Point d’eau

Au nom du fleuve

Sur les traces littéraires d’un Saint-Laurent passé tout près d’être nommé Sainte-Claire-d’Assise

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La voie royale de notre histoire

Évidence ou préjugé ? Tous les Québécois ont, sinon un souvenir, au moins une idée du fleuve du Saint-Laurent. Qu’il soit associé aux vacances, à la traversée quotidienne d’un pont embouteillé, à la pêche sur glace ou à la peur de la construction d’un oléoduc, le Saint-Laurent charrie autant d’idées qu’il y a de têtes pour le rêver. Et ça ne date pas d’hier. Le chercheur spécialisé en littérature de la Nouvelle-France Sébastien Côté, avec son collègue Charles Doutrelepont, a remonté aux sources du Saint-Laurent littéraire.

« Dans les récits de voyage, les correspondances et les chroniques, le fleuve est partout dans les écrits de la Nouvelle-France, précise en entrevue téléphonique Sébastien Côté, professeur au Département de français de l’université de Carleton. C’est LA route. L’eau, avec la traversée de l’Atlantique, est très présente. Et c’est la peur : personne n’aime traverser. Personne n’aime être pendant six à huit semaines sur l’Atlantique avec les tempêtes et les pirates… » Il y a tant de textes d’époque qui parlent du fleuve qu’ils sont impossibles à circonscrire, évalue le chercheur. « Du moins pour un seul article, ça déborde… » Une vraie débâcle.

Au hasard

Avant de pêcher les traces du fleuve dans les écrits, Côté, sous l’effet de l’essai Danube (Gallimard) de Claudio Magris, a voulu à sa manière « remonter aux sources écrites et aquatiques » du Saint-Laurent. « Comme c’est le cas un peu partout dans les colonies, on peut trouver la date de naissance d’un toponyme. Comme je connaissais les textes, je pouvais m’y retrouver, et je voulais montrer à quel point le hasard joue : le fleuve aurait pu être nommé Sainte-Claire-d’Assise, ou d’après n’importe quel autre nom de saint, si Jacques Cartier s’était fait attaquer par des pirates et était arrivé à bon port un peu plus tard… ou un peu plus tôt. Idéalement, ç’aurait été Saint-Joseph qui aurait donné son nom au fleuve. » Mais ce fut Saint-Laurent, puisque c’est un 9 août que Cartier et son équipage trouvèrent, selon les Relations de l’explorateur, « une moult belle et grande baye plaine d’isles et bonnes entrees ».

Un saint dont on a pourtant oublié les hauts faits, comme le rappelle, amusé, Sébastien Côté. Laurent de Rome, patron des pauvres, qui prodiguait les aumônes, est mort martyr sur un gril, à Rome, en 258, pour devenir — est-ce suprêmement macabre ou ironique ? — le saint patron des cuisiniers et des rôtisseurs…

« L’Amérique a été conquise à la pointe de la plume. Il y a ainsi beaucoup de toponymes qui ont été perdus, rappelle Côté, déplorant les multiples appellations amérindiennes qui se sont perdues au fil du temps. Et pour le fleuve, je crois qu’il n’y a aucun retour en arrière possible, malheureusement. »

À l’écrit, il y aura aussi dérives et redressements, avant que « Saint-Laurent » ne soit fixé. Le cosmographe André Thevet, en 1557, parle du « grand fleuve de Chelogua ». Marc Lescarbot, sous la dictée de Cartier, utilise « grand fleuve de Hochelaga », « chemin de Canada » et « baye sainct Laurent ». Champlain, dans Des sauvages (1603), mentionne « Cap de sainct Laurẽt » ou « Laurens », préférant à « ladicte baye sainct Laurencs » de Cartier le nom de « riviere de Canadas ». Entre autres navigations nominales.


Conceptions catholiques


« Au début, le fleuve est souvent associé à la Vierge, analyse le professeur et chercheur. C’est une route : à la fois dangereuse et protectrice. Très tôt, la plupart des voyageurs qui arrivent dans le Saint-Laurent, en se rapprochant de la pointe de Gaspé, écrivent à peu près tous la même chose : que le Saint-Laurent est un des plus beaux et grands fleuves du monde. »

L’imaginaire des colons, qui suivent de peu, c’est celui des missionnaires : un imaginaire chrétien, catholique. « Ils croient à la Providence. Le symbole qu’ils sont au bon endroit, dans ce continent, c’est que si le fleuve est dangereux, surtout l’hiver, il nourrit tout le monde. Pour eux, c’est un indice envoyé par Dieu pour les conforter dans leur mission. Et ils ont besoin de réconfort, face aux conditions terribles de leur mission, ils ont besoin de la générosité de la nature… » Sébastien Côté donne l’exemple de la pêche d’hiver, qui permet d’attraper et de conserver « du poisson frais dans la neige au lieu de l’infâme poisson salé ». Même à la dure saison, le fleuve est nourricier.

« Il y avait d’autres eaux à cette époque : les Grands Lacs, la rivière des Outaouais », précise encore le chercheur. « L’eau est synonyme d’aventures, de risques, de liberté. Les coureurs des bois étaient souvent des colons de première génération qui avaient accès à une liberté inconcevable. Je crois que les paysans français ne pouvaient, à cette époque, imaginer de telles conditions. » Aussi, l’eau, en Nouvelle-France, est un concept masculin. Chez les colons, on voit très peu de femmes embarquer. « Entre Montréal et Québec, sur une voile, ça se faisait sans problème, mais sur la rivière des Outaouais, pour se rendre jusqu’aux Grands Lacs, vous pouvez compter les femmes sur les doigts d’une main. C’était une affaire d’hommes pour les colonies. » Alors que du point de vue amérindien, l’eau était « familiale ». Hommes, femmes, enfants, tous dans le même bateau, en quelque sorte.

Aux XIXe et XXe siècles, quand le roman se déplace en ville, le fleuve change de statut, ou s’efface, se domestique. Mais le chercheur refuse de s’aventurer dans ces eaux hors sa spécialité, aux textes multipliés, hyper nombreux. « Il serait intéressant,suggère-t-il toutefois, de se pencher sur la grande vogue des romans historiques, si populaires au Québec. Je serais curieux de voir comment on représente le fleuve Saint-Laurent dans le roman historique d’aujourd’hui : est-ce qu’on magnifie son importance ? Comment le représente-t-on dans l’imaginaire contemporain, maintenant qu’on connaît toute son importance historique ? » Qui plongera là ?


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