Gaston Miron, né à Sainte-Agathe-des-Monts le 8 janvier 1928, mort à Montréal le 14 décembre 1996 (à 68 ans)
Sa pensée, sa poésie, son action viennent de la carence, de la souffrance, du silence, de l'inavouable, également de la connaissance, de l'espoir, de la parole, du partage. De l'indicible intimité de son être. On peut l'avoir connu et même fréquenté, on peut le lire, le relire, l'étudier, on ne pourra jamais établir exactement pourquoi il a écrit « La marche à l'amour ».
Contrairement à ce que beaucoup en perçoivent et en disent, l'œuvre de Gaston Miron n'est pas issue d'un foncier « moi national », mais de son expérience existentielle au sein de la nation canadienne-française, au moment précis où il arrive à la conscience de lui-même et de son appartenance à un peuple bafoué, à un peuple infériorisé et dépossédé, parce que dominé et exploité par des puissances politiques et économiques étrangères qui l'aliènent, lui, en tant que personne, dans tous les actes de sa vie individuelle et collective. L'expérience existentielle est ici urgence humaine d'émancipation.
La pensée, la poésie, l'action de Gaston Miron sont sa réponse aux chocs éprouvés quand des événements privés et sociaux le bouleversent, le forcent à s'interroger, à creuser une situation problématique, à prendre le monde sur ses épaules.
Dans l'hommage que je lui rendais quelques mois après son décès, texte publié en 1997 dans Les adieux du Québec à Gaston Miron, chez Guérin éditeur, j'écrivais :
« C'est du souvenir tenace de la véritable souffrance éprouvée autant dans sa chair que dans son âme, au moment de sa prise de conscience de la condition de l'homme québécois, que sont nées et se sont développées chez Gaston Miron la résistance au cours mauvais des choses et la volonté de lutter contre tout ce qui tend à le justifier. C'est cette expérience existentielle et non une quelconque idéologie qui a rendu nécessaires sa pensée, son action, sa poésie ».
Ce que démontre avec force et d'une manière indubitable L'avenir dégagé, Entretiens 1959-19931. Récemment publié chez l'Hexagone, maison qu'il fondait avec quelques autres jeunes poètes, en 1953, l'ouvrage savamment préparé, présenté et annoté par Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu, propose 400 pages d'entretiens, tous plus significatifs les uns que les autres, accordés par Gaston Miron à des écrivains, à des journalistes de la presse écrite et électronique, et à un de ses traducteurs, Flávio Aguiar.
Le généreux égocentrique
Dans L'homme rapaillé, Poèmes 1953-1975 (l'Hexagone, 1994), dans Un long chemin, Proses 1953-1996 (l'Hexagone, 2004), aussi bien que dans L'avenir dégagé, Gaston Miron ne parle toujours que de lui-même. Il en est déjà conscient en 1959. Quand Gilles Constantineau le lui fait remarquer, pendant leur entretien, le poète répond : « C'est peut-être en parlant de soi, comme Henry Miller, qu'on parle le plus des autres ». Ce n'est pas pour rien qu'il est une figure emblématique du Québec moderne. L'évidence est là. Ouvrez L'homme rapaillé, lisez quelques poèmes, ils sont immédiats, plongeant dans une même strophe l'homme-Miron et son peuple dans la même humaine universalité.
Car il s'agit bien de cela : à la fois quête et affirmation permanentes à travers l'espace et le temps de son identité propre, pour mieux se reconnaître et s'aimer dans celle de l'Autre.
L'Autre que son immense culture historique, politique, poétique lui donnait à saisir tel qu'en lui-même sous ses nombreuses figures et dans ses multiples expressions.
Ainsi rien qu'à le lire, on peut comprendre la véritable nature des luttes d'émancipation du XXe siècle, menées sur tous les fronts par les femmes et les hommes épris de justice et de liberté individuelles et collectives.
Et le revoilà sur disques et vidéos et dans plusieurs salles de spectacle, dans nos esprits et nos cœurs, dans notre mémoire, plus explosif que jamais, éclatant de finesse dans la lourdeur des discours actuels.
La source et la finalité : la langue
La langue, phénomène énorme, LE phénomène pour tout écrivain, puisqu'il n'est de véritable œuvre littéraire qui n'ait d'abord répondu à l'exigence du débat inéluctable avec la langue, débat sous-jacent à tous les autres problèmes de la littérature. La langue, véhicule de l'expression créatrice du rapport entre l'intériorité irréductible de l'écrivain et le monde dans lequel il vit.
Est-il possible au Québec de faire œuvre d'art, c'est-à-dire, œuvre qui lutte contre la domination, en insérant de la pensée et de l'émotion dans le réel, sans consciemment ou inconsciemment tenir compte des effets corrosifs de l'aliénation nationale sur notre langue ? Question qui n'a cessé d'obséder le poète et le penseur Gaston Miron et à laquelle il a répondu génialement, en créant son propre langage. Comme le fait Victor-Lévy Beaulieu. À la différence de ce dernier, cependant, Miron a cherché constamment et farouchement à gagner le pari d'une insertion harmonieuse de l'originalité de sa langue québécoise dans la langue française originelle.
Il n'est aucun mot d'aucun de ses poèmes qui n'ait été l'objet d'un travail ardu, pour qu'il échappe à l'atavisme du calque inculqué par le bilinguisme colonial. « C'est toujours par réflexe, cette langue aliénée qui me vient à la bouche et c'est pour ça que je dis souvent : j'écris mot à mot, je vais d'un mot à l'autre », confie-t-il à Jean Larose, dans un des plus riches entretiens du recueil.
Et pourtant…
L'œuvre de Gaston Miron procure un immense bonheur de lecture. En écrivain pleinement responsable de toute la culture de son peuple, il l'a assumée et dans le même souffle a contribué à son émancipation. On éprouve un véritable enchantement à lire cette poésie qui porte à l'incandescence critique une conscience sans cesse en éveil. C'est une victoire de la lutte majeure qu'il a menée contre toutes les tutelles asservissantes, avec confiance, espérance et amour, ces trois vertus théologales dont nous parle le cinéaste Bernard Émond avec une connaissance actuelle de leur valeur subversive, qui dégage l'avenir pour mieux l'engager.
À son instar, je ne peux parler de lui qu'en parlant de moi.
Tout ce que j'ai écrit ici, au-deçà ou au-delà de ma connaissance de son œuvre, m'a été essentiellement inspiré par ce que j'ai perçu et compris de l'homme, au cours d'une relation qui a duré plus de 40 ans, toutes sporadiques que furent nos rencontres.
Je me souviens d'une fin du jour où il revenait de sa promenade quotidienne à travers champs et bois. Adossé à l'horizon en feu, il s'immobilisa pendant plusieurs minutes, arrêté dans sa marche par l'étreignant émerveillement qui s'emparait de lui devant toute beauté.
Puis soudain, comme si des jambes et des bras multiples lui poussaient et avec eux des intentions et des gestes en tout sens, il reprit sa marche vers la maison, manifestement pressé de traverser l'inexprimable, en répétant d'une voix de plus en plus forte : « Que c'est beau, que c'est beau, que c'est beau, batèche de batèche ».
Moi, je me disais tout bas : « Batèche de batèche, que tu es beau, cher Gaston Miron ». NB
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Nuit blanche, numéro 120, automne 2010
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