Un mois après le référendum (1980)

notre travail est d'indépendance et de légitimiténotre travail vient du goût de commencerselon nos termes une solidarité courageuse

Comprendre notre intérêt national


a)
j'ai toujours voulu avoir la voix vaillante

je n'ai jamais sacrifié à aucune des modes

même pas à celle de la dérision
je travaille depuis l'enfance

à me faire la voix claire

que mes positions soient responsables
j'aurais aujourd'hui envie d'écrire n'importe quoi

pour dire que je souffre et pour me punir

tout punir nous punir vous punir

mégalomane dans la douleur

pour me laisser être malade

pour faire comme tout le monde

n'importe quoi
b)
montrer comme je suis triste

comme la santé de l'espoir me paraît vaine
j'ai vraiment cru que mon pays s'en allait

par décision par désir par courage

et par la passion naturelle d'être

et de se dire

que mon pays allait se faire simplement

par le goût de devenir

quelqu'un de fier dans sa raison
j'ai vraiment cru que c'était impensable

que les québécois se disent non
oh mais qui étaient tous ces gens

qui ont dit non en notre nom
j'ai vraiment cru que l'aventure

était tentante pour tout le monde

jusqu'aux plus mous qu'on allait

justement encourager mettre d'aplomb
c)
après tout il ne s'agit que de courage

et d'une liberté à agir

il s'agit seulement du fondement même de l'être
je nous trouvais même chanceux

que chez nous ça soit pas trop compliqué
notre situation est simple

les moyens sont évidents
et je nous retrouve aussi à plat ventre

qu'aux temps douteux de mon adolescence

où l'on s'en allait vers les petits frémissements

d'une révolution que nous avons eu l'honnêteté

d'accepter qu'elle soit nommée par je ne sais qui

et je veux pas vraiment le savoir

tranquille
je nous retrouve dans le taponnage systématisé

le statu quo le back-lash et le flash-back

résignés dans encore l'obscurité déjà

documentée comme une pornographie
d)
très raisonnable je dis seulement

que je veux l'identité politique

et le possible d'améliorer les conditions

de toutes les vies

il me semblait qu'ici c'était le meilleur lieu

pour commencer

puisque je peux dire devant l'histoire

qu'ici c'est mon pays

même si mon député s'appelle harry blank

oui je suis représenté comme électeur

par un fantôme persistant qui est là pour défendre

les intérêts des autres

blank harry n'est pas mon homme

et voilà pourquoi la dérision me frôle

j'en suis encore là je suis canadian encore

et le parti qui s'occupe officiellement de mon espoir

est en train de réinventer la chienne et le petit pain
notre travail est d'indépendance et de légitimité
notre travail vient du goût de commencer
selon nos termes une solidarité courageuse
e)
vous le savez que la justice est travaillable

et commence par soi-même et sa dignité

et se donner les lois de sa propre vie

et cesser de se traîner par terre

même si c'est dans l'opulence américaine

et le confort de notre politesse
quand je pense aux combats de tant de peuples

parmi la terre j'ai carrément honte

de notre façon de nos manières à nous

de ne pas se battre

je ne parle pas de violence je parle de force

et de toujours négocier

depuis que je suis petit je ne connais

que ce négoce dans ce négoce je suis né

mon père était nationaliste et ne voulait rien briser

ma mère croit encore à une harmonie qu'il faut accepter

et qui vient des autres
f)
j'ai commencé à penser tout seul autour de 1957

tout seul vous savez ce que je veux dire
nous avons changé l'air mais pas la chanson
je ne sais pas comment vous vous portez

mais moi certains soirs j'en pleure j'en braille

que nous ayons changé l'air mais pas la chanson
j'essaie de m'encourager dans ma vaillance

je siffle dans le noir comme d'habitude

je tiens mon bout au fond du soir en sachant

qu'on est pas assez mais qu'on est plusieurs

et autres choses stimulantes mais c'est pas vrai
je suis comme on dit au bord du désespoir
g)
au bord du désespoir il n'y a plus grand-chose

que la dérision justement

l'art pour l'art la bière

les suaves folies de l'autodestruction

et la rage
l'ennui avec la rage

c'est que si elle n'est pas commune

ce n'est pas une force

c'est peut-être une grande faiblesse

si c'est tout ce qui reste

au fond de certains soirs

pas nés d'hier
oui je suis plein d'une vieille rage

c'est la rage de mon peuple

c'est pas moi qui l'ai inventée

je l'ai reçue en héritage
et je sais qu'il faut qu'elle règne
sinon c'est elle qui nous tuera
(un mois après le référendum)

GARNEAU, Michel, Poésies complètes 1955-1987, Guérin Littérature/L'Âge d'homme, 1988, 772 p.





***


P.S. Il n'y a pas de date pour indiquer quel référendum. C'est parce que ce poème n'a pas vieilli. Il est plein de dignité, d'intelligence et de lucidité. Sa tristesse est belle. - Zylag


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé