Réplique à Christian Rioux

À propos de la lettre d'Alex 661

École - "le gâchis scolaire"

Dominic Dagenais - Montréal - Il semble être de bon ton dans les médias, et dans de larges pans de la population, de déplorer la supposée piètre qualité du français, écrit ou parlé, des jeunes Québécois. En citant la lettre maladroite d'une adolescente, vous réitérez une fois de plus les mêmes idées reçues sur cette jeunesse désolante, produit d'un ministère de l'Éducation incompétent et complètement déconnecté du gros bon sens.
Or, que prouve la lettre de cette jeune fille? Absolument rien. On pourrait aisément dénicher des lettres d'adolescents québécois au français impeccable, au propos articulé et à l'argumentation solide. Mais quel serait alors l'intérêt de les publier? C'est tellement plus accrocheur de déplorer une fois de plus les mêmes mythes, aussi peu original l'exercice soit-il.
Car c'est bien là le noeud de l'affaire. Ce discours conservateur n'est pas né de la réforme de l'éducation, loin de là! Il s'agit cette année de la première cohorte de jeunes issus de la réforme à terminer leur secondaire. Pourtant, le discours classique qui se résumerait à peu près à «les jeunes écrivent donc bien mal, c'est épouvantable! C'était tellement mieux dans mon temps!» ne date pas d'hier. Je n'ai personnellement jamais connu la réforme, l'ayant précédée d'une bonne dizaine d'années. Pourtant, combien de fois ai-je entendu les mêmes propos sur ma propre génération de la part de Denise Bombardier ou autres Gilles Proulx?
Mieux avant?
Votre propos, ainsi que le discours dominant semblent insinuer que la piètre qualité du français observée chez les jeunes serait quelque chose de récent, puisque liée à la présente réforme scolaire, perpétuant ainsi le mythe de «c'était mieux avant». Eh bien non, ce n'était pas mieux avant! Oui, la lettre d'Alex est bourrée de fautes, mal formulée, incohérente. Oui. Mais combien de lettres aussi pauvres ont-elles été écrites au Québec en 1993, en 1974, en 1953, en 1923?
C'est devenu à ce point un réflexe de répéter que les jeunes d'aujourd'hui écrivent mal qu'on en vient à oublier que jusqu'aux années 1970, l'immense majorité de la population québécoise était incapable d'écrire un texte valable. Vous faites preuve d'une déconcertante naïveté quand vous écrivez que «n'importe quel ouvrier des années 60 aurait minutieusement vérifié chaque mot dans le dictionnaire». Je peine à imaginer mes grands-pères ou arrières-grands-pères, ouvriers, tenir dans leurs mains un dictionnaire. D'ailleurs, en possédaient-ils vraiment? Les ouvriers moyens de Saint-Henri ou du «Faubourg à m'lasse» n'étaient pas des André Laurendeau ou des Pierre Bourgault.
Lecture
Oui, peut-être que l'ouvrier des années 1960 n'aurait pas eu l'«impudeur» d'écrire directement une lettre au Devoir, sachant trop bien qu'elle serait méprisée par cette élite intellectuelle. Oui, il aurait probablement fait ce que vous suggérez de faire à Alex, c'est-à-dire se taire, laissant ainsi les lettres aux lettrés et la shop aux ouvriers. Tant mieux si le système d'éducation actuel aura, malgré ses ratés, permis à des filles comme Alex d'oser s'affirmer et braver leurs craintes et le probable jugement des intellectuels. C'est aussi ça qui manquait.
Comme vous le suggérez, il semble que les compétences en écriture soient liées aux compétences en lecture. Il importe alors de souligner un fait qu'on évoque trop peu souvent dans ce débat: les jeunes d'aujourd'hui sont en proportion beaucoup plus nombreux à avoir des compétences élevées en lecture que leurs parents ou leurs grands-parents. Les résultats de la dernière Enquête internationale sur l'alphabétisation et les compétences des adultes (EIACA), menée en 2003, sont particulièrement éloquents à ce chapitre.
Des mythes
En effet, l'Enquête démontre que pour la compréhension de textes suivis, seulement 8,5 % des 16-25 ans se situaient au niveau 1 de compétence, soit le plus faible des cinq niveaux établis. En comparaison, 13,8 % des 26-45 ans, 21,1 % des 46-65 ans et 62,1 % des 66 ans et plus se trouvaient à ce même niveau. En revanche, on observe que 22,8 % des 16-25 ans se situaient aux niveaux 4 et 5, soit les niveaux de compétences les plus élevés de l'échelle, alors que ces mêmes niveaux étaient atteints par 15,9 % des 26-45 ans, 9 % des 46-65 ans et seulement par 0,7 % des 66 ans et plus. Si nous ne disposons malheureusement pas de données plus récentes, cet écart marqué semble toutefois illustrer une tendance bien ancrée.
Pourquoi alors s'acharner à perpétuer le mythe des jeunes qui écrivent terriblement mal quand tout indique pourtant que le niveau de littératie n'a jamais été aussi élevé chez les jeunes qu'il ne l'est aujourd'hui? Pourquoi condamner d'emblée toute réforme du système de l'éducation, en regrettant cette époque bénie des cours classiques où on faisait lire Flaubert, en prenant soin de maudire au passage l'épouvantail Internet, bien qu'il offre en libre accès un immense répertoire de textes de grande qualité.
Que les 5 % de privilégiés fréquentant les collèges classiques écrivaient probablement mieux que la moyenne des jeunes d'aujourd'hui ne doit pas nous faire oublier que l'immense majorité des Québécois plus âgés, éduqués aux dictées à coups de règles et à la lecture obligatoire du Petit catéchisme, ont des capacités littéraires nettement plus limitées. Oui, des adolescents qui écrivent mal, il y en a panoplie. Mais tellement moins que d'adultes.
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Dominic Dagenais - Montréal
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Réplique du journaliste
Monsieur,
Les jugements généraux que vous m'attribuez ne sont pas les miens. J'ai simplement constaté qu'une élève qui écrit comme un enfant de 3e année du primaire était aujourd'hui en 5e secondaire, qu'elle se félicitait de sa bonne moyenne et semblait dénuée de toute inhibition. Alex a bien compris qu'elle était dans une école où la rigueur de la langue comptait moins que l'importance de s'exprimer sur tout et sur rien. Vous illustrez ce que je dis. Au lieu de déplorer son charabia et de vous interroger sur les failles du système, vous préférez féliciter les «filles comme Alex d'oser s'affirmer et braver leurs craintes et le probable jugement des intellectuels». L'expression d'abord, au prix de la médiocrité. Voilà ce que je critiquais.
En vous remerciant, [Christian Rioux->27866]


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