1982: «Un coup d'État»

Trente ans plus tard, le professeur Frédéric Bastien se dit d'accord avec René Lévesque au sujet du rapatriement unilatéral de la Constitution

30e du rapatriement de 1982




Québec — Un «coup d'État»: voilà comment René Lévesque avait qualifié l'opération de rapatriement de la Constitution de 1982 par Pierre Elliott Trudeau, rappelle Frédéric Bastien. La première fois qu'il avait lu les propos du premier ministre du Québec de l'époque, le professeur d'histoire les avait classés dans la catégorie des «exagérations», de la rhétorique politicienne. «Aujourd'hui, avec toutes les recherches que j'ai faites, je ne pense plus que c'était une exagération. Je pense sincèrement qu'il y a eu coup d'État», affirme-t-il.
Le «rapatriement» — dont on soulignera les 30 ans le 17 avril —, Bastien en est devenu un expert. Il y a quelque sept ans que ce docteur en relations internationales et enseignant au Collège Dawson enquête pour reconstituer avec force détails les événements qui ont conduit à ce que certains qualifient de «refondation» du Canada. Des entrevues, mais surtout des jours de travail dans les archives britanniques, fédérales, québécoises et albertaines; aucun historien jusqu'à maintenant n'avait accompli un tel travail sur cet épisode clé de l'histoire canadienne, fait-il remarquer. Bastien avait fait le même type d'exercice en 1999 sur les rapports franco-québécois (Relations particulières: La France face au Québec après de Gaulle, Boréal, 1999), une somme fouillée contenant quelques révélations-chocs.
Revenons à 1982. Pour Bastien, il n'y a pas de doute, «le Canada est bien pire qu'il ne l'était avant» l'adoption de la Constitution de Trudeau. Le document devait faire l'unité de la fédération canadienne, rappelle-t-il, mais l'a plongée dans 10 ans d'«obsession constitutionnelle», deux référendums, dont le NON gagnant n'a rien réglé: 1992 sur Charlottetown et 1995 sur la souveraineté du Québec. Puis, la crise d'illégitimité s'est incrustée dans la vie politique canadienne, marquée pendant 20 ans par la présence d'un parti antisystème au parlement fédéral, le Bloc québécois.
Il y a 30 ans, plusieurs fédéralistes du Parti libéral du Québec n'étaient d'ailleurs pas enchantés. Leur chef à l'époque, Claude Ryan, avait refusé de participer à la Cérémonie de proclamation du 17 avril 1982. À ses yeux, la loi constitutionnelle de 1982 est «incomplète et imparfaite», notamment parce qu'elle n'a «été approuvée ni par le gouvernement du Québec ni par l'Assemblée nationale du Québec».
L'autre importante absence, le 17 avril 1982 à Ottawa, est celle de la première ministre britannique, Margaret Thatcher. La guerre des Malouines fut pour elle un bon prétexte. «Ce n'était pas un boycott comme tel, admet Frédéric Bastien. En même temps, elle ne trouvait pas que l'ajout d'une charte était une idée grandiose qui allait protéger les droits de l'homme. [...] Ça allait contre sa philosophie politique.» Aux yeux de la politicienne britannique, c'est le Parlement, grâce à sa primauté, qui protège le mieux les droits fondamentaux.
Dans son livre, qui ne sera disponible que dans plusieurs mois (pour diverses raisons, dont la traduction), Frédéric Bastien fera d'ailleurs ressortir les nombreuses réticences britanniques lors de la «bataille de Londres», âpres négociations qui ont conduit au rapatriement. (On peut en lire un avant-goût dans un article, «Britain, the Charter of Rights and the spirit of the 1982 Canadian Constitution», publié dans Commonwealth & Comparative Politics en 2010.)
Trente ans plus tard, l'auteur estime que ces réticences sous-tendaient beaucoup de prescience: «Aujourd'hui, on a l'impression que la Charte garantit les droits fondamentaux, mais c'est faux.» D'une part, avant la Charte, les droits étaient à son sens protégés par la «démocratie parlementaire, par la common law, par la Déclaration des droits et libertés et les chartes dans les provinces». L'historien fait remarquer que d'autres pays de tradition britannique, comme l'Australie, n'ont pas de charte. «Est-ce que ce sont des lieux de violations continuelles et répétées des droits?»
D'autre part, quelle urgence y avait-il à ajouter une charte dans la Constitution il y a 30 ans? Frédéric Bastien rappelle la thèse du politologue Peter Russell: la charte fut utilisée par Trudeau comme un agent «d'unité nationale» grâce au processus de «révision judiciaire». Il s'agissait de donner «plus de pouvoirs aux tribunaux aux dépens des identités régionales». Et de miner le plus possible les lois linguistiques québécoises.
Judiciarisation
En gonflant le pouvoir de juges non élus, la Constitution de 1982 a instillé le virus de la judiciarisation à la politique canadienne et québécoise, souligne l'auteur: «Une charte et des juges qui l'interprètent, ce n'est pas ça qui défend le mieux des droits fondamentaux. Le meilleur moyen, c'est la capacité des citoyens de se mobiliser. Et par la suite des leaders politiques de faire de leur lutte un enjeu.»
Avec la Charte et la Constitution de 1982, la politique se trouve souvent suspendue. Les ministres refusent de commenter... «la cause est devant les tribunaux». Et ces derniers sont conduits à trancher des «questions qui divisent profondément la société» et sur lesquelles une classe d'avocats de groupes de pression s'active. «Les revendications ont tendance à être absolutisées», insiste Bastien, qui n'hésite pas à parler de «détournement de la démocratie». Mettre un mot anglais sur une affiche commerciale relève soudainement «du droit fondamental à la liberté d'expression». Cette logique sert à légitimer des décisions, souvent contre une majorité de parlementaires ou de citoyens, comme «le fait de porter un turban dans la GRC, l'ouverture d'une piquerie, l'existence d'une maison close, etc.».
Plus facile de s'embaucher un bon avocat «comme Julius Grey», opine M. Bastien, que de prendre son bâton du pèlerin et de convaincre un politicien, un parti, un parlement de se saisir d'une question et de la trancher.
La «clause nonobstant», qui permet justement à une assemblée législative d'échapper à cette logique, de rétablir la souveraineté du Parlement à la base même du régime britannique, faisait partie du compromis même de l'opération rapatriement. Or, depuis la proclamation de la Constitution de 1982, Trudeau et ses descendants politiques ont tout fait pour diaboliser celle-ci. Lors du débat des chefs en 2008, Paul Martin est allé jusqu'à promettre l'abolition de cette clause! Depuis 1982, les politiciens considèrent les décisions de la cour suprême comme des «commandements de Moïse»! «Ils se couchent devant une prétendue sagesse qui cache des positions éminemment politiques. Parfois, on se demande si on a encore des politiciens ou des nains.»
Le virus de la judiciarisation, Frédéric Bastien le détecte à l'oeuvre jusques et y compris dans la crise des droits de scolarité actuelle. «En répétant que l'éducation "est un droit", les grévistes ont ouvert la porte à une logique qui, aujourd'hui, se retourne contre eux.» Certains étudiants ainsi que des institutions, au lieu de faire le débat dans les assemblées générales ou sur la place publique, réclament et obtiennent des injonctions devant des tribunaux. D'une certaine façon, «les leaders étudiants sont pris à leur propre piège, je pense», conclut M. Bastien.
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Frédéric Bastien en cinq dates
1999: Relations particulières: La France face au Québec après de Gaulle, Montréal, Boréal, 1999, 424 p.
2002: Doctorat en relations internationales à l'Institut des hautes études internationales de Genève
2006: Le poids de la coopération: le rapport France-Québec, Montréal, Québec-Amérique, collection Débats, 269 p.
2003-2010: Journaliste au bureau canadien de l'Agence France-Presse
2011: Professeur permanent au collège Dawson
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Texte de Frédéric Bastien:

Droit à l'éducation: tel est pris qui croyait prendre
Depuis quelques jours, les démarches juridiques se multiplient en rapport à la grève estudiantine. Des étudiants voulant retourner en classe se tournent vers les tribunaux pour que ceux-ci ordonnent la reprise des cours à coup d'injonctions. Certains obtiennent gain de cause et d'autres non. En entrevue au Devoir, le président de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), Léo Bureau-Blouin, a réagi en dénonçant la «judiciarisation» du conflit, c'est-à-dire l'utilisation des tribunaux et du droit pour régler un litige entre le gouvernement et les étudiants. «C'est un conflit qui est politique, et la justice ne saurait servir quand tu as perdu sur le terrain politique.»
On ne saurait mieux dire. Il revient au gouvernement de négocier ou pas avec les étudiants pour résoudre la crise actuelle. De même, les élèves qui s'opposent à la grève doivent convaincre une majorité lors des assemblées qui se tiennent sur le sujet. Il n'appartient pas aux juges de décréter des solutions en vertu de la justice.
Le problème est que les étudiants se font rattraper par où ils ont péché. Depuis le début du conflit, plusieurs de leurs porte-parole affirment haut et fort que l'éducation est un droit auquel le gouvernement attente en haussant les frais de scolarité. Cette prémisse est fausse. Souvenons-nous d'abord que les véritables libertés fondamentales ont deux caractéristiques. D'abord, elles ont surtout un caractère défensif. Prenons le droit de grève. Celui-ci prend sa source du fait qu'on ne peut obliger quelqu'un à travailler. Il est aussi lié à la liberté d'association. En l'exerçant, les grévistes n'obligent pas la société à leur payer ou leur fournir quoi que ce soit. Ils ne font que refuser de travailler (ou d'étudier), car ils jugent inadmissibles les conditions dans lesquelles ils sont censés le faire.
Un vrai droit est aussi universel, ce qui constitue sa deuxième caractéristique. Tous en jouissent de la même façon. Or ceci est impossible dans le cas d'un «droit à l'éducation». Non pas que l'éducation ne soit pas fondamentale et vitale pour une société moderne, mais on ne saurait la considérer comme un droit. Pourquoi? Parce qu'elle nécessite une intervention active de la communauté qui doit bâtir des écoles, payer des professeurs, etc. Dès lors, un «droit» à l'éducation divise la société entre ceux qui financent l'éducation et ceux qui en bénéficient, perdant du coup son caractère universel.
Comme elle n'est pas un droit, les décisions concernant l'éducation doivent se prendre dans l'arène politique, comme le rappelait la FECQ. Sauf que les étudiants ont érigé eux-mêmes leurs objectifs politiques en quelque chose d'absolu: un droit à l'éducation, sacré, immanent et inviolable. Or il y a des dangers à utiliser ce genre d'intimidation intellectuelle, car la judiciarisation du politique est une arme à double tranchant. Elle a le fâcheux défaut de souvent se retourner contre celui qui l'utilise. En clamant que le fait d'étudier est un droit, les grévistes ont invité leurs opposants à se tourner vers la justice pour qu'on cesse de les priver de leur droit à l'éducation. Tel est pris qui croyait prendre!
Mais il y a plus que la douce ironie de l'arroseur arrosé dans cette histoire. Il y a aussi les dommages collatéraux. Avec la judiciarisation du débat, des juges ordonnent la reprise des cours. Ce faisant, ils risquent de porter atteinte à une vraie liberté fondamentale, le droit de grève des étudiants.


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