ignoraient, tout simplement, ou ne parvenaient en rien à comprendre "le réveil des peuples coloniaux et la nouvelle solidarité nationaliste dans le monde arabe, de l'Irak au Maroc français". Se voulant réalistes, ils étaient en fait profondément irréalistes. Ils "ont à tort pris les décisions des grandes puissances pour des réalités ultimes", écrivait-elle en 1948, alors que "la seule réalité permanente de toute la constellation était la présence des arabes en Palestine".
Quoi qu'il en soit, Hannah Arendt faisait entrer en ligne de compte un facteur d'avenir impérial. "La signification du Proche Orient pour la Grande Bretagne et l'Amérique" écrivait-elle dans un article de 1944 titré U.S.A Pétrole Palestine, "peut être exprimé à l'heure actuelle avec un seul mot : pétrole". Avec la diminution des réserves de l'Amérique, le contrôle sur le ravitaillement en pétrole du monde allait devenir "un des facteurs les plus déterminant de la politique d'après guerre". Après la guerre, l'Amérique contrôlerait approximativement la moitié du tonnage maritime mondial, et "ce fait seul forcera la politique étrangère américaine à sécuriser ses propres hubs pétroliers". Du fait de la dépendance de l'Europe vis-à-vis du pétrole arabe, ajouta-t-elle, "l'influence de l'avenir de l'Amérique sur les affaires intra européennes dépendra pour une large part" de son contrôle sur les pipelines qui s'étendent depuis le Moyen Orient. Bien qu'elle espérait que l'Amérique ne poursuivrait pas une politique impériale, elle n'avait aucun doute sur le fait que le pétrole serait un des facteurs-clés dans ses délibérations à ce sujet. Et alors qu'Israël se muait en responsable de la "sauvegarde des intérêts américains" au Moyen Orient, écrivit-elle dans son Zionism Reconsidered, "le fameux adage du Juge Brandeis deviendrait littéralement vrai: pour être un parfait patriote américain, il faudra être sioniste".
Pendant que Arendt se souciait des tendances les plus sombres du sionisme et de ses flirts avec l'impérialisme depuis le début, sa prise de conscience de la question arabe venait lentement. Dès 1944, cependant, elle en fut amenée à la considérer comme le défi "le plus important". Sans la "coopération entre arabes et juifs", écrivait-elle en 1948, "toute l'entreprise juive en Palestine est condamnée". Le sionisme a laissé les palestiniens sans autre option que l'émigration ou le "transfert", qui ne saurait être accompli sans l'utilisation de méthodes fascistes ou la mise en place de statuts de seconde zone sur leur propre terre natale. Cette dernière option, remarqua-t -elle en 1943, suppose "que la majorité de demain accorde des droits de minorité à la majorité d'aujourd'hui, ce qui serait effectivement inédit dans l'histoire des Etats-nations". Au milieu des années 40, elle avertit que les arabes, bientôt, "se retourneraient contre les juifs comme les slovaques se sont retournés contre les tchèques et les croates contre les serbes en Yougoslavie". "Sur le long terme", ajouta t elle, "on ne peut guère imaginer évolution plus dangereuse".
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On pense souvent que les grands crimes découlent d'idées terribles: que le marxisme, le racisme et le fondamentalisme islamique nous ont donné le goulag, Auschwitz et le 9/11. Ce qui signe l'excellence singulière de l'oeuvre d'Arendt Eichmann à Jérusalem, cependant, est qu'elle nous y rappelle que les pires atrocités naissent souvent des vices les plus simples. Et peu de vices au monde, selon Arendt, sont plus pernicieux que le carriérisme. "L'Orient est une carrière", écrivit Disraeli... Et il en fut tout autant de l'Holocauste, selon Arendt. "Ce qui était un travail pour Eichmann, au quotidien, avec ses hauts et ses bas, fut pour les Juifs tout-à-fait littéralement la fin du monde". Le génocide, insista-t-elle, c'est du travail. Si c'est à faire, les gens doivent être embauchés et payés pour le faire; si ça doit être bien fait, on doit les superviser et les récompenser par la promotion.
Adolf Eichmann était un carriériste de premier ordre. Il n'avait "pas de motivation du tout", a insisté Arendt, "à part une extraordinaire diligence dans la recherche de son avancement personnel". Il a rejoint les Nazis parce qu'il voyait en eux une occasion de "repartir à zéro et néanmoins faire carrière" et parce que "ce en quoi il a cru avec ferveur jusqu'à la fin était le succès". Vers la fin de la guerre, alors que les responsables nazis à Berlin méditait avec amertume sur leur sort abrupt et sur celui de l'Allemagne, Eichmann se faisait du mauvais sang à cause de l'oubli de ses supérieurs à l'inviter à déjeuner. Des années plus tard, il n'avait aucun souvenir de la fatale conférence de Wannsee, mais il se rappelait clairement avoir joué aux boules avec des officiers supérieurs SS en Slovaquie.
Cet aspect du traitement d'Eichmann par Arendt est souvent négligé au profit de son récit sur le bureaucrate, adepte irréfléchi du réglement, à même de citer textuellement la lettre de l'impératif catégorique de Kant sans rien saisir de son esprit. Le bureaucrate est un instrument passif, le carriériste l'architecte habile de son propre avancement. Le premier se noie dans la paperasse, le deuxième se hisse en funambule le long d'une échelle dans le vide. Le premier est comment Eichmann s'est décrit; le second, souligne Arendt, est comment il doit être vu et compris.
La plupart des théoriciens, depuis Montesquieu, les constitutionalistes américains et jusqu'à Hayek, ont considéré l'ambition et le carriérisme comme de potentiels freins contre l'oppression et la tyrannie, plutôt que comme les canaux qui y conduisent. Le bilan du totalitarisme selon Arendt rend également difficile de concevoir comment un simple carriériste pourrait survivre ou prospérer au milieu de nazis et de staliniens. Le totalitarisme, soutient-elle, exerce son attrait sur des personnes qui ne se soucient plus de leur propre vie, et encore moins de leur carrière, et détruit ces individus qui s'en soucient encore. Elle exploite la dissolution des structures de classe et des hiérarchies établies, ou dissout définitivement celles-ci, et les remplace par un mouvement de masse et une bureaucratie qui ressemble davantage à un oignon qu'à une pyramide.
La principale raison de l'évitement contemporain que provoque la critique du carriérisme d'Arendt, cependant, est que le fait de le prendre en compte entraînerait un choc frontal avec l'ethos dominant de notre époque. À une époque où le capitalisme est supposé être non seulement efficace, mais également source de liberté et de libération, le carriérisme en est venu à être présenté comme l'agent même de la tolérance permissive et du pluralisme bigarré. Contrairement à l'idéologue, dont le grand péché est de trop penser et de trop attendre de la politique, le carriériste est le pimpant gérant de lui-même. Il préfère la place du marché aux interminables couloirs du pouvoir étatique. Il est réaliste et pragmatique, en rien utopique ou fanatique. Que le carriérisme puisse être aussi meurtrier que l'idéalisme, que l'ambition puisse être le fourrier de la barbarie suprême, que les pires crimes puissent être le résultat de vices ordinaires plutôt que d'idées extraordinaires: ce sont là des implications de Eichmann à Jérusalem que néo-conservateurs et néolibéraux confondus trouveront sans trop troublantes pour les reconnaître.
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Auteur : Corey Robin, mardi 05 février 2008
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