Victor-Lévy Beaulieu

Au pays des rois-nègres

il y a quelque chose non pas de rafraîchissant (le terme serait trop faible) mais de carrément libérateur dans la langue qui se déploie ici sous nos yeux

Livres - revues - 2010

Avec ce magistral Bibi paraissant chez Grasset, Victor-Lévy Beaulieu s'offre un voyage aux sources de son imaginaire... et de l'humanité entière.

Un écrivain sexagénaire, handicapé par la poliomyélite, vient de débarquer à Libreville. La capitale du Gabon semble d'abord n'être qu'une des multiples destinations où, depuis trois ans, l'ont conduit les missives d'une femme autrefois aimée et rencontrée par l'intermédiaire d'une passion commune pour L'Ombilic des limbes d'Antonin Artaud, ce "livre de ce qui se passe quand le cerveau pourrit". Pressentant la fin prochaine de sa "surréelle voyagerie", l'homme, qui déteste se déplacer mais que Judith la "mal-aimable" a réussi à attirer aux quatre coins du monde, de l'Irlande au Laos, en passant par l'île de Pâques, décide de briser quelques-unes de ses habitudes, s'enfilant les whiskys les uns après les autres, lui qui n'a plus bu une goutte d'alcool depuis un quart de siècle...
C'est ainsi que débute le véritable parcours halluciné vécu et décrit par l'alter ego de Victor-Lévy Beaulieu - un Abel Beauchemin que l'on reconnaît bien avant qu'il soit finalement nommé - et qui prendra fin dans la vallée de l'Omo, en Éthiopie, là même où l'humanité a pris naissance. Dans ce pays de "Lucy", "notre mère à tous" et squelette le plus célèbre au monde, l'écrivain sait qu'il devra faire face à son passé, ayant là-bas l'étrange impression de rentrer chez lui après de longues années d'absence... Son voyage sera par ailleurs le lieu d'un intérêt naissant pour le continent africain, appauvri par les pouvoirs de tous ces "rois-nègres" qui ont saigné leurs peuples et enrichi l'Occident à leurs dépens. L'hommage adressé aux poètes africains et la rencontre d'une libraire camerounaise avec qui il se lie d'amitié apparaîtront ainsi comme des points lumineux au mitan de son "infinie perdition".
Il s'agit bien ici d'un roman des origines (mais en existe-t-il d'autres chez Beaulieu?): au sein du récit de l'itinéraire africain sont intercalés ceux de l'enfance traumatisante au fond du "rang rallonge" de Saint-Jean-de-Dieu (entre le manque d'affection d'une mère et la trahison d'un père qui marquera à jamais son corps) et de l'adolescence montréalaise, au bord de la "rivière des pourris". C'est là qu'a eu lieu la rencontre avec Judith dont la famille deviendra la sienne et dont les "oncles jumeaux" seront le sujet de son premier roman. Ce retour sur le passé prend fin par un séjour à Paris, lieu de retrouvailles ratées avec Judith où le jeune écrivain perdra, en plus de celle-ci, le manuscrit d'un roman quasi achevé...
On ne dira jamais assez à quel point est foisonnant le verbe de l'écrivain de Trois-Pistoles dont le narrateur avoue de son côté être épris de Victor Hugo, non pas pour les histoires qu'il raconte, mais pour "le mouvement de son écriture". On pourrait en dire autant de notre grand VLB dont le propos désenchanté, parfois violent, sur l'amour, la sexualité, la patrie et la famille, est porté par un style vivant, véritablement incarné. À une époque où même la littérature parle le langage de la rectitude politique, il y a quelque chose non pas de rafraîchissant (le terme serait trop faible) mais de carrément libérateur dans la langue qui se déploie ici sous nos yeux, la narration sans aucune majuscule ni aucun point mimant le parcours sans fin au centre de lui-même du personnage de l'écrivain. Un beau voyage, finalement, à même la chair, le sang et les os de celui qui nous le raconte.
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Bibi

de Victor-Lévy Beaulieu

Grasset, 2010, 594 p.


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