Une répression qui a marqué notre histoire

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Le refus de participer aux guerres menées par les Anglo-Saxons, une tradition québécoise

Une affiche de recrutement pour les Canadiens français.


Le Québec a vécu en 1917-1918 des troubles comme ceux que vivent les Russes présentement à la suite de la décision de Poutine d’appeler sous les drapeaux 300 000 hommes pour service militaire en Ukraine. Ici, c’est l’armée britannique qui avait besoin de chair à canon pour les champs de bataille de France et de Belgique. 


Début 1917, le premier ministre du Canada, Robert Borden, du Parti conservateur, rentre d’un voyage en Grande-Bretagne où on lui a dit que les Britanniques veulent 500 000 hommes pour regarnir leur front décimé en Europe.


Les contre-attaques absurdes ordonnées par de vieux généraux, aussi incompétents qu’opiniâtres, ont causé de terribles hécatombes.


Toute une génération de jeunes Anglais a été fauchée par les mitrailleuses allemandes.


Borden annonce que, pour obvier au manque de volontaires, son gouvernement va présenter un projet de loi établissant le service militaire obligatoire.


On en était en effet rendu au Canada à considérer comme aptes au service militaire les hommes de 4 pieds 11 pouces (150 cm), les borgnes, les pieds plats, ceux qui avaient perdu l’usage d’une oreille, les amputés d’un ou deux doigts ou d’autant d’orteils. 


Le Québec, seul de son côté


Après de longs et acrimonieux débats, la loi est adoptée le 6 juillet 1917, par 118 voix contre 55. Le vote sépare le Canada en deux : le Québec d’un côté, les huit provinces anglaises de l’autre.


 



PHOTO D’ARCHIVES, VILLE DE TORONTO


Début 1917, le premier ministre du Canada, Robert Borden

(à gauche sur la photo), a présenté un projet de loi

établissant le service militaire obligatoire,

lequel a été adopté le 6 juillet à 188 voix contre 55.


Tous les conservateurs canadiens-français, sauf trois, ont voté contre la conscription avec le libéral Wilfrid Laurier. Il n’y avait, en dehors du Québec, que dix votes anti-conscription, dont plusieurs de députés canadiens-français et acadiens.


À l’annonce de l’adoption de la Loi sur la conscription, le 10 août 1917, une émeute éclate à Montréal : la foule s’attaque à des militaires, des coups de feu retentissent.



PHOTO COURTOISIE, MUSÉE MCCORD


Une manifestation contre la conscription

a eu lieu à Montréal en 1917.

La foule s’est attaquée à des militaires,

et des coups de feu ont été tirés.


Le jour suivant, on signale des bagarres entre Anglais et Français au carré Phillips. La police intervient durement. Bilan : quatre policiers blessés, un mort et de nombreux blessés parmi les manifestants.


Après avoir tenté en vain de former un cabinet de coalition avec Laurier, le conservateur Borden réussit à convaincre des libéraux de l’Ouest de trahir leur chef et de joindre son gouvernement d’Union.


Des conscrits veulent une exemption


Lorsqu’en octobre 1917 les premiers conscrits sont appelés sous les drapeaux, le gouvernement fait face à un nouveau problème : un grand nombre d’entre eux réclament une exemption.


Les Canadiens anglais, qui appuyaient bruyamment la conscription en paroles, n’étaient pas beaucoup plus disposés à l’accepter que les Canadiens français.


Selon l’historien américain Mason Wade, sur un total de 125 750 hommes inscrits en Ontario, 118 128 avaient réclamé l’exemption. Au Québec, sur un total de 117 104 inscrits, 115 707 l’avaient aussi demandée.


Aux élections du 17 décembre 1917, Borden est reporté au pouvoir. C’est un raz-de-marée conservateur, sauf au Québec où le Parti libéral de Laurier remporte 62 des 65 sièges.


Les trois élus conservateurs sont anglophones. À ceux qui redoutent l’absence du Québec dans le cabinet Borden, Henri Bourassa répond que ce n’est pas nécessairement une calamité, que la nomination de ministres québécois était une source de faiblesse plutôt que de force.


Il fait observer que les Canadiens français recrutés dans les cabinets fédéraux n’ont jamais servi qu’à endormir leurs compatriotes, à couvrir des reculades et à d’humiliantes concessions. Sagacité prémonitoire.


Le Canada anglais prend le résultat de l’élection au Québec comme une nouvelle manifestation intolérable d’insolence des vaincus de 1763.


Dégoûté par ce déferlement de haine, le député libéral provincial de Lotbinière, Joseph Napoléon Francœur, encouragé par le premier ministre Lomer Gouin, présente, le 21 décembre 1917, à l’Assemblée législative, une motion proposant la sécession du Québec de la Confédération canadienne.


La chasse aux insoumis


Au début de 1918, les autorités fédérales se lancent au Québec à la chasse aux déserteurs et aux réfractaires.


Des « spotters », sorte de chasseurs de prime, souvent des repris de justice ou des indics de police, parcourent les villes et les campagnes à la recherche des insoumis.


Le Jeudi saint, 28 mars 1918, des agents fédéraux arrêtent à Québec un jeune homme qui n’a pas sur lui son certificat d’exemption. Amené au poste de police, il prouve qu’il est en règle.


La rumeur de son arrestation s’est répandue dans la ville ; des gens en colère, 2000 selon certains, attaquent le poste de police à coups de pierres, de briques et d’œufs pourris.


Le bureau d’enregistrement de l’armée, logé dans ce qui est maintenant Le Capitole, est saccagé et incendié par des émeutiers encouragés par une foule de 20 000 personnes réunie à place d’Youville.


La situation se détériorant, le premier ministre Borden envoie de Toronto 1000 soldats en renfort.


Tout semble revenir à la normale durant la fin de semaine de Pâques, mais, le lundi, l’agitation reprend de plus belle. Un contingent de 2000 soldats d’Ontario et de Nouvelle-Écosse s’est ajouté aux forces fédérales. 


Des mitrailleuses sont déployées place Jacques-Cartier. Des patrouilles de cavalerie, le mousqueton en travers de la selle, sont aux aguets sommant les suspects en anglais de prouver leur identité et leur exemption du service militaire.


On peut imaginer sans peine l’effet que font ces soldats anglophones sur les Québécois. Pour la première fois depuis 1759, une armée anglaise en armes et en tenue de combat occupe Québec.


Les militaires, unilingues comme il se doit, se comportent en conquérants. La tension monte.


Des innocents tués


Le 1er avril, une confrontation éclate dans le quartier Saint-Roch entre les troupes fédérales et les contestataires. La foule refuse de se disperser. Des soldats sont blessés. On rapporte que des coups de feu sont tirés par des émeutiers.


Malgré les protestations du maire Henri-Edgar Lavigueur, la répression va s’exercer par la force. C’est à la mitrailleuse que les Ontariens vont se venger de leurs cinq soldats blessés. Bilan : quatre civils tués, dont un garçon de 14 ans, fauchés par une rafale de mitrailleuse et quelque soixante-dix blessés.



PHOTOS COURTOISIE, BANQ


Le 1er avril 1918, Alexandre Bussières (25 ans), jeune marié,

Édouard Tremblay (23 ans), étudiant à l’école technique,

Georges Demeule (14 ans), fils d’ouvrier,

et Honoré Bergeron (49 ans), père de six enfants,

sont tués par balles explosives à Québec.


Le sénateur Philippe Auguste Choquette entend de sa fenêtre un officier torontois donner à ses hommes l’ordre « Shoot to kill » (tirez pour tuer). Les Québécois sont pour eux des ennemis, tout autant que les Allemands.


On leur voue même un ressentiment plus vif encore, car on les considère comme des traîtres. Depuis des années, la presse anglaise réclamait l’usage de la force contre eux.


Le 4 avril, le général commandant les forces fédérales, François-Louis Lessard, proclame la loi martiale, suspendant les droits civils des citoyens de la capitale.


Aucun des civils tués ne participait aux troubles, comme allait le démontrer l’enquête du coroner : l’un était sorti à la recherche de ses enfants, les autres passaient simplement par là.


Après cinq jours d’audience, le 13 avril, le coroner tint « l’autorité militaire responsable de la mort de quatre hommes au cours d’une émeute provoquée par son manque de tact et sa façon d’agir dépourvue de sagesse ». Il exige des compensations pour les familles des victimes. 


Une loi rétroactive


Afin de bloquer d’éventuels recours judiciaires, le cabinet fédéral se hâte d’adopter, en vertu de la Loi des mesures de guerre de 1914, un arrêté ministériel tout à fait spécial à effet rétroactif, légalisant les actions des militaires. Aucune indemnisation ne fut versée aux familles éprouvées.


Les parents des Québécois abattus par l’armée, dans des conditions extra-légales, n’obtiendront jamais justice. Le refus d’indemnisation fut confirmé par un vote majoritaire de la Chambre des communes en 1921.


La guerre prend fin le 11 novembre 1918. Arthur Meighen succède à Borden comme premier ministre. Les conservateurs sont chassés du pouvoir en 1921. Il leur faudra 50 ans pour se reconstituer une certaine base au Québec.


FRANÇOIS-LOUIS LESSARD, LE GÉNÉRAL DE LA LOI MARTIALE



PHOTO COURTOISIE, MUSÉE CANADIEN DE LA GUERRE


François-Louis Lessard


Le premier ministre Robert Borden avait confié la mission de rétablir l’ordre à Québec au major général François-Louis Lessard, le plus haut gradé francophone de l’armée.


Il s’était illustré contre les Boers en Afrique du Sud et avait été déployé contre la rébellion des métis de Louis Riel. Le parfait exemple du Canadien français de service dévoué aux Anglais.


Dès son arrivée à Québec, il avait, de sa propre autorité, proclamé la Loi martiale.


Il s’était arrogé les pleins pouvoirs sans demander l’aval ni du premier ministre du Québec ni du maire de la ville, avec l’aplomb que confère la puissance répressive de ses mitrailleuses.