À la défense de Charles Taylor

L'associer à des créationnistes et des bâtisseurs de clôture est injurieux et ridicule.

Charles Taylor - le prix du multiculturalisme...

Bien sûr, ils ont été maladroits. Bien sûr, Gérard Bouchard parle beaucoup trop pour un gars qui est payé pour écouter. Bien sûr, il y a quelque chose de comique dans le spectacle de ces deux intellectuels dégingandés qui mettent leurs overalls pour aller consulter le peuple dans son habitat naturel.


Je leur trouve certains matins quelque chose de Bouvard et Pécuchet, ces formidables personnages de Flaubert, fonctionnaires à la retraite installés dans un village de province qui se lancent avec un enthousiasme juvénile dans tous les champs de la connaissance, bardés de livres et d'idées reçues. Les voici agronomes, chimistes, archéologues, pour avoir lu les manuels. Ils se mettent sans cesse les pieds dans les plats, mais aucun désastre ne les arrête. Dans leur cours de chimie, «ils apprirent d'abord que les corps simples sont peut-être composés». C'est une leçon qui vaut dans d'autres domaines...
Enfin, tout ça, je l'ai bien vu. Les commissaires Bouchard et Taylor ont été vertement critiqués, c'est de bonne guerre.
Ce qui ne l'est pas, c'est le procès d'intention par insinuations et par association qu'on est en train de faire sur certaines tribunes à Charles Taylor.
Que lui reproche-t-on? D'avoir reçu ce printemps ce que certains appellent le «Nobel» de la religion. Il s'agit du prix Templeton. Il est donné par la fondation du même nom depuis 1973. La première lauréate a été mère Teresa. À ses débuts, la vocation religieuse était dominante. Billy Graham l'a reçu, de même que des religieux catholiques, protestants, juifs, hindous, musulmans. L'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne l'a remporté en 1983. Mais ces dernières années, le prix a récompensé surtout des universitaires qui avaient en commun de vouloir «réconcilier» science et religion.
Cette vision a été critiquée par plusieurs scientifiques. Un de ceux-là, Sean M. Carroll, cosmologue au California Institute of Technology, que j'ai joint hier, croit qu'il est tout simplement impossible de réconcilier la science et la religion. La science nous apprend chaque jour un peu mieux que les explications religieuses du monde ne tiennent pas, dit-il, et on a de bonnes raisons de croire qu'un jour la science pourra expliquer le fonctionnement du monde en entier.
On l'a compris, le professeur Carroll est athée. Cela ne l'empêche pas de respecter ses collègues croyants, notamment Freeman Dyson, physicien et mathématicien, récipiendaire du prix en 2000. «Je ne prétends pas qu'il aurait dû le refuser, moi-même je l'accepterais, et en voyant leurs critères, je crois que je serais un candidat formidable, car je prône une meilleure compréhension du monde et la paix! Mais voilà, je suis athée, alors ils ne me le donneront pas.»
Il y a donc un débat philosophique légitime sur la nature de ce prix très publicisé. Par ailleurs, la fondation Templeton, ou certains de ses membres, aurait des liens avec des groupes religieux aux idées néo-conservatrices, certains étant des créationnistes, d'autres, nous dit-on, étant farouchement opposés à l'immigration.
Donc... Donc quoi? Donc, Charles Taylor, un des philosophes occidentaux les plus respectés de notre temps, serait disqualifié comme commissaire parce que des gens liés à la fondation qui lui a versé un prix de 1,5 million sont des individus bornés?
C'est une accusation grotesque. Le prix lui-même n'est aucunement empreint de cette idéologie. Charles Taylor a beau être un catholique pratiquant, ce qui n'est pas (pas encore) un crime, c'est clairement un catholique «de gauche» aux idées réformatrices. C'est aussi un des fondateurs du NPD, dont il a été candidat, c'est un homme aux vues larges et généreuses. Rien, jamais, de ce qu'il a écrit ou dit ne permet de l'associer à des idées anti-darwiniennes ou anti-immigration. La vérité est à l'opposé. [L'associer à des créationnistes et des bâtisseurs de clôture->rub557] est injurieux et ridicule.
M. Taylor ne se contente pas de voler très haut dans les sphères de la pensée. C'est un homme engagé dans l'action concrète, dans sa société. Cet homme qui avait une chaire de philosophie à Oxford a choisi de revenir ici parce qu'il est attaché à Montréal et à son pays.
Je n'ai pas lu les ouvrages savants de M. Taylor, mais je l'ai entendu maintes fois dans des entrevues, j'ai lu ses commentaires sur un grand nombre de sujets d'actualité depuis 25 ans. Peu d'intellectuels québécois peuvent se vanter d'avoir contribué avec autant d'intelligence, de pertinence et d'assiduité au débat public. Même de ses travaux philosophiques, il sait parler avec clarté.
Il est pratiquant. Et alors? Un athée pourrait tout aussi bien être attaqué: les groupes religieux, au coeur des débats d'accommodement raisonnable, s'en plaindraient.
On peut trouver un président de commission d'enquête qui n'a rien à voir avec les commandites. Mais on ne peut trouver un seul être humain, du moins sur cette planète, qui ne soit en conflit d'intérêts objectif sur les questions d'identité et de religion.
Mais on aurait beau chercher sur cette même planète un homme ouvert d'esprit, rompu aux questions d'éthique, de rapports communautaires, de nationalisme, d'identité nationale et d'identité profonde au sens philosophique, on ne trouverait personne de mieux qualifié que Charles Taylor.
Ça ne le met pas à l'abri de la critique. Mais qu'au moins cette critique soit fondée sur des actes, des paroles, des faits. Pas du commérage et des associations.


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