Boréal a eu l’excellente idée de rééditer L’idée d’indépendance au Québec, de l’historien Maurice Séguin, ouvrage difficilement accessible contenant trois conférences de 1962. Par une histoire structuraliste, voire systémique, Séguin développe une analyse minutieuse de notre condition politique de peuple annexé plutôt qu’une histoire traditionnelle à la Lionel Groulx faite de grands hommes, de mystique et d’envolées lyriques.
Pas de flatteries, pas d’échecs présentés comme des demi-victoires, pas de conneries. Une analyse impitoyable de notre histoire. Séguin place ce principe politique au cœur de ses explications : « Vivre, c’est agir par soi ». Ainsi, un peuple normal doit vouloir agir par lui-même et non pas attendre que les autres procèdent pour lui. Vivre, c’est l’inverse de survivre.
Une lutte entre deux projets politiques
À rebours de l’histoire alors en vogue au Québec, Séguin ne s’intéresse pas aux traditions, à la culture et à l’Église. Tout, chez lui, est d’abord politique. Alors que l’on confond abondamment État et nation en ce Québec qui ne connait qu’une demi-vie politique depuis toujours, comme si les Québécois (alors Canadiens français) pouvaient se priver d’un État complet parce qu’ils forment une nation, l’historien assomme son lecteur, dès la deuxième page : « L’État n’est pas la nation, mais l’État est le principal instrument de l’épanouissement national ». Sans État, pas de vie entière pour une nation : « La culture elle-même, au sens le plus général du terme, intimement liée aux réalités politiques et économiques, est fortement perturbée au point qu’on ne peut même pas parler, pour le peuple minoritaire, de véritable autonomie culturelle. »
La situation du Québec est celle d’un peuple qui vit «une oppression nécessaire», c’est-à-dire une nation qui voit sa capacité d’agir par lui-même annulée par une autre nation. La lutte au Canada n’est donc pas entre deux cultures, mais entre deux projets politiques. Et comme un système politique fixe les normes sans égard aux individus qui occupent les postes politiques, la plus ou moins grande bonne volonté des décideurs ne change rien au fond de l’oppression.
Selon Séguin, la Nouvelle-France, contrairement à la vision traditionnelle, n’était pas un Éden, puisqu’elle était « encore une province sous la juridiction d’une métropole », qui, bien que « métropole naturelle », empêchait les colons d’être «les maîtres d’une industrie, d’un commerce, d’une finance hautement évolués». La colonisation anglaise allait bien sûr amener le risque d’assimilation, mais elle ne changeait pas le statut du Québec : une simple colonie.
Défendre notre séparatisme face aux Américains
Autant que la Conquête, l’époque patriote a quelque chose de matriciel pour la suite du Québec puisque « plusieurs de ses éléments se retrouvent dans tous les autres mouvements analogues après 1840 ». Il ne faut d’ailleurs pas voir la situation du Québec seulement dans la fédération canadienne puisque son histoire se joue dans l’ensemble d’une Amérique du Nord anglo-saxonne. L’histoire des Canadiens, insiste-t-il, « se résume aux efforts pour défendre leur séparatisme » face aux Américains, puisque la distinction entre les deux pays anglo-saxons s’est faite « assez artificiellement ».
Or, l’indépendantisme canadien-français, lui, « est naturel ». Mais les patriotes retardent leur indépendantisme par crainte de la puissance naissante des États-Unis. Ainsi, Séguin cible deux réalités de l’indépendantisme québécois. D’abord, se savoir inéluctablement différent, savoir que l’indépendance est la seule voie de salut, mais retarder et même craindre son arrivée. Puis, le poids des États-Unis est si grand que l’indépendance du Québec ne peut que se faire avec son consentement, mais aussi à l’ombre de sa puissance.
Séguin poursuit son analyse du mouvement patriote en expliquant que les Britanniques, tant ici qu’en Europe, « méprisent ce rêve qu’ils qualifient d’étroit nationalisme ». Avant même les rébellions, ajoute-t-il, « les Britanniques de Montréal expriment clairement leur volonté de recourir à la force » pour faire entrer le Québec dans le rang.
1837, poursuit alors Séguin, est le théâtre d’un double soulèvement : «soulèvement des Britanniques du Bas-Canada contre la menace d’une république canadienne-française, soulèvement de la section la plus avancée des nationalismes canadiens-français contre la domination anglaise».
Se vautrer dans l’illusion fédéraliste
L’Union de 1840, en ce sens, est « la seule solution logique, imposée par la force des choses. Elle est commandée par les intérêts supérieurs de la colonisation anglaise. Elle n’est pas un caprice, un châtiment temporaire pour une faute temporaire de déloyauté ». Malgré cette réalité, nos ancêtres délaissent alors presque complètement l’indépendantisme et se vautrent dans l’illusion fédéraliste.
Ils commencent un long travail de refoulement de notre condition. Le nationalisme traditionaliste, occupé à empêcher l’assimilation et l’acculturation des Canadiens français, sans comprendre que sa cause principale est la soumission politique de tout un peuple, agira alors comme idéologie compensatrice. Mais le sort est jeté : « Le Canada français survivra, explique Séguin. L’autonomie politique, restreinte et difficile à utiliser à cause de la présence au cœur même du Québec des maîtres du Canada, encadrera tant bien que mal une survivance médiocre, mais indestructible ».
La suprême supercherie du Canada
Nous prenons un projet de domination impérialiste nommé Canada pour un projet politique d’entraide entre deux nations. Voilà la suprême supercherie du Canada ou, du moins, l’illusion dans laquelle nous vivons en partie encore, alors que les Canadiens n’ont jamais partagé cette vision du Canada : il s’agit de leur pays.
Ainsi, toute une tradition fédéraliste expliquera l’infériorité économique et politique des Canadiens français par leur propre paresse atavique et leur propre incapacité à prospérer plutôt que par la domination feutrée du Canada sur le Québec. Pour obtenir des droits et prospérer, il faudra donc renoncer à notre nationalité et épouser le libéralisme anglo-saxon. Cela ne rappelle-t-il pas le Québec actuel ?
L’interprétation générale de Séguin n’a pas pris une ride. Bien sûr, à l’aune de la recherche historique actuelle, elle pourrait être nuancée à certains moments, étoffée à d’autres, mais son explication est encore satisfaisante.
Selon plusieurs qui ont connu Séguin personnellement, son analyse implacable du sort des petites nations le menait à ne pas croire en la possibilité de faire l’indépendance du Québec. Or, ceci ne constitue pas en soi un argument contre l’indépendance, notamment parce que Séguin a écrit l’essentiel de son œuvre avant la montée du mouvement des années 1960-1970, mais aussi parce qu’un grand théoricien du passé peut se tromper sur le présent et l’avenir et parce que l’histoire n’est pas linéaire et n’est jamais écrite à l’avance.
Trois obstacles à l’agir pour soi
Signe qu’il croyait en la possibilité d'une victoire, Séguin termine d’ailleurs en rappelant trois obstacles politiques majeurs à l’atteinte de cette liberté, qui sont encore les mêmes aujourd’hui. D’abord, sans cesse « dénoncer l’aliénation fondamentale, essentielle » du Québec, au risque de sembler répéter la même chanson et s’en tanner.
Puis, montrer que notre sort de «nation annexée la mieux entretenue au monde» n’est pas viable puisqu’il n’est pas l’équivalent d’« agir par soi » et de vivre pleinement. Finalement, ne pas sous-estimer que « le Canada anglais est aussi intéressé à maintenir, à défendre son intégrité (…) que le Canada français est intéressé à réaliser son émancipation nationale ».
Notre histoire, de la répression contre les patriotes à la répression du mouvement indépendantiste lors d’Octobre 1970 en passant par le rapatriement de la Constitution et le processus de dénigrement systématique du Québec, devrait nous en convaincre.
L’historien conclut sa dernière conférence de cette façon : « ‘‘Notre maître, le passé’’ est une expression [popularisée par Groulx] très juste. Mais, pour nous depuis deux siècles, le passé a un nom propre. Et nos maîtres, les Anglais, ne seraient pas dignes d’avoir été nos maîtres pendant deux siècles s’ils se laissaient démolir facilement ». Soixante ans plus tard, j’ajoute que nous ne serions pas dignes de nos ancêtres si nous finissions par accepter cette domination anglo-saxonne.