Sur les traces de Champlain

3 - Le rival protestant de Royan

Partis ensemble découvrir l'Amérique, Champlain et son commanditaire Pierre Dugua de Mons sont devenus des concurrents pour la reconnaissance historique.

Samuel de Champlain, Père de la Nouvelle-France

Royan -- On arrive au château d'Ardenne en suivant une petite route qui serpente entre les collines. Un fois passé le minuscule village de Fléac-sur-Seugne, il faut demander son chemin aux paysans qui discutent le coup sur le bord du fossé. Ils vous répondent avec un accent indéfinissable. Puis, il faut encore tortiller pendant quatre kilomètres avant de voir surgir une superbe construction du XIIe siècle cachée dans le feuillage et cerclée de douves.
Le château surmonté de tourelles a conservé son pont-levis. C'est là, à une dizaine de kilomètres de Pons, en pleine Saintonge, que le compagnon de Champlain Pierre Dugua de Mons a terminé ses jours. Les nouveaux châtelains sont suisses et voient régulièrement débarquer des Québécois en vadrouille. Les visiteurs sont généralement sur les traces de celui qui fut le financier et le patron de Champlain, que certains historiens ont récemment baptisé du titre de «cofondateur» de Québec même s'il n'y a jamais mis les pieds.
Claude Rigo entrouvre l'imposant portail situé à l'arrière du château. Avec son accent de Neuchâtel, cet ancien éditeur de beaux livres perpétue les légendes qui circulent toujours sur l'ancien gouverneur de Pons, mort dans cette enceinte fortifiée de 40 pièces loin, bien loin de Québec. Il y est question des belles Amérindiennes que le huguenot aurait, dit-on, ramenées de ses voyages au Canada, qui le menèrent à Tadoussac et en Acadie avec Champlain et Pierre Dupont-Gravé. À défaut de fantômes, les rumeurs se succèdent. Il y en a même de plus récentes. Rigo dit avoir racheté le château à l'État, qui l'aurait saisi à une secte qui ne payait plus ses impôts. L'ancien éditeur jure qu'il s'agissait de l'Ordre du Temple solaire. Quatre siècles plus tard, le château d'Ardenne aurait donc maintenu une étrange filiation avec le Québec.
Ce n'est pas Dugua de Mons qui contredira les nouveaux châtelains. On présume qu'il repose depuis 1628 avec quatre autres personnes sous l'if devant l'entrée du château. Une plaque rappelle sa mémoire, «même si aucune expertise n'a encore confirmé qu'il était bien enterré à cet endroit», précise Marie-Claude Bouchet. C'est à cette professeure d'histoire à la retraite que l'on doit une partie de la nouvelle renommée de Dugua de Mons. Petite-fille d'un Suédois installé à Cognac, elle a pour ainsi dire épousé la cause de ce natif de Royan. Depuis une dizaine d'années, elle a rénové le petit musée municipal et réalisé une exposition en 1999 qui a circulé au Québec et en Acadie. Son fils, qui est éditeur, a publié un livre sur Dugua de Mons.
La disgrâce?
Les traces de celui qu'Henri IV nomma en 1603 lieutenant général de la Nouvelle-France et qui commandita la fondation de Québec sont pourtant minces à Royan. Il faut dire que la ville a été presque entièrement détruite pendant la dernière guerre. Sur le lieu de l'ancien château familial, autrefois le village de Saint-Pierre, s'élève maintenant une demeure du XVIIIe siècle qui jouxte depuis peu une maison de retraite. Le grand-père de Dugua était châtelain. La famille était de la petite noblesse huguenote. Après 50 ans de guerres de religion, Royan était redevenue une place forte protestante. On ne sait pratiquement rien de la jeunesse de Dugua de Mons. Ses premières traces sont en Normandie, où il prit part, comme Champlain, aux combats contre la Ligue avec Henri IV. Contrairement à Champlain, dont on présume qu'il est né protestant et qu'il s'est donc converti, Dugua de Mons mourra protestant. Ses entreprises en Nouvelle-France, où il ne se rend plus à partir de 1604, ne survivront d'ailleurs pas longtemps à la mort d'Henri IV.
«Depuis, Dugua de Mons est tombé en disgrâce, déplore Marie-Claude Bouchet. Il est considéré comme un perdant à cause de l'échec du peuplement de l'île Sainte-Croix, en Acadie. Au fond, Champlain a peut-être été préservé parce qu'il était catholique.» On sait que, même avant le siège de La Rochelle, qui consacra le triomphe du cardinal de Richelieu, il ne faisait pas toujours bon d'être protestant en France. «Il n'y a pas de doute que les protestants seront progressivement évincés des postes de responsabilité à mesure que l'esprit de l'édit de Nantes se dissipe en France et que monte celui de la contre-réforme», explique l'historien André Zysberg, spécialiste de l'histoire maritime à l'Université de Caen. Malgré la protection d'Henri IV, il arrive en effet que les cargaisons de Dugua de Mons qui accostent à Honfleur, en Normandie, soient saisies par le Parlement de Rouen, qui n'aime pas du tout les huguenots. Après le siège de La Rochelle (1628), les protestants doivent se convertir ou ils sont évincés de mille et une façons. C'est un peu ce qui semble arriver à Dugua de Mons, qui se réfugie à Pons. «En excluant les protestants, la colonie se prive malheureusement d'un esprit d'entreprise extraordinaire», dit Zysberg. La force de Champlain sera peut-être justement de savoir surnager dans ces eaux troubles.
Il y a quelques années, à Royan, la stèle honorant la mémoire de Dugua de Mons a été déplacée vers un lieu plus en vue situé entre le casino et la marina. Les plaisanciers y circulent aujourd'hui sans trop la voir. Les retraités qui coulent des jours paisibles dans cette ville de villégiature sont loin de soupçonner la fureur des débats qui concernent cet enfant du pays. Ils ne se doutent certainement pas que la Commission de la capitale nationale organise dans tous les quartiers de Québec depuis janvier dernier de véritables joutes afin de départager qui, de Champlain ou de Dugua de Mons, fut le véritable fondateur de la ville.
Dugua ressuscité
Il faut dire que, même à Royan, on avait à peu près complètement oublié le compagnon de Champlain. Jusqu'à ce qu'en 1977, un historien de la région, Jean Liebel, prononce une conférence à Québec intitulée «Pierre du Gua, sieur des Mons, présumé fondateur de Québec». En 1999, Liebel publia un livre encore plus affirmatif, intitulé Pierre Dugua, sieur de Mons, fondateur de Québec. Le nom de l'ancien bailleur de fonds de Champlain est vraiment sorti de l'anonymat à l'occasion des célébrations du 400e anniversaire de l'Acadie, en 2004. Un ancien diplomate canadien, Jean-Yves Grenon, qui a longtemps résidé à Royan, publia notamment Pierre Dugua de Mons, cofondateur de Québec. On se rappellera que, voyant venir le 400e anniversaire de Québec, le premier ministre Jean Chrétien souhaitait alors faire de la création malheureuse d'un premier établissement à l'île Sainte-Croix, en 1604, le moment fondateur du Canada. Des sommes importantes furent alors investies en France dans l'organisation de colloques et de commémorations diverses destinées à rappeler la mémoire oubliée de Dugua De Mons.
Selon la nouvelle théorie, dont l'historien québécois Mathieu d'Avignon (Champlain et les fondateurs oubliés, Presses de l'Université Laval) s'est récemment fait l'écho, celui qui a indubitablement créé un premier établissement malheureux en Acadie aurait dorénavant droit au titre de «cofondateur» de Québec. La nouvelle version de l'histoire aurait d'ailleurs convaincu l'ancienne mairesse de la capitale, Andrée Boucher, qui avait inauguré avant sa disparition subite une statue du personnage sur la terrasse Saint-Denis, en contrebas du glacis de la citadelle.
On sait que l'historien Marcel Trudel avait écrit que, sans Dugua De Mons, «on peut présumer qu'il n'y eût pas eu de Champlain». L'historien français Jean Glénisson a lui aussi souligné qu'«au moment où tout semblait être perdu pour la France en Amérique, c'est à Pierre Dugua que la Nouvelle-France doit sa survie». En 1608, Champlain et Dugua obtiennent en effet d'Henri IV un sursis d'un an pour le monopole de la traite, ce qui leur permettra de fonder le premier établissement français permanent en Amérique, Québec.
Pourtant, si le rôle de Dugua a été essentiel, celui de Champlain est «incomparable», précise aujourd'hui Glénisson. Selon lui, si elle est justifiée, la redécouverte de Dugua de Mons ne doit pas faire de l'ombre au rôle de Champlain, qui est à la fois un marin, un géographe, un cartographe, un chef militaire et un diplomate exceptionnel.
Après l'échec de l'île Sainte-Croix, «Dugua De Mons et Champlain vont s'entendre pour sauver ce qu'ils peuvent de la Nouvelle-France, dit Glénisson. Tout était perdu. On avait enlevé à Dugua De Mons son monopole de dix ans sur le commerce des fourrures. De justesse, le monopole sera malgré tout prolongé d'un an et c'est là que le rôle de Champlain sera déterminant. Pour moi, c'est Champlain qui joue le rôle capital. Il fonde Québec, un établissement permanent sous l'autorité du roi de France. C'est parce que Champlain est géographe qu'il choisit Québec. À partir de ce moment est fixée à Québec l'autorité de l'État et de l'Église. La France a en effet reçu du pape le droit de s'établir en Amérique».
«Il n'est jamais venu»
Glénisson a montré comment Champlain n'aura de cesse de plaider la cause de Québec et sauvera régulièrement la colonie contre le ministre du roi, Sully, et les marchands qui veulent la suppression du monopole. C'est Champlain qui recrute lui-même les vice-rois qui succéderont à Dugua. Avec l'historien français, son collègue québécois Denis Vaugeois se demande lui aussi si ce n'est pas Champlain qui a lui-même embauché Dugua De Mons en 1603, après le décès du gouverneur de Dieppe Aymar de Chaste. C'est ce qu'il fera par la suite avec tout ses successeurs, trouvant chaque fois «un Seigneur de qui l'autorité fut capable de repousser l'envie», écrit Champlain et donc de plaider la cause de la colonie à la cour.
Récemment, Denis Vaugeois a réagi devant ceux qui veulent faire de Dugua le cofondateur de Québec, une ville «où il n'est jamais venu», dit-il. Il propose plutôt de redécouvrir dans ce contexte le rôle de François Dupont-Gravé, qui aurait guidé et accompagné le fondateur de Québec. Contrairement à Dugua, Dupont-Gravé «a le mérite d'être venu», dit-il. Dès 1599, il aurait proposé l'établissement d'un poste permanent à Trois-Rivières. Son second choix était Québec, et c'est lui qui en aurait convaincu Champlain.
André Zysberg se réjouit lui aussi que l'on découvre le rôle des compagnons de Champlain, et notamment des protestants. Il n'en estime pas moins que, «s'il est bon de savoir que Champlain n'était pas seul et qu'il faisait partie d'un réseau, Champlain conserve des qualités exceptionnelles qu'on ne trouve pas chez ceux qui l'entourent. Il faut quand même constater que Dugua De Mons a choisi le mauvais endroit [l'île Sainte-Croix] et que Champlain a eu la bonne intuition».
À Pons, la ville dont Dugua de Mons fut le gouverneur à la fin de sa vie, ces polémiques n'ont guère rejoint les habitants. Un grand drapeau du Québec flotte à côté du donjon du XIIe siècle, vestige d'un château détruit par Richard Coeur de lion. À l'hôtel de ville, on a choisi de faire flotter le fleurdelisée toute l'année. Une plaque désigne Dugua comme le «fondateur du Canada». Rien de trop beau pour l'ancien gouverneur de la ville! Les habitants, eux, ne cherchent pas à détrôner Champlain. Ils sont simplement heureux d'avoir contribué à créer quelque chose là-bas, quelque part au-delà de l'océan.
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Correspondant du Devoir à Paris
Demain: vers le pays de l'Utopie


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